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La psychologie du sens commun

Dans le document introduction à la psychologie sociale (Page 84-90)

L’HOMME EN INTERACTION : MACHINE À RÉPONDRE

2.1. La psychologie du sens commun

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Le point de départ de l'étude de la société est la société. La plupart des psychosociologues en ont jusqu'à présent jugé autrement. Mais, puisqu'il ne s'agit point ici de réfléchir sur ce qui aurait dû être fait, mais d'instruire de ce qui a été fait, il est préférable d'en tirer la meil-leure partie, en attendant un changement d'orientation et de conjonctu-re. Ce chapitre porte sur le processus d'attribution qui, comme on le verra, est encore une fois en psychologie sociale un phénomène inte-rindividuel. Ses prolongements psychosociaux sont toutefois intéres-sants et indubitables. En quoi est-il donc possible de tirer, grâce à son analyse, un meilleur parti du savoir existant ? Eh bien, en ce qu'au-delà du domaine technique sur lequel on reviendra, il soutient une question concernant la définition du sujet social, de l'homme mis en

rapport avec l'environnement ou avec un autre homme. La plupart des théories présentent l'individu comme une machine à apprendre, à ré-pondre à un stimulus, à un milieu bien formé, à généraliser un com-portement d'un objet à un autre, à discriminer deux objets selon une dimension qui leur a été indiquée, les autres hommes à qui il a affaire n'étant considérés qu'en objets stimulés ou donnés quelconques du milieu; machine à réagir, machine passive donc. Les étudiants regar-dant à ce qu'on leur enseigne en psychologie et à la façon dont ils sont enseignés, sauront d'eux-mêmes en trouver les exemples nécessaires pour illustrer ce modèle. Pourtant, intuitivement, nous savons que tout organisme est actif, travaille à satisfaire de nombreux besoins dont celui d'activité, et qu'il essaye toujours d'aller au-delà du donné. Il fait des hypothèses, recherche des significations, transforme les objets, corrige les déséquilibres de son univers de vie, et jusqu'à un certain point, le constitue. Le sujet sur lequel on travaille dans les expérien-ces, enfermé dans un laboratoire, harnaché, instruit, obligé d'appuyer sur un bouton, est supposé avoir la tête « vide » - la fameuse « boîte noire » des behavioristes. En vérité, ce sujet mène une double vie;

d'un côté, il exécute ce qui lui est demandé, et d'un autre côté, il élabo-re sa petite théorie intérieuélabo-re sur l'expérience, [60] sur l'expérimenta-teur, s'ennuie ou s'amuse. L'expérimental'expérimenta-teur, quant à lui, semble igno-rer cette dualité ou fait comme si elle n'existait pas. Le savant, c'est lui : il lui revient donc de définir la réalité. Mais nous sommes tous des savants, et, chaque individu, dans le cadre de vie qui lui est assi-gné ou qu'il a choisi, se forge sa propre doctrine à propos de ce qui lui arrive ou de ce qui arrive à d'autres. Les stratèges « de café » qu'on le veuille ou non sont des stratèges; ils imaginent des offensives, se met-tent à la place de l'adversaire, dressent des plans de bataille, soupèsent les conséquences de leurs actions imaginaires. Cette production intel-lectuelle est, dans la société, extraordinaire. Elle ne s'arrête jamais : entre la théorie scientifique et le rêve, les formes intermédiaires qu'el-le revêt sont innombrabqu'el-les. Le champ des représentations sociaqu'el-les, des systèmes intellectuels collectifs élaborés en vue de la communication dans la vie quotidienne, se découpe avec netteté sur le fond de cette activité; œuvre de sujets sociaux désireux de conférer un sens aux événements, aux comportements et aux échanges avec autrui. Parmi les plus familiers de ces processus de mise en œuvre des représenta-tions, figure le processus d'attribution. Il consiste à émettre un juge-ment, à inférer « quelque chose », une intuition, une qualité, un

senti-ment sur son état ou sur l'état d'un autre individu, à partir d'un objet, d'une disposition spatiale, d'un geste, d'une humeur. Une telle attribu-tion a lieu au moment d'un conflit ou lorsqu'une incertitude pèse sur l'environnement : ce que l'inférence introduit alors, c'est un élément de cohérence et de stabilité (Heider, 1959). Les Romains avaient, par exemple, l'habitude d'observer, avant une expédition militaire impor-tante, le vol des oiseaux et d'y voir, selon la direction que prenaient ces derniers, un signe de bon ou de mauvais présage pour leur entre-prise. Les pratiques divinatoires révèlent qu'outre ce processus d'anti-cipation et d'interprétation la causalité joue un rôle important dans l'at-tribution : c'est parce que les Romains avaient une conception du monde où les dieux tenaient une place fondamentale qu'ils pouvaient, en retour, interpréter un événement comme le signe de l'appui que ceux-ci accorderaient ou refuseraient à leur entreprise (Cohen, 1962).

La superstition et la magie se justifiaient aux époques préscientifiques dans la mesure où elles étaient un complément logique de l'appréhen-sion cognitive du monde. Elles ne faisaient, cependant, aucune diffé-rence entre ce qui relevait d'un hasard extérieur et de la nature de l'ob-jet d'une part, et ce qui relevait d'un hasard intérieur et de la volonté des hommes d'autre part. C'est justement un des progrès accomplis par la science que d'avoir cherché à faire le départ, dans ses attributions, entre ce qui est irrémédiablement lié à la nature de l'objet et ce qui peut, au contraire, être transformé par l'homme et l'inscrire, de ce fait, comme le créateur d'un environnement qui lui est propre. L'attribution détermine, en effet, le champ de l'action humaine : lors de l'apprécia-tion d'un événement, elle portera soit sur les dimensions de l'objet (conditions de vie, aspects du processus de maturation chez l'enfant...

), soit sur les traits spécifiques d'une personne ou d'un groupe (carac-tère, traditions... ). Le départ entre ce qui relève de la nature ou d'un apprentissage - et les attributions qui s'en suivent - peut alors influen-cer le sens d'une politique. [61] Il est, par exemple, tout à fait différent de déplorer la faible rentabilité du travail dans les pays en voie de dé-veloppement et de l'attribuer à une paresse rédhibitoire des habitants, plutôt qu'aux conséquences de la malnutrition, de la malaria ou de l'exploitation économique. Dans un cas, la causalité justifie la stagna-tion, dans l'autre, elle urge au changement. Ce serait également inutile d'exiger d'un enfant de 6 ans qu'il résolve les mêmes problèmes qu'un enfant plus âgé et d'en tirer des conséquences pour son développement intellectuel ultérieur : la progression de la pensée logique répond

au-tant à un processus d'apprentissage que de maturation. L'efficacité de la pédagogie est ici liée, non pas à une intervention active, mais à la nécessité d'attendre qu'un processus évolue de lui-même. L'attribution ne se rapporte cependant pas seulement au changement : il fait égale-ment partie de ce processus de reconnaître les lignes de continuité dans le comportement d'un individu ou d'un groupe, et d'y voir le si-gne d'une spécificité qui tient aux disparités mêmes de la nature hu-maine ou sociale.

C'est ainsi que certains individus n'aiment pas vivre en groupe sans que l'on puisse parler pour autant d'inadaptation; d'autres témoignent d'une aptitude au leadership qui ne présage en rien d'un autoritarisme excessif; certains sujets, enfin, trouvent un mode de réalisation de leur personnalité dans une création artistique ou scientifique qui ne saurait être, pour eux, remplacée par aucune autre activité. Heine justifiait ainsi son besoin d'écrire :

« C'est bien la maladie qui fut l'ultime fond de toute la poussée créatrice

En créant je pouvais guérir en créant je trouvai la santé. »

Pour qu'une garantie de rationalité puisse être, cependant, attachée à l'attribution, c'est-à-dire pour que le sujet soit sûr qu'elle renvoie bien à une réalité et non à une illusion de son imagination, il faut qu'elle réponde à certains critères. On peut en énumérer trois :

Le premier a trait à l'individualité de l'objet, de la personne ou de l'événement. Nous sommes conscients de cette individualité par le fait que nous réagissons à sa présence et ce de manière spécifique. Si un amateur d'ait regarde un tableau, il ressent une émotion, émotion d'une qualité particulière, suscitée en propre par le tableau, et qui l'envahit toutes les fois qu'il le regarde pour s'évanouir dès qu'il se retrouve dans son cadre de vie quotidien.

Le second critère a trait au comportement du sujet qui doit être consistant à travers le temps et les circonstances qui le suscitent. Que le même amateur d'art voie son tableau favori à Londres ou à Paris, qu'il le contemple une, deux, ou trois fois, s'il éprouve un état

identi-que, cela suffit à témoigner de l'existence d'une qualité permanente, assurée de l'œuvre d'art tant admirée.

Le troisième critère est relationnel : la possibilité d'observer que des [62] personnes réagissent de manière analogue, qu'un consensus est possible à propos des propriétés de l'œuvre, et que sa réalité ren-force la certitude de chacun quant à la sûreté de son goût, au bien-fondé de son jugement ou de sa réaction. Réactivité à la présence ou à l'absence d'un objet, consistance individuelle ou inter-individuelle des conduites, autant de moyens qui permettent de stabiliser les informa-tions concernant l'environnement matériel ou social, d'inférer ses pro-priétés à partir de ses manifestations. Insistons encore un peu pour rendre les idées plus claires. Le premier critère est double : du point de vue du sujet, tout d'abord, l'émotion esthétique liée à la contempla-tion du tableau doit disparaître en l'absence de ce dernier; du point de vue de l'objet, ensuite, l'impression qu'il produit doit être indépendante des conditions de son exposition (musée du Louvre, Tokyo... ) ainsi que du nombre de fois où il a pu être admiré. L'exigence de consistan-ce externe - qui est le second critère - implique que le sujet ne soit pas le seul à apprécier cette œuvre, mais qu'il rencontre, en cela, le point de vue d'autres sujets sur le même objet : c'est ici l'existence d'un consensus qui s'avère nécessaire. Les différents critères de consistance supposent que le sujet ait de sa propre réaction envers le tableau une perception suffisamment claire pour être conscient de la constance de ses goûts autant que de leur identité ou de leur différence avec ceux d'autrui. Le terme même de consistance contient cette idée de la fer-meté d'une pensée ou d'une action (Faucheux et Moscovici, 1967). La stabilité de la relation du sujet à l'objet - dans le cas présent, un ta-bleau - implique donc qu'elle ait, pour le sujet, un caractère de familia-rité.

Différents travaux de psychologie sociale sur le traitement de l'in-formation ont montré qu'une condition nécessaire de la familiarité d'un sujet avec des objets aussi différents qu'un problème d'arithméti-que, les items d'un questionnaire ou un ensemble de données contra-dictoires sur un même événement, résidait dans l'acquisition d'une mé-thode - que celle-ci consiste en une procédure particulière pour trou-ver la solution du problème, un nouveau cadre de référence pour éva-luer différentes propositions ou un vocabulaire spécifique pour échan-ger des informations. Faute d'une telle technique pour stabiliser

l'envi-ronnement, le sujet est obligé de recourir, dans ses attributions, à l'in-formation complémentaire qu'un autre sujet peut lui fournir sur l'objet, du fait par exemple, de sa compétence (Kelley, 1967). Le lieu de la stabilité ne réside alors pas dans l'acquisition d'une méthode mais dans la reconnaissance de l'attitude constante d'un autre sujet sur différents problèmes à propos desquels celui-ci émet des opinions, des juge-ments, des évaluations. C'est ce qui se produit, par exemple, lorsqu'un patient consulte son médecin pour une douleur dont il ignore la cause, ou lorsqu'un élève fournit un effort supplémentaire pour répondre aux attentes de son maître. La cohérence ne tient pas, dans ce cas, aux propriétés d'une méthode mais à la spécificité d'une relation entre deux individus. Là, nous nous heurtons à un nouveau problème.

Comment savoir que ce qui nous est communiqué représente un ju-gement assuré, une opinion vraie ? En d'autres termes, comment pou-vons-nous distinguer que ces diverses informations ont trait à l'objet et ne sont pas [63] uniquement l'expression d'un caprice, d'un penchant subjectif de la personne ? Les théoriciens de l'attribution ont raison d'insister sur l'importance de cette inférence que nous faisons à propos de la « cause » d'un comportement et d'un jugement. Suivant que l'on considère que cette « cause » est une personne ou la réalité, on réagira de manière différente. Lorsqu'un professeur fait une remarque sévère, l'élève est relativement déconcerté. Il se demande si la remarque est due au « caractère » du professeur, ou imputable à sa conduite propre, à son travail; l'observant pendant une longue période de temps, il arri-vera à réduire son incertitude; au cas où le professeur, dans toutes les circonstances, abuse de remarques identiques, l'élève aura vite fait de conclure à son « mauvais caractère » et cherchera à l'éviter, sans changer. En revanche, le constat que ces remarques sévères sont sélec-tives l'amènera nécessairement à les mettre en rapport avec sa condui-te, ou son travail, attribution à la réalité et, du moins doit-on l'espérer, il essayera d'en tenir compte.

On voit combien ces descriptions relèvent d'une psychologie du sens commun. Mais le sens commun est parfois rafraîchissant et sa psychologie souvent plus riche que celle des psychologues. Il n'y a aucune honte à le reconnaître, il serait plutôt dommage d'en refuser la leçon. On doit savoir gré à Fritz Heider d'avoir eu le courage de sys-tématiser ce que chacun sait et que certains psychologues se refusaient à voir. La démarche est normale : les sciences ou les arts ne sont

sou-vent à leurs débuts que des recueils, de recettes d'idées, de pratiques courants. Au sujet de l'attribution, on a extrait de la psychologie du sens commun deux principes :

- le principe d'induction naïve : la présence discontinue de l'objet (événement, personne, etc.), d'une part, la coexistence du com-portement individuel et social le concernant, de l'autre, fondent les inférences quant à son existence, à ses propriétés stables.

- le principe des origines : l'effet d'une information ou d'une conduite dépend de l'origine qui lui est assignée : la réalité ou une autre personne.

Les psychologues anonymes qui ont jeté les bases de la psycholo-gie du sens commun ne sont pas intéressés à la validation de leurs propositions; ils manquaient de la méthodologie et de moyens de re-cherche nécessaires. Les psychologues professionnels mieux armés à cet égard se sont donné pour tâche de formuler les propositions et de les valider. Parfois, ils sont allés beaucoup plus loin et ont fait œuvre véritablement scientifique, inaugurant un domaine de recherche fruc-tueux dont on voudrait maintenant donner quelques exemples.

Dans le document introduction à la psychologie sociale (Page 84-90)