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1. L’étymologie du concept de risque

1.4. Rizq et la Providence

La dernière thèse étymologique qui reste ainsi à explorer est l’hypothèse de l’origine arabe du concept de « risque ». Considérant les échanges commerciaux accrus entre l’Orient et l’Occident centrés autour de la mer Méditerranée, cette hypothèse nous replace à nouveau dans un récit marchand, mais cette fois dans une perspective d’échanges internationaux avec les pays d’Orient. Marcel Devic (1883) a été l’un des premiers à s’intéresser au fait que le mot rizq, de même que la racine consonantique rzq duquel il dérive, se retrouve dans des documents officiels arabes d’une époque rapprochée à la propagation du terme en Occident. Premièrement, que veut dire rizq en arabe? Selon Devic, rizq réfère à « une portion, toute chose qui vous est donnée (par Dieu) et dont vous tirez profit, tout ce qui est nécessaire pour vivre » (Devic, 1883). Plus tard, le référant deviendra « la solde des soldats, les attributions en nature aux officiers » (Bencheikh, 2002 : 21). C'est ce que nous appelons aujourd'hui la

« ration »14. Ainsi, le rizq se comprend comme une « subsistance, portion, profit qui échoient

14 Les recherches étymologiques ont montré que nous pouvions remonter l’étymologie du mot arabe rizq

jusqu’en Perse, faisant du mot rizq un emprunt à la langue pehlevi. Il s’agirait d’un dérivé du mot rôzîk signifiant « pain quotidien, moyen de subsistance ». Ce dernier se forme à partir du mot roz signifiant « le jour, journée, soleil ». Nous pouvons encore pousser l’étymologie jusqu’au sanskrit ruc, à partir duquel nous remontons jusqu’au latin lux pour « lumière ». Nous pouvons émettre l’hypothèse d’un passage entre le pehlevi et l’arabe

21 à quelqu'un sans qu'il soit attendu. Ils lui sont accordés par l'effet de la grâce de Dieu » (Bencheikh, 2002 : 22). Le risque prend donc une allure plus positive que l'idée du rocher dangereux. Il est un hasard favorable ou, simplement, providentiel.

Selon Mikel de Epalza, qui a analysé la notion de « risque » de son origine arabe, le Coran comporte 120 mentions de mots dérivés de la racine rzq (Epalza (de), 1989 : 189). Selon notre propre traduction de l’analyse d'Epalza, ces occurrences se résument ainsi : (1) « un don de Dieu – qui est son origine suprême – fait à l’homme, qui est son destinataire plus concret »; (2) « le fruit du ciel comme de la terre, production de la terre et du ciel, que seulement Dieu produit ou fait sortir, fait descendre du ciel »; (3) « Dieu le donne à celui qui veut, à celui qu’il préfère, sans compter, pour lui qui doit l’accepter comme il vient »; (4) « c’est un bien, le rizq vient accompagné d’épithètes, « noble » (karim) et « bon » (hasan), « le meilleur des rizq » (ahsan rizq) puisque Dieu est « le meilleur pourvoyeur », et de là son nom divin Al Razzâq (« le Pourvoyeur »), avec force, efficience et constance »; (5) « Dieu récompense avec son rizq la vertu, la foi en de quoi de plus haut et par-dessus tout la prière et la mort dans la guerre sainte »; (6) « Dieu donne un rizq spécialement à la femme, comme il la fait à Marie la mère de Jésus, lorsque l'Ange lui annonce qu'il lui accordera les aliments célestes »; (7) « il a donné son rizq aux juifs, malgré leur péché, mais il peut laisser les hommes sans rizq comme punition de l'ignorance et du mensonge »; (8) « le rizq est une conséquence de la création divine et s’exerce dans toutes les parties et avec tous les hommes »; (9) « nous devons faire confiance au rizq divin, adorer Dieu et lui être reconnaissant »; (10) « il ne faut pas croire aux promesses trompeuses du diable, Satan »; finalement (11), « le rizq de Dieu comporte une bénédiction spirituelle (baraka) en plus d’un caractère matériel au rizq » (Epalza (de), 1989 : 189).

Nous comprenons donc que le rizq, toutes substances matérielles et spirituelles, nous

est destiné selon la religion musulmane par le Dieu qui est Al Razzâq15, celui qui distribue à

chacun sa part du rizq. Dans ce contexte religieux et transcendantal, l’image de Dieu qui distribue ce rizq conceptualise l’idée de providence se traduisant matériellement et

à travers le syriaque pour qui roziqâ signifie « ration quotidienne » (Mackenzie, 1971 : 72).

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spirituellement dans toutes les nécessités de la vie. Cette dualité du matériel et de l’esprit marquerait donc également la compréhension du rizq accordé par la fortune divine. Pour Bencheikh (2002), comprendre le rizq comme fortune nous ouvre du même coup à la signification de mots arabes apparentés à la racine rzq comme marzûq (fortuné, chanceux, qui porte fortune) ou encore marzaq (« favorisé (matériellement) par la fortune »). À travers l'arabe dialectal, principalement selon les études de l'arabe andalou, Bencheikh remarque d’autres formes sémantiques du rizq qui traduisent l’idée de la fortune, autant positive que négative. Le mot andalou « bi rizq » (« avec profit ») ainsi que l’expression « ba rricq a ojo »

(« au jugé »)16 en tant que « chance » et « fortune » – qui renvoie à son tour à quelque chose

de « non quantifiable, non mesurable avec exactitude » – fait ressortir l’aspect « aléatoire » du rizq (Bencheikh, 2002). Bencheikh relève d’ailleurs deux exemples d'écrits d'Andalousie, de Tolède plus précisément, par lesquels nous pouvons voir la signification d'« aléatoire » de rizq – c'est-à-dire une « part heureuse ou malheureuse qui échoit à quelqu'un ».

Dans le contrat d’affermage no. 910, III, 186-87, du mois de juin de l’année 1217, on relève le passage suivant :

جياوحلا رياس امأو ]…[

اھامزتلا دقف تناك عون يأ ىلع اھلك امھدعسلو امھل امھمسقو امھقزرل مھنم.

wa-‘ammā sā’ir al-hawā’iğ […] kullihā calā ayy nawc kānat faqad iltazamāhā minhum li-

rizqihimā wa-qasmihimā lahumā wa-li-sac dihimā.

« Quant aux calamités, quelles qu’elles soient, ils s’y sont engagés. Elles sont à leur risque et péril [(rizqihimā)]. C’est leur lot ».

Dans le contrat (compraventa) n° 1.159 (vol. préliminaire, 371) du mois de décembre de l’année 1221), on relève aussi ce passage :

عيبملا يف كرد عيابلا هل مزلي مل ذإ هدعسو روكذملا عاتبملا قزر ىلعو

wa-calā rizq al-mubtāc al-madkūr wa sac dihu id lam yulzim lahu al-bā’icdarak fi-l-mabīc

« Au risque [(rizq)] et à la chance de l’acheteur, attendu que le susdit vendeur ne s’est pas engagé à l’éviction dans le bien vendu ». (Palencia, 1930; Bencheikh, 2002 : 24)

La date de ces deux contrats relève d’une importance capitale puisqu’elle témoigne d’un usage du terme « risque » à Tolède et, hypothétiquement, dans d’autres régions

16 Le verbe espagnol barriscar signifiant « vendre ou acheter au jugé, sans peser ni mesurer » dérive d’ailleurs

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d’Andalousie au début du XIIIe siècle17. La Carta Picena date, pour le rappeler, de 1193, soit

seulement 24 ans avant le contrat d’affermage plus haut. Ce rapprochement démontre que la conception du risque est sujette à une multisémantique dès le début de son usage en Occident. En effet, d’un côté, la thèse moderniste et le roman nautique veulent que le risque ait été compris depuis ses premières attestations comme un concept sécularisé. Cela témoignerait donc de la rationalisation des sociétés modernes, et le marchand et/ou le contrat d’assurance, antérieur à la modernité, seraient des précurseurs à ce mode de pensée. Or, d’un autre côté, le rizq nous apprend que la notion de risque n’est pas, dans sa compréhension originaire, si détachée d’une conception providentielle. Entre le « risque » comme (1) néologisme moderne qui témoigne de la prédominance de la Raison sur les croyances erronées de la tradition religieuse; comme (2) être exposé à un objet dangereux (resecum, rhizhikhon); comme (3) le risque de l’aventure et du combat (rixicare); et finalement (4) le « hasard favorable » (rizq) (et plus tard également défavorable (rizqihimā)) de la Providence, un casse- tête étymologique se dresse devant nous. Cependant, il n’en demeure pas moins qu’une certaine constante temporelle et spatiale commune se dégage de l’histoire du concept. Le risque semble bel et bien apparaitre autour de la région méditerranéenne à la fin de l’époque médiévale, donc à l’aube du développement capitaliste. Ainsi, nous pourrions affirmer que son histoire est reliée au destin de l’Occident (à y comprendre l’avènement de la Raison), peu importe la signification originaire du risque. Nous tenterons de retracer par une étude historique l’évolution du concept de risque à travers les changements idéologiques qui ont accompagné le passage du Moyen-Âge à la Renaissance et la révolution industrielle.