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2. Le commerce médiéval et le concept de risque

2.1. Le droit et la mobilité marchande

La Carta Picena – comme les différents contrats de change à vocation plus commerciale qui deviendront la coutume dans les siècles à venir – peut nous aider à mieux saisir l’aspect juridique du « risque ». Il est question dans la Carta Picena d’un resicu partagé

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entre Iohannis et Plandideo quant à des droits de propriété près d'Ascoli18. Le resicu indiquait

alors une répartition des parts, autant des dangers que des profits possibles de l'entreprise. De manière générale, le droit de propriété sous-entend le droit de possession, d'usage de la marchandise et des profits. Nous pourrions donc affirmer que le risque est apparu dans un mouvement d’appropriation (juridique) des terres, ainsi que des dangers et des opportunités de cette entreprise, divisés en « juste part ». Il baliserait ainsi donc l'opportunité, l'aventure et la quête de fortune sous des critères délimités juridiquement. Néanmoins, s’il y a lieu de parler de droit en matière de commerce, spécifions qu’il s’avère plus juste à ce stade de parler de droit commun plutôt que de droit individuel. En effet, alors que les marchands déclarent être « indépendants aussi bien que libres de toutes sortes de liaisons » (Boiteux, 1968 : 7), il s’agit plutôt d’une autonomie en termes juridiques vis-à-vis les contraintes ordonnées par les souverains, et moins d’un droit purement individuel. C’est d’ailleurs dans cet esprit que les compagnies (associations de marchands) seront développées d’après un amalgame de traités et de techniques d’assurance mutuelle dans le but de se libérer des péages étatiques contraignants.

La mobilité du marchand au travers l’Europe et les lieux qui lui sont accordés pour se rassembler ont également un aspect tout d’abord juridique. L’exemple type du marché et de la foire – axe de rencontre des marchands étrangers – montre comment les activités économiques ont été au centre des rouages normatifs du droit. Comme le précise Monnet, « ce n’est pas la nature des produits qui fait la distinction entre une foire et un marché, mais la nature des droits concédés » (Monnet, 1999 : 629). Monnet explique que le marché « n’est pas seulement un lieu de forces économiques, mais aussi de paix et de règlement des conflits » (Monnet, 1999 : 629). Les droits du marché auront ainsi eu un impact significatif dans la mise en forme juridique des droits urbains de l’époque. Cela vaut d’autant plus que les historiens s’accordent en général pour dire que la puissance des marchands était principalement due au développement des villes, qui constituent le centre d’affaire des

18 Ce document est l'un des trois actes notariés, avec la Carta Osimana (1151) et la Carta fabrienese (1186),

recueillis par l’historien italien Arrigo Castellani. Ces actes relatent des activités notaires de la région de la Marche dans l’Italie du XIIe siècle. Fait intéressant est que, comme le souligne Giorgio Tamba et Francesco Gibonni (2009), il s'agit des premiers documents où l'on peut voir le langage à l'usage officiel, soit le latin, céder, ou se mélanger, à langue vernaculaire italienne.

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marchands. Le terme « bourgeois » est d’ailleurs entendu pour la première fois au XIe siècle afin de désigner les habitants du bourg. À l'époque, le bourgeois référait à un citadin ayant un droit politique sur la cité. La démarcation la plus flagrante entre l’aristocrate et le bourgeois, outre les titres héréditaires, est d’ailleurs ce droit du bourgeois à la ville. L’aristocrate avait droit sur les terres, et donc le paysan y travaillant était au service de ce seul propriétaire qu’était l’aristocrate. En contrepartie, le bourgeois, habitant dans l’enceinte des murs d’une cité, était séparé de la terre. Il habitait alors un lieu distinct qui lui donnait plus de liberté puisqu’il n’était pas contraint directement par l’aristocratie.

Le sauf-conduit19, permettant l’accès aux foires, figure parmi les exemples du droit

développé en concordance avec les activités marchandes. Alors que le temps des invasions barbares est décrit par les historiens comme une époque d’insécurité, la mise en œuvre du sauf-conduit – ou la securitas en terme judiciaire – conduira à « une sorte de contrat d’assurance par lequel des marchands confient (locant) des marchandises à quelqu’un qui, en échange d’une certaine somme payée à titre de securitas, s’engage à livrer les marchandises à un certain lieu » (Le Goff, 2011 : 33). Au contraire de la trêve qui ne valait que pour une courte durée, le sauf-conduit est perenne tempore permant (Boiteux, 1968 : 23), c’est-à-dire que son pouvoir temporel « assigné par son souverain sur son propre territoire en faveur des étrangers » (Boiteux, 1968 : 52) procure à son bénéficiaire un droit inaliénable de sécurité. Le sauf-conduit est ainsi « une sureté formelle, absolue, irrévocable » (Boiteux, 1968 : 57). Or, son pouvoir vaut d’un principe de territorialité, c’est-à-dire que ce droit ne s’applique que dans une étendue territoriale délimitée, spécifiée dans le sauf-conduit. Le marchand international sera donc inévitablement confronté à l’usage de ces droits et coutumes qui délimitent son action en dehors de sa cité d’origine.

Le rapport entre le pouvoir et l’espace sous l’angle de la mobilité demeure à être exploré. Autrefois contraint dans les limites d’un État fermé, les guerres saintes et les expansions coloniales ont ouvert le marchand aux territoires par-delà les frontières de l’Europe. À l’époque des invasions barbares, l’Europe vivait plutôt dans un climat

19 Un sauf-conduit est, plus précisément, un document accordé par une autorité qui garantit la libre circulation,

en toute sécurité, d’un étranger dans le territoire régit par l’autorité première. Il diffère ainsi d’un passeport ou d’un visa puisqu’il vise un étranger, et non pas un citoyen du territoire légiféré.

27 d’insécurité endémique. Le rôle des voies, autant terrestres que fluviales et maritimes, est un élément clé à l’étude de l’ouverture de la mobilité aux temps médiévaux. La route, pour reprendre l’expression de Le Goff, cesse après les invasions barbares d’être simplement cet « endroit où l’on passe » (Le Goff, 2011 : 17), lieu d’autant plus rempli d’obstacles de toutes sortes. Les premiers obstacles du développement marchand étaient dans la topographie même de l’Europe. Passer du Sud au Nord de l’Europe requérait de traverser les Pyrénées ou les Alpes. Non seulement cela prenait une somme considérable de temps, les climats difficiles de certaines régions étaient également des risques non négligeables pour le transport de marchandises. Certains tronçons romains subsistent encore à cette époque, mais la grande partie du transport doit s’effectuer sur les chemins non pavés à travers les campagnes et les collines (Le Goff, 2011 : 17). Le rôle du progrès technique ne doit pas manquer d’être souligné dans ce domaine. Le perfectionnement des techniques d’attelage au Xe siècle demeure un bon exemple, bien que cette technique ne réglait pas entièrement les problèmes en dehors de routes pavées (Le Goff, 2011 : 17). Ajoutons à ce récit les bandits rencontrés en cours de chemin et les seigneurs réclamant des sommes pour droits de passage et, de cette manière, nous avons le portrait d’un monde où la mobilité et l’insécurité endémique composent des obstacles de taille pour le marchand terrestre.

Le commerce maritime, celui qui fit la richesse des grands mercatores italiens, semblait donc la solution par excellence afin d’éviter les inconvénients terrestres. Le marchand marin n’était évidemment pas exempté dans sa route des bandits (pirates) ou encore des risques d’une perte de cargaison par naufrage. Comme le souligne Le Goff, les convois escortés par les navires de guerre sont le privilège de grandes cités maritimes comme Venise (Le Goff, 2011 : 19). Les dangers inhérents au transport demeurent par nature une contrainte à l’expansion des échanges commerciaux, et les moyens de les éviter seront réservés à une élite commerciale déjà bien établie, principalement en Italie. Le commerce semble ainsi se présenter comme synonyme de dangers et de défis. Il demeurait tout de même pour les marchands les plus chanceux une opportunité pour y faire fortune.

L’expansion commerciale exigera un perfectionnement des capacités techniques des navires commerciaux. Au début de l’époque médiévale, la capacité de transport des navires

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était hautement restreinte par les technologies disponibles. Autant les koggen hanséatiques, pourtant adaptés au transport volumineux de marchandises, que les grandes expéditions italiennes ne pouvaient transporter qu’entre 500 et 1000 tonneaux par navire; ce nombre qui, selon Le Goff, représente « au total qu’un faible tonnage » (Le Goff, 2011 : 21). S’ajoute à cette faible capacité de transport le problème d’un aussi faible potentiel de vitesse des navires de l’époque. Cet obstacle d’ordre technique, tout comme la capacité de transport, ne sera pas résolu avant le XIIIe siècle, et cela par une réponse d’ordre, encore une fois, technique. Le Goff mentionne entre autres « la diffusion d’inventions telles que le gouvernail d’étambot, la voile latine, la boussole, les progrès de la cartographie » (Le Goff, 2011 : 21) comme tournant de l’évolution technique. Ces développements techniques auront favorisé la mobilité sur mer et l’appropriation de l’espace maritime.