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3. La prise en main du destin de l'homme

3.3. Le Grand Horloger et la théodicée

Bien que l’Homme ne puisse saisir toutes les pièces du casse-tête de l’univers (ce qui reviendrait à dire que l’on comprendrait Dieu), cela n’empêche pas qu’il peut déployer ses efforts à la connaissance du monde créé par Dieu. Dans la Traité de l’Amour de Dieu, François de Sales écrit en 1616 : « Nous admirons comme l’art a su joindre une telle quantité de si petites pièces les unes aux autres, avec une coresponsable si juste, ne sachant ni à quoi chaque pièce sert ni à quel effet elle est faite ainsi, si le maître ne le nous dit, et seulement en général nous savons que toutes servent pour la montre ou pour la sonnerie » (De Sale, 1969 : 551; Walter, 2008 : 35). Au centre de l’explication du monde donnée par les théologiens et les philosophes de l’époque se trouve la métaphore du « Grand Horloger ». Le monde est tel qu’il doit reposer sur un certain ordre, celui-ci perceptible en une finalité interne. Lorsqu’un horloger construit deux engrenages, soit A et B, ceux-ci sont pensés de manière à ce qu’ils fonctionnent ensemble en harmonie. L’horloger doit donc penser, dès les premiers instants de la conception de l’horloge, l’engrenage B en fonction de A, donc comme cause finale de ce dernier. C’est ce que Jacques Bossuet tentait de décrire en disant dans De la Connaissance de Dieu et de soi-même :

Tout ce qui montre de l'ordre, des proportions bien prises et des moyens propres à faire de certains effets, montre aussi une fin expresse: par conséquent, un dessein formé, une intelligence réglée et un art parfait. C'est ce qui se remarque dans toute la nature. Nous voyons tant de justesse dans ses mouvements, et tant de convenance entre ses parties, que nous ne pouvons nier qu'il n'y ait

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de l'art. Car s'il en faut pour remarquer ce concert et cette justesse, à plus forte raison pour l'établir. C'est pourquoi nous ne voyons rien, dans l'univers, que nous ne soyons portés à demander pourquoi il se fait: tant nous sentons naturellement que tout à sa convenance et sa fin. (Bossuet, 1836 : 77)

Nous sommes ainsi conduits à comprendre le monde comme une gigantesque horloge où Dieu en serait le Grand Horloger. Comprendre ces mécanismes serait, en regard au projet baconien, pouvoir restituer cette force « parfaite » pour protéger l’Homme des aléas malveillants de l’existence. Or, bien que cela nous donne un projet à exécuter en vue du Bien, cela n’en dit pas encore plus sur les raisons du pourquoi, en premier lieu, ces rouages malveillants ont été introduits dans cette Horloge « parfaite » de Dieu. Ainsi, la question d’Épicure est toujours ouverte : pourquoi un Bon Dieu permettrait le mal ? Ne serait-ce pas en contradiction avec l’idée d’une toute-puissance divine ?

Certes, le mythe adamique explique l’origine du mal, mais ne justifie pas pour autant les desseins de Dieu. La réponse courante, dans la ligne de pensée de Saint Thomas d’Aquin, consiste plutôt à justifier le mal dans le monde sous la formule qu’en vue d’un plus grand Bien qu’est la liberté, le mal est nécessaire afin de nous y laisser le choix libre. Plus tard, Leibniz exprimera l’idée semblable selon laquelle nous vivons dans le meilleur monde possible. Un Dieu Bon, malgré les contradictions de ce monde que nous percevons de notre point de vue humain, a dû librement laisser le mal être sachant que, de toutes les possibilités de mondes connus, ce dernier demeurait le meilleur.

Il faut comprendre la réflexion de Leibniz sur la justification du mal selon les trois principes de la métaphysique sur lesquels il fonde son analyse. Ces trois principes sont : (1) la puissance de Dieu; (2) son entendement; et (3) sa volonté. Le premier, sa puissance, est de l’ordre de l’être (ontologique); le deuxième, l’entendement, de l’ordre du vrai; et, finalement, le dernier, la volonté, en rapport au bien. Leibniz place la source du mal dans le principe de l’entendement de Dieu, ce qu’il affirme être la « source des essences ». La volonté est plutôt la « source des existences » (ce qui est-au-dehors, les choses).

Placer le débat de la théodicée selon ces trois prémisses a son lot de répercussion sur la manière dont on peut, par la suite, justifier le mal et innocenter Dieu. Premièrement, ne

47 faisant pas du mal un principe de la puissance de Dieu, on peut conserver l’idée d’un Dieu tout-puissant. Dieu continue à permettre le mal, mais la justification de ce mal n’est pas dans le principe de sa puissance ou de son impuissance. Deuxièmement, en ne plaçant pas la justification du mal dans la volonté de Dieu, qui est la source des existences, Leibniz nit à la fois la thèse selon laquelle le mal se trouve dans la matière, mais également l’opposition du bien et du mal dans l’omnipuissance de Dieu. Il s’agit alors de faire du mal une question d’entendement divin. En effet, pour certaines raisons qui dépassent l’Homme, Dieu permet le mal sans toutefois que cela signifie qu’Il ne le veuille. Il faut comprendre cette idée leibnizienne à l’aide du concept d’harmonie préétablie. Comme les musiciens d’un orchestre qui, chacun séparément, produisent ensemble, en harmonie, la musique écrite par le compositeur, l’univers est harmonie, préétablie par Dieu. Comme l’écrit Leibniz dans Système nouveau de la nature, « C'est ce rapport mutuel réglé par avance dans chaque substance de l'univers qui produit ce que nous appelons leur communication, et qui fait

uniquement l'union de l'âme et du corps » (Leibniz, 1842 : 476 (§14))33 . Spécifions que

Leibniz qualifie cette thèse de l’harmonie préétablie d’ « hypothèse ». On ne peut pas la vérifier (la Vérité de Dieu se voile à nous), mais on peut tout de même la penser. La notion d’harmonie implique un principe de totalité, où les parties sont dans le Tout, tout comme le Tout est dans les parties.

Dire que Dieu permet le mal, puisque, dans son entendement qui nous dépasse, le mal particulier vise nécessairement un Bien, est au final reprendre ce raisonnement qui veut que Dieu ait créé le meilleur des mondes possibles. Tout mal particulier, dans ce meilleur des mondes, a une raison d’être dans l’ordre supérieur des choses. Dans cette optique optimiste, une catastrophe n’est qu’un mal pour un plus grand Bien. Dans les mots de Leibniz, une catastrophe « fait progresser vers quelque conséquence supérieure de façon à ce qu’en quelque sorte nous gagnions au dommage » (Leibniz, 1984, § 16).

33Leibniz cherchait également à critiquer la position cartésienne du dualisme corps/âme, l’âme étant séparée du

monde chez Descartes. Bien que Leibniz conserve le dualisme, il y voit plutôt un dynamisme entre le corps et l’esprit, et entre les parties et le Tout. Leibniz critique donc à la fois une vision mécanique « rigide » pour la remplacer par un mécanisme plus dynamique, où toutes les parties, toujours telle une Horloge, font sens et sont co-dépendantes dans le Tout.

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