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4. La conception moderne du risque

4.3. Mutation de vocabulaire

Revenons à une étude plus épistémologique du terme risque afin de montrer comment ce changement de paradigme se manifeste dans la langue courante. Encore au XVIIe siècle, la langue française fait peu usage du terme risque. Comme le fait remarquer Pradier, si le mot risc se trouve bel et bien dans le Thrésor de la langue française de Nicot (1606), son emploi se réserve à la référence navale. En occurrence, deux entrées lui font mention. D’une part, l’entrée asseurer définit ce terme comme « et asseurer un navire […] [c’est] promettre à son risc, péril et fortune, qu’il ira sauvement de tel port jusques à tel ». D’une autre part, l’occurrence du mot « risque » est attesté dans l’œuvre de Nicot sous la définition du mot fortunal : « Est un subit et furieux orage sur la mer, dont les vaisseaux nageans et flottans en icelle estans surprins sont en risc et hazard de submersion » (Pradier, 2004 : 178). Mais encore, le terme « risque » demeure un terme peu courant, souvent utilisé dans des

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expressions copiées littéralement de l’italien (ex. « à ses risques et fortune » qui apparait dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie française).

Rappelons-nous que Pascal utilisait plutôt le terme « hasard » sans toutefois mentionner le « risque », ce qui peut sembler étrange pour le « père » du calcul du risque. En fait, les définitions de l’époque n’associent pas directement le « risque » avec l’idée du hasard. Ils demeurent deux idées peut-être rapprochées, mais bien distinctes quant aux états des choses qu’ils décrivent respectivement. Les philologues observent cette distinction selon une séparation entre le domaine du ludique et de l’économique. Pradier résume : « On hasarde une mise, on risque un placement; la première décision est hasardeuse, la seconde, risquée. Une mise au jeu ou à la loterie, un bien assuré —sauf dans le cas des assurances maritimes— ne peuvent être regardées comme menacées par des risques: ce ne sont pas des investissements sérieux. » (Pradier, 2004 : 179) L’étymologie même des mots entourant le champ lexical du hasard montre d’ailleurs bien cette idée. Hasard nous vient de l’arabe al- zahr signifiant « dé »; aléa signifie également « dé » en latin (Picoche, 2008); chance vient du latin cadentia qui est « la chute des dés »; « sort », du latin sors ou sortis, réfère à une « petite tablette de bois servant à tirer au sort ». Celui qui était « téméraire » (de temerarius (accidentel) et temere (« par hasard ») était celui qui était doué à la chance, celui qui « jouait gros jeu ».

Le risque de son côté demeure compris dans un cadre normatif bien circonscrit dans son appellation économique et assurantielle. D’après Piron, « Dès l'origine, le sens de ce terme de droit commercial maritime correspond au cœur de la signification juridique du concept, telle qu'elle s'est conservée jusqu'à nos jours.» (Piron, 2010). La distinction demeure, comme il le sera dès ses premières apparitions, sous l’idée qui était déjà largement utilisée en droit romain de periculum qui dénote la situation dangereuse, l’autre plus théologique de fortuna sous l’idée que nous avons aujourd’hui de chance (ou d’une perspective favorable). Or, si l’on observe le tableau dressé à partir de la même base de données ARTFL qui fait le recensement des occurrences du terme risque (et les familles mots y étant étudiés ici conjointement) entre 1800 et 1964, le paysage conceptuel semble changer considérablement au cours des décennies.

61 Fréquence par million du mot risque aux XIXe et XXe siècles.

Année 1800-24 1825-49 1850-74 1875-99 1900-24 1925-49 1950-64

Fréquence par

million

16,74 18,38 18,37 18,12 36,63 58,70 64,25

Source: Base de données ARTFL. (Pradier, 2004 :181)

Fréquence par million de familles de mots aux XIXe et XXe siècles. Année Fréquence par million 1800- 24 1825-49 1850-74 1875-99 1900-24 1925-49 1950-64 Aventure 44,58 80,23 86,14 94,89 93,73 109,58 106,88 Chance 31,91 42,10 55,73 76,87 66,02 115,96 155,30 Danger 199,42 145,48 135,45 111,75 139,54 137,28 124,24 Fortune 231,95 298,00 177,36 136,57 95,50 73,25 55,72 Hasard 133,10 165,88 161,94 138,35 124,36 138,68 113,58 Péril 43,69 26,71 37,77 44,33 37,45 43,69 26,71 Risque 37,38 44,53 56,71 66,09 87,55 148,99 151,34

Source: Base de données ARTFL. (Pradier, 2004 : 181)

Est-ce que parler de risque est tout simplement devenu à la mode du XXe siècle? Nous proposons plutôt, à la lumière de notre analyse des transformations du paradigme mécaniste moderne, que la notion de « risque » aura probablement pris le dessus, voire englobé, sur les idées « irrationnelles » de la société traditionnelle. En effet, depuis la réponse de Pascal au jeu du hasard, les mathématiciens auront au cours des siècles perfectionné cet outil de calcul avant de réaliser que le calcul probabiliste pourrait, vraisemblablement, être applicable à toutes les sphères de la société. Nommons, parmi ces mathématiciens, Jacob Bernoulli, qui fut l’un des premiers à voir au début du XVIIIe siècle comment le calcul des probabilités pouvait également servir de méthodologie stricte aux affaires courantes et à celles de l’État. Il répondait dans la première partie de son ouvrage Ars Conjectandi (publié en 1713; 2006) à Edmond Halley, pour qui l’on doit l’une des premières analyses des probabilités effectuées sur la morale dans An Estimate of the Degrees of the Mortality of Mankind (publié en 1693; 2013)39. Le titre de l’ouvrage de Halley, tout comme la quatrième

39 Avant Halley, on peut mentionner John Graunt (1620-1674), Natural and Political Observations Mentioned

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partie d’Ars Conjectundi (The Use and Application of the Preceding Doctrine in Civil, Moral, and Economic Matters (Bernoulli, 2006 : 315)) parlent d’eux-mêmes : l’analyse des probabilités peut être étendue au-delà du jeu. L’analyse de ces traités, bien que fort enrichissante, n’est pas l’objet précis de notre propos. Il faut surtout retenir dans les grandes lignes qu’à partir des théories de Blaise Pascal, le calcul du hasard allait pouvoir s’effectuer dans toutes les sphères du politico-social. En développant cet outil de prédiction, le hasard pouvait se calculer et donc être maitrisé. On n’hasarde dès lors plus, un terme réservé à une idée trop providentielle : on risque, tel un investissement sûr (puisque calculable). C’est en fait dans ce même ordre d’idée que nous pouvons employer l’expression « jeu du pouvoir » depuis le début de ce mémoire. Du moment où le calcul du jeu s’étend jusqu’à la sphère politique, les relations de pouvoir deviennent une question de calcul d’intérêt. Si cela est vrai, il reste à nous demander : à quel point cette logique du calcul aura-t-elle un impact sur notre manière de percevoir le risque?