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Définir la rationalisation du risque et de la peur

4. La conception moderne du risque

4.4. Définir la rationalisation du risque et de la peur

Nous pouvons jeter un coup d’œil à la langue anglaise qui démontre quelques subtilités entre l’appréhension du « risque » et le « hasard ». Walter résume les subtilités terminologiques de la « catastrophe » et du « risque » à partir de la langue anglaise :

À raison, la langue anglaise privilégie l’emploi de l’expression natural hazards, qui, contrairement au terme générique de catastrophe, renvoie plus explicitement à une perspective d’histoire naturelle. La langue de Shakespeare distingue fort habilement risk de hazard. Ce dernier est la menace potentielle qui pèse sur les sociétés humaines alors que le risque est la probabilité d’une occurrence d’un hazard. Si l’on traverse l’océan sur un navire ou sur une barque, le hazard de mourir noyé est le même dans les deux cas, mais le risque (c’est-à-dire la probabilité que cela arrive) est nettement plus grand dans le second. Si cela se produit, on parle alors de

disaster (catastrophe), soit d’une actualisation du hazard. Le concept correspond donc à ce que

le français désigne par dangers ou aléas (événements imprévisibles) de la nature; il suppose une approche en termes d’interactions entre l’environnement et les sociétés humaines. (Walter, 2008 : 16-17)

Les définitions que nous donnent les dictionnaires contemporains du risque sont aussi éclairantes sur la mutation sémantique du terme. L’American Dictionnary définit le risque comme « The possibility of suffering harm or loss; hazard, danger » (Hacking, 2003). Dans

63 autre définition anglophone, le Shorter Oxford Dictionnary donnera comme définition du risque et de certains de ses corrélats :

Risk : Danger (exposure to) the possibility of loss, injury, or other adverse circumstance Danger: Liability or exposure to harm or injury; risk, peril.

Peril: Liability or exposure to the possibility of imminent injury or destruction: jeopardy, danger. (Hacking, 2003)

Pour une définition française, Le Petit Robert présente plutôt le risque comme un « danger éventuel plus ou moins prévisible » (Hacking, 2003). Alors que l’anglais met donc l’accent sur l’idée de probabilité, la langue de Molière semble plutôt encline à comprendre le risque en termes de prévisibilité. C’est d’ailleurs dans cette conjoncture entre la probabilité (notion calculable) et la prévision (notion observable) que nous chercherons au chapitre suivant à comprendre comment le risque est perçu et appréhendé par la technoscience moderne.

On peut également se tourner vers les définitions de certains penseurs contemporains afin de mieux comprendre jusqu’où la compréhension du risque a abouti. Richard Ericson et Kevin Hagerty, par exemple, définiront le risque comme suit : « Risk refers to external danger, such as natural disater, technological catastrophe, or threatening behaviour by human beings. » (Ericson & Haggerty, 1997 : 4) Cette définition n’exclut tout de même pas les risques internes, si ce n’est qu’elle les catégorise par une description biologisante (voir psychologisante) : la maladie, mentale et physique, sont autant des risques que le risque externe. Mais si l’on peut en faire des risques, c’est bien, pour parler comme Foucault, que la Science a déjà fait de ce domaine mental sa « chose ». Comme Descartes dans Les Passions des âmes (1649) qui pouvait postuler que l’âme se situait dans la glande pinéale40, la science

cognitive moderne, à la différence fondamentale qu’elle postule sa théorie sur une méthodologie d’observation, nous apprend que la peur se situe dans les amygdales. Nous

40 Descartes se basait tout de même sur l’observation que la glande pinéale était le seul organe dans la tête à ne

pas être conjugué, c’est-à-dire ne formant pas une paire symétrique d’organes. Nous pouvons conjuguer la dernière phrase à l’imparfait puisqu’il a été démontré depuis que cet organe est bien conjugué, mais que les deux hémisphères qui la constituent sont presque fusionnés.

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faisons dès lors de la peur face au danger externe – à y comprendre le risque – une donnée inhérente à la condition biologique de l’homme. Le fait que la peur soit indissociable de la condition humaine était déjà discuté chez les Anciens. La Genèse, comme le fait remarquer Lars Svendsen (2008), présente même la peur comme étant la première émotion ressentie, avant la honte, par Adam après avoir mangé de l’arbre de la connaissance.

There appears to be something fundamental about fear, and it is scarcely a coincidence that fear is the first emotion to be mentioned in the Bible: when Adam ate from the Tree of Knowledge and discovered that he was naked, fear preceded shame. We are born into the world naked and unarmed, and – compared to most other animals – remain in this defenceless state for the rest of our lives. (Svendsen, 2008: 13)

La peur se comprend alors comme fondement de l’existence. Elle est reliée à l’ignorance, causée par la chute d’Adam hors du paradis, et enchaine l’homme à un état de vulnérabilité face au monde extérieur. Seule la connaissance (ou la Raison) peut contrer cette ignorance originaire (cela recoupe avec notre analyse de la section 3). Il faut ainsi éduquer l’homme, comme pour le libérer de ses chaines au fond de la caverne platonicienne.

Bien sûr, il y a un pas à franchir entre la philosophie grecque, ou chrétienne, et la biologisation de la peur à l’époque moderne. Nous avons déjà dressé un portrait à la section 3 du développement de la métaphysique quant à son appréhension du risque. Nous pouvons tout de même s’accorder avec Karl Popper (2006) pour qui cette pensée grecque, malgré la vision cosmologique lui étant propre et ainsi nous pousserait à la dissocier de la pensée moderne, aura sans doute préparé la conception moderne du savoir et nourrit l’épistémologie optimiste. La science moderne franchit le pas décisif en réduisant cette pensée à des conditions matérialistes. À comprendre le discours scientifique de manière radicale, la volonté humaine n’est même plus sujette à la discussion :

You cannot easily remove fear by an act own will, but you can moderate fear chemically by using medication or by getting used to the feared object over time. A sure cure for fear is to put the amygdala out of action, since people with damage to the amygdala are unable to feel fear, even in life-threatening situations. Nor are they capable of discerning fear in the faces of others.

(Svendsen, 2008 : 26)

Cependant, la limite de cette vision du corps se découvre rapidement dans les propres termes qu’il emploie. En effet, l’homme sans amygdale serait autant enclin à

65 l’ « irrationalité » s’il traversait la rue sans peur de se faire frapper par une voiture. La peur redevient alors une composante moins à éradiquer ex nihilo qu’à chercher à contrôler. Si ce

n’est pas par l’entremise de l’anthropotechnie41, c’est, à en croire le passage de Svendsen

(2008), par l’habitude et l’expérience que la peur sera vaincue. Ainsi, à la manière de tous ces philosophes modernes discutés plus haut qui affirmaient que le mal est une donnée, certes inexplicable, mais nécessaire, la condition originaire de l’homme – un homme vulnérable – doit dans cette logique lui servir à apprendre.

Tous ces éléments nous conduisent à comprendre le risque comme une donnée purement objectivable et calculable. Ian Hacking remarque que cette attitude était déjà présente chez les explorateurs qui ont dépeint les peuples qu’ils rencontraient dans le Nouveau-Monde comme des sauvages et des primitifs. L’angle qui lui permet de relier cette observation aux risques est que ces scientifiques considéraient les sauvages comme un peuple manquant de prudence (qui ne connaissait donc pas le risque).

[…] risk is the calculating concept that modulates the relations between fear and harm. The

‘primitive’ did not calculate. Calculation began to dominate instinct, tradition, and collective wisdom, in a measured way, only in seventeenth-century Europe. Or course there were community councils elsewhere in which the merits of various strategies of policies were debated – but not by the calculations that Europeans invented in the seventeenth century. (Hacking, 2003 : 27)

On refuse ainsi toute conception rationnelle du risque à la tradition. Cette thèse moderniste réaffirme de manière forte que les sociétés anciennes devaient traiter les désastres irrationnellement. La société moderne, quant à elle, est l’une de Raison, détachée de ces croyances irrationnelles. On observe alors dans la littérature une ligne franche entre la société traditionnelle et la société moderne. Pour Walter, « La présence ou non de références religieuses en assurerait la délimitation. Celles-ci sont en général mentionnées pour prouver que l’on appartient à la deuxième période, tant on les considère comme des traits d’archaïsme définitivement terrassés par la recherche. » (Walter, 2008 : 8)

41 L’anthropotechnie désigne l’idée de l’automodification du corps humain par la technique humaine. Dans

notre exemple cité, l’anthropotechnie préconisée pour contrôler la peur est celle de la médication à l’aide de psychotropes.

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