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4. L’oubli du risque

4.3. L’organicité technique

Le danger se présente ainsi sur deux facettes de la même médaille : le risque, d'un côté, pour la nature/environnement et, d'un autre côté, pour l’homme. Or, du moment que

75 Le Times publiait en 2007 un article intitulé « Genpatsu-shinsai: the language of disaster that is stalking

Japan » par Leo Lewis. Nous pouvons également trouver la référence à genpatsu-shinsai dans Cyranoski, David

121 le monopole scientifique, qui traite de la nature comme un objet, évacue la question du dynamisme social dans la production du risque, l’homme n’est plus que ramené « à la simple figure de l’appareillage organique » (Beck, 2001 : 44), une partie parmi tant d’autres que l’on peut étudier séparément des autres composantes. Pour Beck, « on risque d'aboutir à un débat sur la nature qui se fasse sans l'homme, qui évacue toute dimension sociale et culturelle » (Beck, 2001 : 44). Beck ajoutait : « subrepticement, on s'est mis à adopter un modèle dans lequel la modernité est ramenée à une opposition entre technique et nature, opposition dans laquelle la première est le bourreau et la deuxième la victime » (Beck. 2001 : 44). Ce mode de pensée présente selon notre analyse un autre risque, à savoir que le social, extrait de la nature, n'est plus compris qu’en tant qu’un facteur externe. Or, la société du risque se caractérise par la production du risque à l'intérieur même de ce mode de fonctionnement. La technique moderne suivant le mode de production industrielle a mené l'humanité à un degré d’exploitation tel que l'impact de l'homme sur la planète n'a plus de frontière. L'écoumène – c’est-à-dire, pour reprendre le terme d'Augustin Berque, le lieu habité par l’homme - n'est plus à distinguer de l'anoumène – lieu non habité par l'homme – puisque son impact sur la nature est tel que les résidus radioactifs sont retrouvés jusqu'en Antarctique. En d'autres mots, l'abstraction de l'homme

à son milieu n'est plus possible dans l'analyse du risque76.

Pour mieux illustrer ce point, revenons sur le problème de la topologie scientifique tel qu’exposé plus haut (II-2.3). Beck prend exemple sur le conseil des experts dans un rapport d’expertise sur la question du DTT. Étant un risque émergent au même titre que le nucléaire, nous pouvons ainsi en tirer des conclusions similaires pour le cas dans la logique employée par les scientifiques. Les citations tirées du rapport qui nous intéressent vont comme suit : « l’on a trouvé dans le lait maternel une concentration souvent importante de bétahexachlorcyclohexane, d’hexachlorbenzol et de DTT. » (1985 : 33 ; Beck, 2001 : 45)

76 La philosophie japonaise, notamment sous la plume de Watsuji Tetsurô, critique d'ailleurs cette abstraction

de l'homme à son milieu introduite par la modernité occidentale. Voir Tetsurô, Watsuji (2011). Fûdo : le milieu

humain, traduit du japonais par Augustin Berque, Paris : CNRS éditions. Cependant, nous avons volontairement

exclu l'analyse philosophique japonaise de ce mémoire. En effet, comme le titre de l'ouvrage de Miura Atsusuhi le laisse sous-entendre, Notre fûdo devient macdo (Fast-fûdoka suru Nippon, Tokyo : Yôsensha, 2004). Le questionnement revient donc ici vers les effets de la globalisation sur le mode de pensée en dehors même de l'Occident, ce qui dépasse notre cadre d’analyse.

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« Le taux moyen de contamination de la population par le plomb n’est pas inquiétant. » (1985 : 35 ; Beck, 2001 : 45 ). Le rapport d’expertise précise : « Cependant, à proximité des émetteurs industriels, il est arrivé que l’on observe chez les enfants une importante concentration de plomb. » (1985 : 35 ; Beck, 2001 : 46) Quelques éléments sont à retenir ici pour notre propos. Dans la première étape du raisonnement scientifique, les experts prennent conscience d’une substance toxique dans le lait maternel. Or, la notion de « taux moyen » viendrait rassurer la première affirmation. En effet, selon le taux moyen, la présence de

produits toxiques n’est pas « inquiétante ». Sur ce point, Beck reprend, à saveur « cynique »77,

l’analogie de deux pommes. « Deux hommes ont deux pommes. L’un d’eux les mange toutes les deux. On peut donc dire qu’en moyenne, chacun des deux a mangé une pomme. Transposé à la répartition de l’alimentation à l’échelle mondiale, l’énoncé serait le suivant : « En moyenne », tous les hommes sur cette terre mangent à leur faim. » (Beck, 2001 : 45)

Beck pointe ainsi par cet exemple du possible décalage entre une donnée et le réel. Cette problématique n’est pas nouvelle à notre propos. Nous avions déjà remarqué qu’un des problèmes majeurs au calcul des probabilités à Fukushima était ce décalage entre la probabilité observée (l’actualisation de la catastrophe) et la probabilité calculée (la mesure initiale). Or, ce constat en soi ne remet pas en question la possibilité que ces deux données se rencontrent dans le réel. En effet, Beck continue en disant qu’ « [il] est possible que cet énoncé, lorsqu’il est appliqué aux substances polluantes et nocives, ne soit pas cynique. Et que la contamination moyenne corresponde également à la contamination réelle de tous les groupes de population. Mais le savons-nous ? » (Beck, 2001 : 45) L’aporie du raisonnement en termes de mesure se trouve plutôt pour Beck dans « l’évidence avec laquelle on s’enquiert de « la moyenne ». » (Beck, 2001 : 45) Cette acceptation spontanée de la moyenne, sans remise en question qu’elle soit porteuse, ou non, d’un contenu véridiquement réel, nous donne une confiance presque aveugle en la vérité de la science. Cette vérité vient obnubiler le fait qu’en dépit de la moyenne, le danger « mortellement dangereux » (Beck, 2001 : 45) subsiste. Pour reprendre notre raisonnement de la section précédente, du moment où « il y a pour ainsi dire plus rien de dangereux » (Beck, 2001 : 66), on peut alors affirmer que « S’enquérir de la moyenne, c’est d’ores et déjà exclure l’existence de situations d’exposition

123 au danger socialement inégales. » (Beck, 2001 : 45)

Penchons-nous maintenant sur la dernière citation tirée du rapport : « Cependant, à proximité des émetteurs industriels, il est arrivé que l’on observe chez les enfants une importante concentration de plomb. » (1985 : 35 ; Beck, 2001 : 46) La topographie du risque, ici traduit en « risque territorialisé » (voir partie II, section 2.3), opère alors une distinction de vulnérabilité face au danger en fonction de données biologiques d’une population circonscrite dans la zone source. Ainsi, afin de déterminer le risque, le scientifique doit nécessairement extraire une partie de la population selon des critères biologiques (l’âge par exemple). Pour Beck,

Soit on prétend globalement que tous les hommes – indépendamment de leurs revenus, de leur niveau de formation, de leur profession et des types d’alimentation, de logement et de loisirs qui s’offrent à eux et dont ils ont l’habitude – sont également exposés à la contamination dans les centres géographiques pollués dont il est fait mention (ce qui reste à prouver), soit alors on élimine tout simplement les hommes et le degré de la contamination pour ne parler que des substances polluantes, de leur répartition et de leurs effets sur la région. (Beck, 2001 : 46-47)

Pour résumer en nos propres mots la pensée de Beck, il s’agit ici de démontrer comment, en isolant le risque à des composantes soit géographiques ou biologiques, nous passons à côté du dynamisme social qui unit ces mêmes composantes. Les conséquences réelles d’un risque sur une population et son environnement ne peuvent ainsi pas être complètes sans que le calcul prenne en compte le dynamisme social. Or, cette composante ne peut pas, justement, être chiffrée.