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2. Les théories probabilistes

2.4. L’événement particulier

Avant de continuer sur le problème de la limite intrinsèque des calculs probabilistes, terminons notre analyse des principaux arguments avancés suite à l’accident nucléaire de Fukushima. Il nous reste à analyser l’idée de l’événement particulier. Parler en termes d’événement particulier insinue que ce type d’événement est rare, et est donc peu probable qu’il ne se reproduise. Considérons en premier lieu cette citation d’Hannah Arendt :

Aux questions particulières, il faut des réponses particulières; si la série de crises dans laquelle nous vivons depuis le début du siècle peut nous enseigner quelque chose, c’est, je crois, le simple fait qu’il n’existe pas de formes générales pour déterminer infailliblement nos jugements, ni de règles générales sous lesquelles subsumer les cas particuliers avec un certain degré de certitude. (Arendt, 2005)

Ce refus de comparer les événements du passé, pour autant que l’on croit pouvoir en tirer des leçons, s’explique par le fait qu’Arendt « ne croyait pas que les analogies tirées rétrospectivement de ce qui a ou non fonctionné dans le passé permettent d’éviter les pièges présents ». L’action politique, selon Arendt, nait dans la spontanéité, et cette spontanéité doit être comprise sous le joug de la contingence. C’est donc dans des conditions spécifiques que l’action politique s’opère, rendant ainsi toute analogie avec le passé invalide.

Mais est-ce à cette compréhension du particulier que la justification probabiliste du risque se réfère dans les théories de la probabilité? Dire que chaque événement est singulier, pour la théorie des probabilités, rendrait compte que, beaucoup plus que de la malchance, il est impossible d’appliquer la théorie des probabilités à des événements qui ne se produisent qu’isolément. Cela revient, de nouveau, à dire que la catastrophe nucléaire de Fukushima est un risque potentiel et, donc par définition, est sujet à ne se produire qu’une seule fois, ou bien sa probabilité, rare, est inobservable. Or, pour la théorie des probabilités, un événement probable est indissociable de sa fréquence d’avènement dans le monde. Une très faible occurrence ne peut, en vertu de la loi des grands nombres, nous renseigner adéquatement sur la probabilité réelle d’un événement.

La loi des grands nombres, développé par Jacques Bernoulli en 1715 dans Ars conjectandi, stipule que plus une action est répétée et observée, plus nous nous approchons

103 de la probabilité réelle d’un événement. Le calcul des probabilités exige donc un grand nombre de répétitions, et donc d’observation, afin de s’approcher de la donnée la plus vraisemblable. L’argument se démontre assez facilement par les théories du jeu. Reprenons, comme dans le cas qui tracassait Blaise Pascal, deux joueurs qui lancent une pièce de monnaie. La pièce tombe, disons, 7 fois de suite sur pile, et seulement 3 fois sur face. On pourrait donc en conclure par nos observations qu’il y a 70% de chance que la pièce donne pile, et 30% de chance que la pièce tombe sur face. Or, nous savons bien qu’en fait nous avons 50% de chance lors d’un jet de dés de tomber sur pile ou sur face. La confusion entre le résultat des jets avec la probabilité réelle apparait évidente dans cet exemple. En répétant l’exercice de lancer une pièce à plusieurs reprises, la théorie des grands nombres nous apprend que nous serions plus près de la réalité, à savoir 50%. De la même manière, selon cette théorie, l’accident de Fukushima ne doit pas être pris comme le témoignage d’une probabilité accrue de catastrophe nucléaire. Le temps nous montrerait comment cet événement particulier est rare, et ne se produit pas souvent sur une échelle de temps plus long. Pour l’illustre mathématicien Andrei Kolmogorov, « la valeur épistémologique de la théorie des probabilités est fondée sur le fait que les phénomènes aléatoires engendrent à grande échelle une régularité stricte, où l'aléatoire a, d'une certaine façon, disparu. » (in Bouchaud, 1995 : 784) Il n’y a donc plus lieu de parler du hasard, pour autant que le « hasard est la mesure de notre ignorance » selon un autre grand mathématicien, Henri Poincaré.

Dès lors, nous sommes encore en présence d’une thèse optimiste de la catastrophe. En effet, on peut conclure des idées précédentes que le particulier n’est, en vue du Tout, qu’une donnée en vue de plus grand Bien. On voit bien comment cela diffère grandement des propos d’Hannah Arendt pour qui il y a « le simple fait qu’il n’existe pas de formes générales pour déterminer infailliblement nos jugements, ni de règles générales sous lesquelles subsumer les cas particuliers avec un certain degré de certitude. » Lorsqu’on parle de l’aporie du mal, il faut réaliser, comme Pascal lui-même consentit, que « Le mal est aisé, il y en a une infinité, le bien est presque unique » (in Anguis, 1823 : 216), comme s’il était composé de multiples particuliers qui, suivant la pensée d’Arendt, ne peuvent trouver de solution dans une réponse générale. C’est d’ailleurs pour cela que Paul Ricœur nomme la multiplicité de formes du mal « l’énigme du mal », une aporie que nous subsumons sous l’unique question :

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qu’est-ce que le mal? Mais cette multiplicité des sources du mal est également la source du cri d’urgence d’aujourd’hui, puisque si les ressources du mal sont infinies, il est de toute évidence que nous n’avons pas encore vécu toutes ses possibilités et qu’ainsi, l’avenir nous réserve encore bien des surprises.