• Aucun résultat trouvé

3. La prise en main du destin de l'homme

3.2. D’une veracitas dei à la veracitas naturea

Le platonisme, si l’on en croit encore Popper, aura joué un rôle majeur dans la compréhension épistémologique du mythe adamique jusqu’à se concrétiser dans une méthodologie rationnelle chez l’un des pères de la philosophie moderne : René Descartes. En effet, dans le Discours sur la méthode (publié en 1637; 1908), Descartes fonde

29 En effet, le mal peut être commis volontairement pour Saint Augustin. C’est ce qui définit selon lui le

43 essentiellement sa théorie de la connaissance sur la notion de veracitas dei, idée selon laquelle « Ce que nous percevons clairement et distinctivement être vrai doit l’être effectivement, car s’il en était autrement, Dieu nous tromperait. » (Popper, 2006 : 23). Popper, qui reprend le cheminement de la pensée cartésienne, interprète la veracitas dei cartésienne comme idée que « notre entendement est source de connaissance parce que Dieu est source de connaissance. » (Popper, 2006 : 26) Dès lors, nous faisons face à une doctrine du caractère manifeste de la vérité qui pose comme précepte que la vérité peut être voilée (et tel est la condition de l’ignorance de l’homme depuis sa chute), mais peut en contrepartie incontestablement être dévoilée.

Cette dernière considération montre que la doctrine du caractère manifeste de la vérité se trouve dans la nécessité de rendre compte de l’erreur. La connaissance, c’est-à-dire la possession de la vérité, n’a pas besoin d’être expliquée. Mais comment se peut-il que nous tombions dans l’erreur dès lors que la vérité est manifeste? La raison est à chercher dans notre refus coupable de voir cette vérité, pourtant manifeste, ou dans les préjugés que l’éducation et la tradition ont gravés dans notre esprit, ou encore dans d’autres influences pernicieuses qui ont perverti la pureté et l’innocence originelles de notre esprit. […] Ce sont par conséquent ces préjugés et ces puissances hostiles qui constituent les sources de l’ignorance. (Popper, 2006 : 23)

En faisant du doute des sens la clé de voûte de sa méthodologie, Descartes sera conduit jusqu’à son célèbre cogito, ergo sum. Il dichotomisera ainsi le sujet pensant, enclin à l’ignorance dû à sa condition originaire, à l’objet voilé par Dieu. Les deux seules certitudes sont que le sujet est, selon le cogito, ergo sum, et que Dieu aussi est, en tant que Créateur de toute chose. Nous avons ici la fondation de deux savoirs, le savoir subjectif et le savoir objectif. La méthodologie du doute ne nous permet tout de même pas de douter de l’existence de Dieu, ou plus particulièrement de l’existence d’objet extérieur. S’il en était autrement, Dieu nous tromperait. Or, ces mêmes objets se voilent au sujet pensant, d’où la nécessité, pour celui qui recherche la connaissance, de se fier sur une méthodologie aux critères des plus rigoureux.

Francis Bacon utilisera également ce caractère manifeste de la vérité afin de démontrer comment la connaissance de la nature n’est pas pour autant en contradiction avec une veracitas dei. C’est encore au moyen de la référence au mythe adamique que Bacon peut réconcilier la quête de connaissance aux préceptes chrétiens de son époque. « En se permettant présomptueusement d’entrer dans le sanctuaire de la connaissance, l’homme

44

pécha et fut déchu; mais en s’efforçant d’imiter Dieu en sa bonté ou en son amour […] ni

l’homme, ni aucun esprit n’ont jamais péché ni ne pécheront jamais. » (Bacon, 1986b : 23)30

En se référant plus loin à la Genèse, « Tu seras semblable à Dieu » (Genèse, 3 : 5), Bacon fait de l’imitation de la nature non seulement une finalité de l’homme, mais un précepte chrétien réconciliable avec la foi.

[…] pour ce qui regarde la bonté divine, il n’y a aucun danger à s’efforcer de se rendre semblable à elle ou à progresser dans cette direction, puisque cette voie est ouverte et proposée à notre imitation. Car cette parole […] : « Aimez vos ennemis : soyez comme votre Père céleste qui fait tomber la pluie sur le juste comme sur l’injuste » [Évangile selon Mathieu 5 : 44-45-48], cette parole donc, dit clairement que nous ne pouvons en ce domaine commettre aucun excès; nous trouvons même répétée souvent dans l’ancienne Loi : « Soyez saints comme je suis saint » [Lévitique, 20 :7-20-26]; or qu’est-ce que la sainteté sinon la bonté considérée dans sa pureté et protégée de tout mélange et de toute atteinte du mal? (Bacon, 1986 :24)

De cette manière, Bacon fait de la Science une science de la nature qui n’a plus pour but de chercher la Vérité divine. C’est bien, en se référant de nouveau au mythe adamique, parce que l’Homme a eu accès à cette Vérité de Dieu qu’il a été écarté de la présence de Dieu. Dès lors, Bacon pose ce qui représente pour lui une assertion fondamentale : « toute connaissance doit être limitée par la religion, et doit être rapportée à l’utilité et à l’action » (Bacon, 1986 :24). En détachant la connaissance de la nature de la connaissance du divin, Bacon fait passer la question du caractère manifeste de la vérité d’une veracitas dei à une veracitas naturae. Pour Bacon, ces deux domaines ne doivent pas s’entremêler, faute sinon que « l’une [soit] envahie d’hérésies, et l’autre gonflée de spéculations vaines et

chimériques. » (Bacon, 1986 : 25)31

La vocation de l’Homme, pour autant qu’il a été créé à l’image de Dieu (Genèse 1 :27), est donc d’imiter sa bonté divine. Pour reprendre l’argument de Bacon pour qui « qu’est-ce que la sainteté sinon la bonté considérée dans sa pureté et protégée de tout mélange et de toute atteinte du mal? », cette vocation de l’Homme à imiter Dieu doit donc s’orienter vers

un savoir pur qui protégera ce dernier du mal. « Savoir, c’est pouvoir »32 annonce d’abord et

30 On retrouve chez Bacon cette idée également dans l’Instauratio Magna (1620) (Praefatio, Sp. I, 132. L 19 à

20) et dans Of the Proficience and Advancement of Learning (1605) (Sp III, 443, 1.12) (1937).

31 Cette même idée se retrouve dans Of Advancement of Learning, Sp. III, 350, 1. 24 et s.

32Bacon dira en fait « Scientia et potentia humana in idem coincidunt, quia ignoratio causæ destituit effectum »

(1986a :101) (« Le savoir et le pouvoir humains s'identifient puisque l'ignorance de la cause prohibe l'effet »). L’expression « pouvoir » doit donc être comprise comme « potentiel » (potentia).

45 avant tout la tâche de l’Homme à comprendre la nature afin de se prémunir contre, depuis sa chute du jardin d’Éden, sa condition d’ignorance.

La fin véritable de la connaissance est le rétablissement et la restauration de l’homme (du moins en grande partie) dans la souveraineté et la puissance (car le jour où il saura appeler les créatures par leur vrai nom, il en récupèrera la maîtrise) qui étaient les siennes dans le premier état où il fut créé. Ou encore, pour le dire clairement et simplement, la fin de la connaissance est la découverte de toutes les opérations, et de toutes les possibilités d’opération, depuis l’immortalité (si cela était possible) jusqu’aux moindres et plus humbles procédés des arts mécaniques. (Bacon, 1986 : 30)

Le projet des sciences de la nature peut être moralement digne, puisque sa fin (« doter la vie humaine de nouvelles commodités » (Bacon, 1986 : 31)) est un Bien que Dieu nous aurait, dans sa grande Bonté, accordé.