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De la vallée de l’Ohio à l’espace transocéanique

ET AU MILIEU COULE UNE RIVIERE

2. L’Empire de la liberté ?

3.3. Rivière et commerce dans le demi-siècle

L’expansion vers l’ouest est à l’origine de stratégies et d’objectifs différents mais complémentaires chez les fermiers et les marchands. Les premiers, en quête du statut de propriétaires veillent avant tout à leur sécurité et à celle de leurs familles. Leur survie, leur indépendance et la réussite de leur projet dépendent avant tout de la cohésion de ces cellules familiales d’un type nouveau et de la solidarité entre voisins. Le développement d’activités commerciales est au contraire foncièrement spéculatif : pour réaliser du profit, les commerçants développent rapidement des réseaux commerciaux qui, en usant d’un capital et en recourant au crédit, tissent des liens qui unissent les différentes communautés précédemment isolées. L’outil privilégié de l’expansionnisme fédéral n’est donc pas d’ordre politique, mais bien commercial : c’est en effet par le biais du commerce que les connexions s’établissent, que se renforcent entre l’est et l’ouest des liens qui permettent à la jeune nation américaine de jeter les bases d’un empire de dimension continentale. Le développement économique de la vallée de l’Ohio est à l’image du futur développement de la nation : la rivière et sa région, que ses habitants nomment de manière largement inclusive le « pays d’ouest »,

66 ARON Stephen, op. cit., p 37.

Vallée de l’Ohio Zone d’influence commerciale directe Echanges commerciaux avec les Antilles et l’Europe Echanges commerciaux de dimension mondiale

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sont au cœur d’un réseau économique riverain unissant les communautés qui habitent sur l’une et l’autre rive. Kim M. Gruenwald décrit comme suit l’extension de l’activité commerciale le long de la « Rivière de l’entreprise », extension qui s’inscrit naturellement dans le développement du tissu urbain : des villages de modestes dimensions, abritant une communauté locale autour d’un moulin et d’un magasin où les fermiers peuvent effectuer des achats de première nécessité en troquant leurs propres productions apparaissent d’abord au bord de la rivière67. C’est le cas, à la limite sud de notre zone d’étude, de petites bourgades telles Henderson, dans laquelle les rédacteurs du Journal de Tarascon ne notent que deux stores en 1799. Les villes de taille moyenne comme Wheeling, Marietta ou Limestone, acquièrent bientôt le statut de centres subrégionaux où les marchands collectent les productions locales de l’arrière-pays pour approvisionner les marchés et importent depuis la côte Est les produits manufacturés ou de valeur. Ces centres intermédiaires sont eux-mêmes subordonnés à des villes de dimension importante (Pittsburgh, Cincinnati, Lexington et Louisville) qui servent d’entrepôts à toute la région, ravitaillent les colons et réunissent au sein d’une économie régionale identitaire les habitants du « pays d’ouest ».

Au cours de la première décennie du XIXe siècle, le territoire du Nord-Ouest se connecte au marché de la côte Est via Pittsburgh et La Nouvelle-Orléans. La rivière est encore perçue, commercialement parlant, comme un espace qui reste à conquérir. La guerre de 1812 favorise les transactions commerciales avec l’armée : l’argent circule. Le commerce international est quant à lui perturbé, tant l’Atlantique est confronté à de multiples conflits. On favorise donc le marché intérieur et les échanges riverains ; les marchands assurent la circulation des produits agricoles et des matériaux bruts aussi bien le long de la vallée qu’aux alentours. Et si les transactions commerciales avec l’est perdurent, on assiste parallèlement, malgré la panique financière de 1819 et grâce au développement des manufactures à Pittsburgh ou à Lexington, à la naissance d’une entité économique régionale dans le pays d’ouest. Dès lors chacun espère une réussite promise par les opportunités offertes par la vallée. La spéculation foncière ou agricole thésaurise sur le profit, et les échanges commerciaux, facteurs de cohésion et de solidarité, s’intensifient avec l’arrivée des steamboats dans les années 1820.

67 Nous empruntons à Kim M. GRUENWALD, outre une partie du titre de son ouvrage River of Enterprise, the commercial origins of regional identity in the Ohio Valley, 1790-1850, Bloomington & Indianapolis, Indiana University Press, 2002, sa description de l’inscription du réseau commercial dans le tissu urbain.

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Ainsi le fermier Henry Bradshaw Fearon, qui descend l’Ohio en 1818 en vue de s’y installer postérieurement, peut-il écrire :

« Il existe dans le pays d’ouest une catégorie d’hommes appelés "marchands" qui, durant les mois d’été et d’automne, collectent la farine, le beurre, le fromage, le porc, le bœuf, le whisky, et toutes sortes de produits fermiers qu’ils acheminent par bateau ou par barge jusqu’au marché de La Nouvelle-Orléans. La demande créée par ce commerce, ajoutée à une forte consommation domestique, assure un débouché certain au fermier le plus isolé. Certains de ces spéculateurs ont amassé de grosses fortunes. 68»

La route nationale connecte Wheeling à la côte Est en 1818 et ralliera Vandalia et l’Illinois en 1852. Le développement des travaux d’amélioration intérieure favorise la construction d’un réseau de canaux qui, à l’instar du canal Miami-Erié ou Ohio-Erié, relient bientôt la rivière à la région des Grands Lacs avec laquelle les relations commerciales s’intensifient. Le sentiment d’appartenance à une identité régionale évolue promptement : quand l’Ohio devient le Buckeye State, l’État du marronnier, en 1803, le pays d’ouest cesse, dans l’esprit de beaucoup, de faire partie d’un Ouest qui ne commence qu’au-delà du Mississippi ; l’Ohio fait partie intégrante d’un Vieil Ouest déchiré par les querelles intestines opposant nordistes et sudistes.

Carte 14 : La route nationale et les principaux canaux dans le Buckeye State (Michael Hradesky, in Kim M. Gruenwald, River of Enterprise, op. cit., p. 121)

68 FEARON Henry Bradshaw, Sketches of America: A narrative of a Journey through the Eastern and Western States of America, 3e éd., Londres, Longman, Hurst, Rees, Orme & Brown, 1819, p. 199, trad. MD.

Dates de construction : National Road : 1811-1837 Ohio & Erie Canal : 1825-1832 Miami & Erie Canal : 1825-1845

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La création des canaux a privé la Belle Rivière de son statut d’axe de communication central. Les voies de transport nouvelles font de la rivière Ohio, ce qu’elle est aujourd’hui encore, une voie de communication parmi d’autres, un simple outil largement exploité par le secteur industriel et commercial. Le chemin de fer relie bientôt la côte Est à Cincinnati qui jouxte le Canada au nord-est, via les États de l’Ohio et de l’Indiana et ouvre à l’ouest sur les étendues sans fin de la Prairie. Chicago, nœud ferroviaire de première importance, est relié à Galena en 1836, et en 1860, onze lignes en font leur terminus et vingt autres y font un arrêt69. La cité devient le poumon économique d’une région dans laquelle le développement des manufactures spécialisées, l’industrialisation naissante, transforment, dans les années 1830- 1840, la nature des activités commerciales préexistantes, le commerçant n’assumant plus le rôle d’intermédiaire entre producteur et consommateur, mais celui de simple revendeur.

Au cours du demi-siècle, la vallée de l’Ohio participe au développement régional de trois manières différentes. La rivière est d’abord perçue par les empires coloniaux français, britannique, espagnol puis américain, comme un espace de circulation et une voie d’accès privilégiés au continent ; on saisit très vite le rôle stratégique que détient l’Ohio dans le développement des relations commerciales entre le nord et le sud. Pour les colons qui s’installent sur ses rives, la rivière et le pays d’ouest sont une force unifiante entre nord inférieur et haut sud, même si la question de l’esclavage tend à en faire une frontière. La politique de création d’infrastructures intérieures et les progrès des transports raccourcissent les distances et modifient l’espace géopolitique et commercial lorsque, devenu officiellement un État, l’Ohio tend à délaisser une économie régionale et intègre la zone industrielle et manufacturière du nord et de l’est dominée par Chicago et la côte Est.

La carte proposée ci-après souligne le rôle commercialement stratégique de la vallée de l’Ohio. L’axe canado-antillais connecte le nord et le sud par l’Ohio et le Mississippi. Pittsburgh au nord et Henderson au sud sont les limites géographiques de notre étude. La route nationale relie la côte Est à Pittsburgh et la région de Cincinnati, Lexington et Louisville par l’Ohio. À l’ouest Saint-Louis et sa région joignent le Mississippi par le Missouri. Au sud, La Nouvelle- Orléans et Démopolis via Mobile s’ouvrent sur le Golfe du Mexique et les Antilles, Saint- Domingue, la Guadeloupe et la Martinique ; à mi-distance entre le nord et le sud, le port de Charleston est une étape-relais d’importance.

69 Sur le développement de Chicago, on pourra lire CRONON William, Nature’s Metropolis: Chicago and the Great West, (rééd.), New York, W. W. Norton, 1992.

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1,5cm=300km

Carte 15 : La vallée de l’Ohio et les principales zones et voies commerciales (LAEA-MD)

La caractéristique essentielle de la période peut à bien des égards se résumer au mot expansion : expansion territoriale bien sûr, mais aussi expansion démographique, le flot des colons étant encore accru par des vagues migratoires successives, expansion de l’esclavage et de la main-d’œuvre servile que l’on exploite dans les plantations, expansion enfin des droits fondamentaux en matière de justice, de culte et d'éducation pour les seuls blancs dont l’Ordonnance du Nord-Ouest prévoit en outre la future adhésion à l’Union. Cette politique expansionniste, dont sont exclus cependant les Noirs, qui représentent 19,3% de la population

Depuis et vers l’Europe

Vallées Axe Canado-antillais Route commerciale maritime Route Nationale Zone d’échanges commerciaux

Philadelphie Baltimore Cincinnati Lexington Louisville La Nouvelle-Orléans Saint-Louis Guadeloupe Martinique Charleston Saint-Domingue Cuba Pittsburgh

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en 1790 et encore 15,7% en 1850, et dont les Amérindiens sont les principales victimes, favorise l’apparition de courants forts qui sont autant de facteurs dynamisants et favorables à l’instauration d’une société d’un type nouveau et au développement du commerce : l’égalitarisme, l’individualisme, l’esprit d’entreprise, la résistance à l’autorité traditionnelle, le renforcement des liens familiaux et des rapports de voisinage70. La vallée de l’Ohio devient ainsi un espace d’interconnexion, où fermiers et marchands vivent en interdépendance au carrefour des axes nord-sud et est-ouest : les fermiers construisent une communauté locale fortement enracinée dans le réseau des voisins et connaissances, les marchands relient entre elles ces communautés et les connectent au monde extérieur, tandis qu’au milieu coule la rivière…