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De la vallée de l’Ohio à l’espace transocéanique

ET AU MILIEU COULE UNE RIVIERE

1. Le pays de derrière

Le traité de Paris signé le 3 septembre 1783 met officiellement fin aux hostilités opposant l’Angleterre et les États-Unis dont la frontière atteint désormais le fleuve Mississippi. L'Ordonnance du Nord-Ouest de 1787 établit les modalités de gestion des nouveaux territoires et celles de leur accession au statut d'État : les colons sont ainsi assurés de conserver tous leurs droits dans un territoire nouvellement établi qui, une fois suffisamment peuplé, pourra rejoindre l'Union. La frontière naturelle que constitue la rivière Ohio devient par le fait frontière culturelle symbolique entre États non esclavagistes (free states) au Nord et États esclavagistes (slave states) au Sud.

Le terme « frontière » fait communément référence à des données géographiques ou topographiques et évoque une idée de limite et de séparation physique nette et stable entre deux États. Il n’en va pas de même pour un Américain qui, dans ce cas, préfère les mots border

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ou boundary, réservant le terme frontier à une approche plus humaine de la notion : la « Frontière » permet de différencier le monde connu et colonisé de celui qui ne l’est pas ; elle n’est donc ni statique ni fixe, mais mouvante. L’historiographie contemporaine, dont nous tirons largement parti dans cette étude, s’est récemment intéressée au statut particulier et complexe de la vallée : Malcolm J. Rohrbough dans Trans-Appalachian Frontier en étudie les mutations sociétales et institutionnelles sur trois générations, tandis que Kim M. Gruenwald dans River of Enterprise met l’accent sur les étapes de l’extension de l’économie riveraine. Matthew Salafia (Slavery’s Borderland) analyse finement la perméabilité de la zone frontière entre États du Nord et États du sud, quand Stanley Harrold (Border War) fait de la rivière le lieu d’un conflit permanent qui aboutira à la Guerre de Sécession3. Pour rendre compte du caractère spécifique de cette région, frontière hybride et espace d’accommodation et de travail, entre le border south (la frontière sud des États du nord) et le lower north (la frontière nord des États du sud), les historiens préfèrent parler de borderland (territoire-frontière) et de bordered land (territoire muni de frontières). À l’histoire des nations, des groupes ethniques ou des personnes, se substitue ainsi une histoire des zones frontalières comme espaces de rencontre où personnes, traditions et institutions vivent, cohabitent, organisent et souvent transforment les frontières fixées par les empires et les nations. Le concept de borderland, initié dans les années 20 par Herbert Eugene Bolton à propos des colonies espagnoles d’Amérique du Nord, a été appliqué par les historiens nord-américains à l’étude de ces différentes zones de contact, et particulièrement la zone de confluence entre Ohio et Mississippi4. Jeremy Adelman et Stephen Aron soulignent à leur propos le fait que les autochtones jouissaient d'une autonomie bien plus importante avant l’instauration des frontières nationales5.

La multiplicité des vocables utilisés dit assez les hasards de la destinée et la complexité des choses humaines. La toponymie et le vocabulaire témoignent de la difficulté rencontrée par l’Ohio et sa vallée à trouver leur véritable place, étant données les vastes dimensions du nouveau territoire et les visées expansionnistes de la fédération. Les colons, sensibles à l’obstacle que constituent les Appalaches, évoquent « le pays de derrière ». En 1787, L’Ordonnance du Nord-Ouest intègre la région au vague western country (le pays de l’ouest)

3 On trouvera les références de ces quatre ouvrages dans la bibliographie.

4 BOLTON Herbert E., The Spanish Borderlands, New Haven, Yale University Press, 1921. 5 ADELMAN Jeremy, ARON Stephen, “From Borderlands to Borders…”, op. cit.

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ou au plus poétique western waters (les eaux de l’ouest) ; après la création de l’État d’Ohio en 1803, la rivière éponyme borde le sud du Buckeye State (l’État du marronnier).

Il convient ici de placer la vallée de l’Ohio dans un contexte environnemental élargi grâce à l’étude géomorphique des différentes formes de reliefs qui se succèdent et parfois se heurtent de la côte Est jusqu’à la Belle Rivière. Séparant les treize colonies des régions de l’intérieur, les Appalaches constituent un obstacle difficilement franchissable et constitué de quatre régions. Après avoir franchi la plaine côtière, le voyageur bute sur le Blue Ridge (ou Montagnes Bleues), un bloc cristallin dont les sommets les plus élevés peuvent atteindre deux mille mètres. Depuis le sud de la Pennsylvanie jusqu’à la Géorgie, il « surgit brutalement du plateau du piedmont comme une longue vague azurée. 6» Vient ensuite une succession de crêtes et de vallées parfois très larges, telle la Grande Vallée, avant les plateaux calcaires dont L’Alleghany Front constitue le rebord le plus marqué. La coupe ci-après visualise schématiquement la complexité du massif des Appalaches.

Montagnes Bleues

Plateau Crêtes et sillons

Alleghany Front Grande Vallée Piedmont

Plaine côtière

0 100 200Km

Schéma 1 : Coupe géomorphique est-ouest des Appalaches (geoenseignement.wordpress.com)

Le bassin hydrographique de la rivière Ohio, qui s’étend au nord jusqu’à l’actuel État de New York, au sud jusqu’à l’État du Mississippi, touche à l’est la Pennsylvanie et à l’ouest l’Illinois, couvrant presque 500 000 km2, soit environ 1/6 du Northwest Territory. De Pittsburgh à sa confluence avec le fleuve Mississippi, distants à vol d’oiseau de 900 kilomètres, la Belle Rivière déploie ses nombreux méandres sur une distance de 1570 kilomètres. Le débit du fleuve est multiplié par huit entre Pittsburgh et la zone de confluence pour atteindre quasiment 8000 m3/seconde. La période d’étiage de la rivière a lieu à la fin de l’été et au début de l’automne, une période que les marchands redoutent tant elle est défavorable au trafic

6 PERKINS Elizabeth, Border Life, Experience and memory in the revolutionary Ohio Valley, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1998, p. 44-45, trad. MD.

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fluvial qui atteint son apogée à la période des hautes eaux, généralement à la fin de l'hiver et au début du printemps. L’Ohio possède une vingtaine d’affluents, également répartis sur ses deux rives.

Ces quelques données environnementales expliquent l’importance culturelle et commerciale de la rivière au tournant du siècle. Abrité par les Appalaches, le « pays de derrière » cultive jalousement sa différence, son indépendance et un dynamisme multiculturel. Au Nord, les Iroquois s’adonnent au commerce de la fourrure dans la région des Grands lacs ; à l’ouest et au sud, vivent encore d’autres tribus, sur des terres officiellement contrôlées par l’Espagne qui ferme aux Américains le commerce sur le Mississippi jusqu’en 1784. Territoire de chasse de nombreuses tribus indiennes, objet de conflits opposant les puissances coloniales européennes, elle est l’objet de toutes les convoitises de la part des colons anglo-américains qui n’ont cure des proclamations royales leur interdisant l’accès aux régions de l’intérieur. L’impérialisme de la jeune nation américaine et les vagues migratoires européennes en font le théâtre d’une compétition commerciale de dimension internationale dont l’objectif commun est la terre. La richesse du sol, l’abondance de la faune et de la flore, la situation stratégique de la vallée unissant les Grands Lacs au Golfe du Mexique et à l’archipel des Caraïbes, constituent des atouts de la plus grande importance7.

Figure emblématique de l’agrarianisme jeffersonien, le colon passe les Appalaches et s’enfonce dans un territoire vierge et inexploré, dans ce « désert » si peu biblique que Paul Carter assimile à des « ténèbres culturelles 8». Il y installe sa famille, défriche son lopin de terre et s’adonne à l’agriculture et à l’élevage. Il veille jalousement à préserver son indépendance avant d’être rattrapé par l’impérialisme de l’Union et l’esprit d’entreprise que suscitent et favorisent les voies navigables. Frontière instituée entre liberté et esclavage, la vallée se fera terre de compromis au caractère hybride. Aux chemins ancestraux qui rallient les Grands Lacs et joignent la côte Est, s’en superposent d’autres qui donnent accès aux promesses de l’ouest et aux richesses du sud. La révolution des transports modifiera enfin considérablement l’activité humaine à partir de 1830, en suscitant la spécialisation et la mécanisation, prémices du capitalisme. Le spéculateur trouve en effet dans le bassin

7 On pourra consulter à ce propos : JACOB Christian, L’Empire des Cartes. Approche théorique des cartes à travers l’histoire, Paris, Bibliothèque Albin Michel Histoire, 1992.

8 CARTER Paul, The Road to Botany Bay: an Exploration of landscape and History, Minneapolis, University Press of Minnesota, 2010, p. 149, trad. MD.

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hydrographique de la vallée de vastes espaces bientôt ouverts à la vente. Le commerçant importe les produits manufacturés depuis la côte Est et établit ses comptoirs et entrepôts sur la Belle Rivière qui connecte la région au fleuve Mississippi, à l’Océan Atlantique, et par-delà, au vaste monde. Lieux privilégiés d’échange et de contact avec les microrégions de l’intérieur, les zones de confluence, constituant autant de voies d’accès à la rivière, élargissent le réseau commercial à l’ensemble du pays des « eaux de l’ouest ».

La première des deux cartes proposées ci-après schématise l’interconnexion des Appalaches et du bassin de l’Ohio, la seconde met en valeur la richesse du réseau hydrographique :

Carte 1 : Le « pays de derrière » : l’Ohio ente Appalaches et Mississippi (geoenseignement.wordpress.com-MD)

Bassin de l’Ohio Plateau des Appalaches Cours de l’Ohio

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Carte 2 : Les « eaux de l’ouest » : Confluence du Mississippi et de l’Ohio, principaux affluents de l’Ohio (MD)

Les cartes du XVIIIe siècle constituent de précieux témoignages de la manière dont les contemporains perçoivent la présence de la montagne et des cours d’eau dans le paysage des pays de l’Ouest9. « L’étude des cartes se prête à une réflexion sur la manière dont l’espace est

perçu parce que ce sont des images révélatrices d’une culture, et pas seulement de plats reflets de la réalité », écrit Elizabeth Perkins10. Elles révèlent, parfois difficilement, une manière de percevoir l’environnement qui permet de mieux comprendre l’information géographique contenue. On peut les lire ou les interpréter comme des peintures vectrices d’indicateurs culturels. Les déformations et les erreurs en particulier, souvent mises au compte du relevé géographique imprécis ou de la maladresse, peuvent, selon Brian Harley, mettre au jour « la façon dont le contenu des cartes est influencé par les valeurs de la société qui les produit. 11»

9On pourra consulter sur ce sujet, outre l’ouvrage de JACOB Christian, L’Empire des Cartes. Approche théorique des cartes à travers l’histoire, Paris, Bibliothèque Albin Michel Histoire, 1992, ceux de GODLEWSKA Anne Marie Claire, LABOULAIS Isabelle & BLAIS Hélène, PEAUD Laura et PELLETIER Monique dont les références figurent dans la bibliographie.

10 PERKINS Elizabeth, op. cit., p. 47-52, trad. MD.

11 HARLEY J. Brian, The New Nature of Maps: Essays in the History of Cartography, Paul Lexton Ed., Baltimore and London: Johns Hopkins U.P., 2002, p. 277-312, trad. MD.

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Nous reproduisons ci-après la carte de Thomas Hutchins intitulée « Carte de la partie ouest de la Virginie, de la Pennsylvanie, du Maryland et de la Caroline du Nord (1778) ». On y reconnaît aisément au nord le cours de l’Ohio et de ses affluents. De longues chaînes de montagnes, soulignées par des légendes, forment, sur la partie inférieure du document, un bloc de lignes parallèles qui attire immédiatement le regard et prime sur le cours sinueux des fleuves et rivières. L’importance donnée à ces diagonales souligne l’ampleur de la barrière physique matérialisée par les Appalaches entre le pays d’Ouest et la côte. Leur puissant impact visuel suggère que la distinction géographique entre la région atlantique et l’ouest est déterminante quant à la manière dont le cartographe perçoit le territoire nord-américain. La carte d’Hutchins fournit de plus un subtil témoignage géopolitique. Le discours géographique de l’époque considère une chaîne de montagnes non seulement comme un obstacle naturel, mais aussi, et peut-être plus encore, comme une frontière politique. La manière sans doute involontairement outrée dont Hutchins matérialise et visualise cette frontière est donc à l’aune de l’opinion commune d’une époque qui est persuadée que, « seule, la jeune république ne parviendra jamais à unir les intérêts divergents des régions côtière et intérieure. 12»

Chaînes de montagnes

Carte 3 (A) : Partie ouest de la Virginie, de la Pennsylvanie, Carte 3 (B) : Détail de la carte précédente du Maryland et de la Caroline du Nord, Thomas Hutchins, 1778, (Library of Congress)

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En 1784, John Filson fait paraître sa célèbre Carte du Kentucky que nous reproduisons ci-dessous. Afin de faciliter la comparaison, notre étude portera sur la représentation à la même échelle de la même partie du territoire sur les deux cartes, à savoir les comtés de Fayette, Jefferson et Lincoln dans le futur commonwealth du Kentucky. Les cours d’eau sinueux encadrent et divisent de manière marquante l’image cartographique proposée par Filson. L’Ohio forme un long arc de cercle qui jouxte la partie supérieure gauche du document tandis que les lignes ondulantes des rivières Green et Cumberland lui servent de base. Les cours d’eau définissent en même temps qu’ils faussent la carte de Filson. Le cartographe resserre sur un espace rectangulaire l’ensemble des cours d’eau les plus importants, comprime l’axe est-ouest de la basse vallée de l’Ohio et crée par le fait un aperçu général de la région beaucoup moins précis que celui effectué par Hutchins six ans plus tôt. De manière apparemment paradoxale, sur la carte de Filson, destinée aux colons et aux spéculateurs, la représentation détaillée des cours d’eau prend le pas sur la description exacte des terres.

Carte 4 : Carte du Kentucky, John Filson, 1784, (Library of Congress)

Ces déformations ne sont pas uniquement d’ordre technique ; elles intègrent intentionnellement le projet cartographique. En tant qu’arpenteur, Filson était accoutumé au système traditionnel anglais qui utilise communément pour le bornage des repères

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topographiques bien visibles tels que les méandres des cours d’eau. Le tracé des cours d’eau, cartographié officiellement et pour la première fois par Filson, constitue une étape importante de l’appropriation d’un paysage jusqu’alors inconnu et indifférencié et de sa transformation en propriété privée et européanisée. « Bien loin des descriptions romantiques truffées de détails pittoresques, l’image que se font finalement les voyageurs du pays de l’ouest est celle d’une vallée qui découvre la civilisation en intégrant une nouvelle société de type européen. 13»

L’une et l’autre carte intègrent jusque dans leur conception l’évolution des mentalités dans une société en mutation et éclairent le voyageur. Au début de sa quatrième lettre publiée dans le N° 12 du Journal de Lyon, en date du 10 juin 1789, Jean Savary recommande à ses lecteurs de se référer à leur lecture : « Je suppose qu’en lisant mes lettres, vous avez la carte sous les yeux ; celle de Hutchins est la plus détaillée pour ces pays de derriere. 14» Il aurait pu malicieusement ajouter : « Mais celle de Filson conviendra parfaitement aux spéculateurs. »