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De la vallée de l’Ohio à l’espace transocéanique

ET AU MILIEU COULE UNE RIVIERE

4. Les circulations révolutionnaires

La théorie du push and pull se propose de rendre compte des mouvements migratoires à travers l’étude de facteurs push, qui poussent les migrants à quitter leur pays d’origine, et de facteurs pull qui les attirent vers le pays de destination. Séduisante car simple, cette réflexion se doit d’être complétée par deux niveaux d’analyse complémentaires : l’individuel, (ce que les individus perçoivent et prennent en compte dans leurs décisions) et le sociétal (l’évolution, voire les bouleversements subis par les sociétés concernées)71. Nous lui préférerons l’expression « circulations révolutionnaires », tant nous paraît important l’impact des révolutions atlantiques sur le phénomène migratoire.

4. 1. La tempête océane

Après la guerre d’Indépendance américaine, les jeunes républiques restent confrontées aux interrogations et aux bouleversements engendrés par un monde atlantique en pleine mutation. La France perd la Louisiane et Saint-Domingue, la question de l’esclavage interroge l’Europe et divise les États-Unis dont elle favorise l’essor commercial. La jeune république s’oppose une nouvelle fois à l’ancienne métropole britannique et, revendiquant son autonomie, refuse tout interventionnisme européen. Tel est l’enchaînement des faits, suffisamment complexes pour que l’on s’y attarde.

70 Pourcentages calculés à partir des données fournies par l’United States Bureau of the Census, HSUS, Series A 119-134.

71 MONSUTTI Alessandro, « Migration et développement : une histoire de brouilles et de retrouvailles », Annuaire suisse de politique de développement : Migration et développement ; un mariage arrangé, Genève, Institut de hautes études internationales et du développement, Vol. 27, no 2, 2008, p. 23-42.

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Désireux de reconstituer le vaste empire colonial français de Louisiane, le Premier Consul récupère, grâce au traité de San Ildefonso, signé en secret avec le roi d'Espagne en 1800, d’immenses territoires situés sur la rive droite du Mississippi. Mais bientôt se profile une nouvelle guerre contre l'Angleterre. Bonaparte, qui veut s’assurer la neutralité des États- Unis d’Amérique dans le conflit, leur cède la Louisiane, le 3 mai 1803, pour 80 millions de francs (15 millions de dollars, soit 8 cents l'hectare).

Durant la Révolution Française est créée la Société des Amis des Noirs, à l’instigation de l’abbé Grégoire et de Brissot de Warville. Les idées abolitionnistes gagnent rapidement l’Angleterre, puis les États-Unis qui interdisent la traite atlantique. Les grandes puissances se disputent les mers et les colonies : les Anglais s’emparent de la Martinique le 23 mars 1794. Mais c’est à Saint-Domingue que les évènements prennent un tour dramatique.

À la fin du XVIIIe siècle, la production de sucre et d’indigo, la culture du coton et celle du café, sont en plein essor dans la « Perle des Antilles ». En 1791, éclate la révolte des esclaves. Suite à l'avantage pris par le général noir Toussaint Louverture en 1793, une première vague de réfugiés gagne Cuba et le Natchez District (près de La Nouvelle-Orléans). En 1794, la Convention abolit l’esclavage que Bonaparte rétablira en 1802. Les troubles persistent, la Grande-Bretagne se montre menaçante au point que Napoléon Bonaparte lance en janvier 1802 l'expédition de Saint-Domingue ; l’armée française du général Leclerc est décimée par les désertions et la fièvre jaune lors de l'été 1802. Deux autres vagues d'émigration vers la Louisiane feront suite à l'indépendance de la colonie en 1804. En 18 ans de violence, l'île aura perdu près de la moitié de sa population noire et la quasi-totalité de sa population blanche.

Une grande partie des réfugiés de Saint-Domingue gagnent les États-Unis et y diffusent l’économie de la plantation72. « Les `réfugiés´, écrit Manuel Covo, jouèrent un rôle majeur dans la croissance remarquable du commerce entre Saint-Domingue, les États-Unis et

72 La révolte de Saint-Domingue et ses conséquences ont donné lieu, depuis quelques années, à de multiples réflexions, parmi lesquelles BUTEL Paul. « L’essor de l’économie de plantation à Saint-Domingue dans la seconde moitié du XVIIIe siècle ». Bulletin du Centre d’Histoire des Espaces Atlantiques, n° 7,1995, p. 61-76, GEGGUS David P., “Indigo and Slavery in Saint-Domingue”, Plantation Society in the Americas, 5, New Orleans, 1998, p. 189-204, BLANCPAIN François, La Colonie française de Saint-Domingue: de l’esclavage à l’indépendance, Paris, Karthala, 2004, DESSENS Nathalie, From Saint-Domingue to New Orleans. Migration and Influences, Gainesville, University Press of Florida, 2007, Creole City. A Chronicle of Early American New Orleans, Gainesville, University Press of Florida, 2015, WHITE Ashli Encountering the Revolution: Haïti and the Making of the Early Republic, Baltimore, John Hopkins University Press, 2010, KASTOR Peter J. et WEIL François (dir.), Empires of the Imagination. Transatlantic Histories of the Louisiana Purchase, Charlottesville/Londres, University of Virginia Press, 2009.

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l’ensemble de la Caraïbe. Leur rôle tenait moins à leur nombre […] qu’à leur qualité non seulement de planteurs mais aussi et surtout de négociants. 73» Beaucoup d’entre eux s’installent dans les ports américains pour y commercer et y investir, créent leur propre réseau ou intègrent les réseaux francophones préexistants. D’autres, et c’est le cas de Stephen Hus- Desforges, se consacrent plus modestement au commerce Nord-Sud par l’Ohio et le Mississippi. En cette époque de bouleversements des empires coloniaux, les réfugiés de Saint- Domingue jouent un rôle central dans le maintien et le développement du commerce triangulaire entre États-Unis, France et Antilles.

4. 2. Une terre de « vertu »

La jeune république américaine est à l’époque perçue comme héritière des idées égalitaires promues par les philosophes des Lumières et largement répandues en Europe. Dans sa seconde lettre au Journal de Lyon, Jean Savary perçoit et souligne l’importance du Congrès réuni à Philadelphie « pour la consistance de ce peuple en tant que nation, et pour le bonheur et la tranquillité des individus. 74» D’immenses territoires s’ouvrent par ailleurs à l’ouest entre Appalaches et Mississippi et les ports maritimes et cours d’eau navigables constituent autant de facteurs très favorables à l’entreprise commerciale. Envisageant le développement exponentiel d’un commerce qui tirerait parti de la facilité des communications et d’une extension des marchés due à l’accroissement territorial, l’historien Daniel Walker Howe explique que jusqu’en 1815, le commerce était principalement concentré sur l’est, l’océan Atlantique et l’Europe. Ce n’est qu’après la bataille de La Nouvelle-Orléans que les Américains commencèrent « à envisager l’ouest et le continent75 ». L’Océan continue cependant à apporter ses marchandises, ses nouveaux arrivants et des idées nouvelles. Dans les trente-cinq-années qui suivent et jusqu’à la fin du siècle, la durée de la traversée de l’Atlantique diminue notablement, comme diminuent les prix, y compris ceux des matières

73 COVO Manuel, « Commerce, empire et révolutions dans le monde atlantique : la colonie française de Saint-Domingue entre métropole et États-Unis (ca. 1778 – ca. 1804) », École des Hautes Études en Sciences Sociales, thèse soutenue le 23 novembre 2013, p. 624.

74 Journal de Lyon et des provinces de la Généralité, sixième année, op. cit., p. 154.

75 La bataille de La Nouvelle-Orléans (1815) est la dernière bataille de la guerre anglo-américaine de 1812. Les forces britanniques qui voulaient s’emparer du vaste territoire acquis par les États-Unis lors de la vente de la Louisiane sont vaincues par le général Jackson. HOWE Daniel Walker, What hath God wrought, The transformation of America, 1815-1848, New York, Oxford University Press, 2007, p. 48, trad. MD.

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premières, sur la Frontière nord-américaine. À juste titre, l’historien voit dans le phénomène « un premier exemple de ce que nous appelons la `globalisation´.76 »

La carte ci-dessous rend compte de l’expansion territoriale des États-Unis après le traité de Paris.

Carte 16 : Les États-Unis en 1783 (Encyclopoedia Universalis)

Ces nouveaux espaces deviennent naturellement le terrain privilégié d’une agriculture florissante, elle-même favorisée par le commerce et les « vertus » agraires. « La ferme familiale était la clé de cette vie de `vertu´ », synonyme de santé, productivité, civisme et indépendance, et le travail de la ferme en vient naturellement à acquérir une dimension commerciale77. « Quand un fermier vendait sa récolte, il obtenait une `lettre de change´, pouvait régler ses comptes chez le commerçant, et garder assez d’argent pour investir […] dans une charrue en acier, par exemple. 78» En 1790, Albert Gallatin, partisan de Jefferson et fin observateur économiste fait la remarque suivante : « Vous trouverez difficilement un fermier qui ne soit pas, dans une certaine mesure, commerçant. 79»

Crèvecoeur (1735-1813), un normand d’abord établi comme simple fermier dans l’État de New York, puis nommé consul de France, émettait déjà en 1787 des idées novatrices en matière d’agriculture. La troisième de ses Lettres d’un Cultivateur Américain, intitulée What is an American?, célèbre de façon certes dithyrambique, mais avec sincérité, la simplicité du

76 HOWE Daniel Walker, op. cit., p. 48, trad. MD. 77 HOWE Daniel Walker, op. cit., p. 44, trad. MD. 78 HOWE Daniel Walker, op. cit., p. 45, trad. MD. 79 HOWE Daniel Walker, op. cit., ibidem, trad. MD.

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style de vie américain et l’esprit de tolérance d’une société basée sur des principes d’égalité des chances et d’autodétermination :

« Ici les individus de toutes les espèces sont fondus dans une nouvelle race, dont les travaux et la postérité produiront un jour des changements merveilleux dans le monde. Les Américains sont les pèlerins qui portent vers l’Ouest cette grande masse d’arts, d’énergie, de force et d’industrie, qui naquit avec l’homme dans les plaines de l’Orient. 80»

Tel est, selon Crèvecoeur, « le véritable Américain. » Telle est en tout cas l’image, certes idéalisée, mais attirante et vivace, que peut avoir du Nouveau Continent et de ses habitants, l’habitant de la Vieille Europe.