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Faut-il en passer par la notion de genre pour définir la lecture de poésie ?

2. Retrouvailles avec le genre

Il n’y a pas de texte sans genre.

Jacques Derrida74

Outre la pertinence au niveau cognitif des opérations de catégorisation et de classement, il est évident que l’on ne peut pas circonscrire les objets d’étude littéraires dans les programmes scolaires sans recourir à des domaines, des ensembles, et, comme naturellement, à des genres. Même un philosophe de la déconstruction comme Jacques Derrida y consent. Ainsi, les programmes de lycée en vigueur depuis 2002 et le réajustement de 200675, confirment la réhabilitation de la notion de genre. Mais cette reconnaissance ressemble davantage à des retrouvailles qu’à une adaptation aux découvertes de la recherche fondamentale. En réalité, la notion de genre faisait déjà partie des outils descriptifs avancés par Lanson en 1911 :

Nos opérations principales consistent à connaître les textes littéraires, à les comparer pour distinguer l’individuel du collectif et l’original du traditionnel, à les regrouper par genres, écoles et mouvements, à déterminer enfin le rapport de ces groupes à la vie intellectuelle, morale et sociale de notre pays, comme au développement de la littérature et de la civilisation européenne.76

Dans cette version ancienne du genre scolarisé, l’objectif était de constituer une image pérenne, cohérente et morale du paysage littéraire national. Le genre était un moyen de souligner des convergences où l’individu contribue, de façon plus ou moins conforme, au développement du tout. Il permettait d’ordonner une représentation de la littérature préconstruite unifiée. Chaque romans policiers, des romans d'aventures, des romans de science-fiction, des feuilletons, des livres pour enfants... », Préface à Penser/classer, Hachette, 1985.

73 CANVAT Karl : « Les recherches en psychologie cognitive ont montré que les catégories ne sont pas stables, rigides, données une fois pour toutes : résultant de l'interaction entre le monde et le système cognitif de l'individu, elles sont, à la fois, structurées, souples et ouvertes. » [En ligne], URL :http://zeus.fltr.ucl.ac.be/autres_entites/ilit/textecanvat.htm (page consultée le 30/10/2007)

74 DERRIDA Jacques, « La loi du genre », Parages, Paris, Galilée, 1986, p. 264.

75 Les Instructions Officielles de 2006 réintroduisent l’objet d’étude « roman » en classe de première aux côtés de la poésie, le théâtre et ses représentations, et l’autobiographie.

76 LANSON Gustave, De la méthode dans les sciences, cité par HOUDART-MEROT Violaine, La Culture littéraire au lycée depuis 1880, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Didact.

Français », 1998, p. 155.

œuvre était alors un élément répondant à des critères transcendants.

Aujourd’hui, si le genre est de nouveau reconnu dans les programmes de lycée, c’est en tant qu’outil d’acquisition des savoirs et moteur de construction du sens :

[…] il s’agit avant tout d’amener les élèves à dégager les significations des textes et des œuvres. À cet effet, on continue de privilégier quatre perspectives d’étude :

- l’étude de l’histoire littéraire et culturelle ; - l’étude des genres et des registres ;

- l’étude de l’argumentation et des effets sur les destinataires ; - l’étude de l’intertextualité et de la singularité des textes.77

Le genre devient un levier heuristique et herméneutique parmi d’autres. La notion de genre est désormais sollicitée en tant que perspective d’étude complémentaire : elle entre nécessairement en tension avec les autres principes de classement et de représentation des textes littéraires. On remarque qu’elle n’est pas spontanément couplée à celle de l’histoire littéraire mais à la saisie diachronique des registres. L’effet qui en résulte est la représentation d’un objet littéraire atomisé et complexe que l’on ne peut approcher que dans une logique de complémentarité, de recoupements et de réseaux. Il semble donc que les programmes d’enseignement en lycée aient répercuté à l’échelle d’un siècle le changement de paradigme identifié par Jean-Michel Adam : d’une conception du genre-étiquette il convient désormais de prendre le genre en compte dans une « dynamique socio-cognitiviste »78.

Le recours aux genres littéraires dépasse donc amplement une simple question d’étagères, de chapitres ou de gymnastique mentale : les genres ont ceci de particulier qu’ils reposent en fait à chaque fois la question entière de la définition même de la littérature, c’est d’ailleurs l’enjeu qu’y plaçait Jean-Marie Schaeffer79 en 1989. On voit aussi qu’ils sont le symptôme de tout un mode

77 Bulletin Officiel n°40, 2 novembre 2006, Programme d’enseignement de français en classe de première des séries générales et technologiques, reproduit partiellement en Annexe I, site de L’Education Nationale, [En ligne] URL : http://www.education.gouv.fr/bo/2006/40 (page consultée le 2/09/2007)

78 ADAM Jean-Michel & HEIDMANN Ute, « Six propositions pour l’étude de la généricité », Le savoir des genres, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, La Licorne n°79, p.

21-34, p. 25.

79 SCHAEFFER Jean-Marie, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 1989, p. 8.

d’appréhension du champ littéraire. Dès lors, on doit bien admettre que classer les œuvres littéraires par genres ne va pas toujours de soi. Les travaux de Gérard Genette80 ou d’Antoine Compagnon81 soulignent l’évolution parfois confuse des théories génériques, mais également les transgressions perpétuelles qu’opèrent les auteurs jusqu’à ce que la notion de transgression elle-même s’érode. Mais classer Henri Michaux, Louis-René des Forêts ou Christian Prigent parmi les poètes questionne le genre poésie, et impose de reconsidérer les schémas, le plus souvent ternaires, érigés depuis Aristote, Boileau, Hugo, Brunetière. On le voit, recourir aux genres pose d’abord un problème historique : la question de l’ordre générique doit donc au minimum être posée en synchronie. Pour user de la notion de genre, il faut en toute rigueur construire des « tranches synchroniques ».

Pourtant, le lecteur ne module pas nécessairement son horizon d’attente en fonction de la date de parution ou de création de l’œuvre lue : l’écolier aborde un poème contemporain, par exemple, à partir des connaissances génériques acquises sur des exemples romantiques. La réception générique ne s’ajuste pas spontanément à la synchronie requise. D’autre part, c’est un lieu commun de la modernité de rappeler que les créateurs sont souvent en avance sur les théories, qu’elles fussent normatives ou descriptives : par exemple, « Aragon anticipe souvent au sein de ses œuvres les mouvements théoriques ultérieurs », nous dit Luc Vigier82. La transgression structure indéniablement l’histoire des genres83. Recourir à la notion de genre pose donc immédiatement des problèmes de définition, de réception et de transmission de l’objet littéraire.

80 GENETTE Gérard, « Des genres et des œuvres », Figures V, Paris, Le Seuil, coll.

« Poétique », 2002.

81 COMPAGNON Antoine, « Genre et réception », site Fabula, [En ligne],

URL : http://:www.fabula.org/compagnon/genre11.php (page consultée le 23/09/2007).

82 VIGIER Luc, « La pensée du genre « roman » chez Aragon : dérision théorique ? » dans MONCOND’HUY Dominique & SCEPI Henri (dir.), Les genres de travers, littérature et transgénéricité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « La Licorne » 82, 2008, p. 207-218, p. 208.

83 VARGA KIBEDI Aron, « L’histoire des genres littéraires est celle de la mise en place, puis de la transgression progressive des critères qui sont censés les spécifier », Dictionnaire des littératures de langue française, Bordas, p. 966.