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Faut-il en passer par la notion de genre pour définir la lecture de poésie ?

B. La poésie nécessite-t-elle des théories de la réception spécifiques ?

B.1. a. Quelques données sociologiques

Le lyrisme a toujours été le parent pauvre de la sociologie littéraire

H.R. Jauss302

La sociologie de la lecture, que l’on distingue de la réception littéraire303, devrait nous livrer quelques éléments sur les pratiques des adolescents. Le souci est que les travaux de recherche dans ce domaine globalisent la lecture. Par exemple pour Nicole Robine304, le livre est considéré comme objet de lecture, sans prise en compte des genres choisis. En 1989, François de Singly traite la lecture des adolescents sans évoquer une seule fois la poésie. Dans son ouvrage, l’entrée par « genres de livres préférés » se décline dans l’ordre suivant « BD, revue, roman, documentaire, livre-jeu »305. Il n’y a pas d’autre entrée générique dans cette étude, et aucun recueil de poèmes n’est

302 Suite de la citation : « il le reste encore pour la nouvelle théorie matérialiste de la littérature, en dépit des études demeurées inachevées de Walter Benjamin sur Baudelaire », JAUSS Hans-Robert, « La douceur du foyer, La poésie lyrique en 1857 comme exemple de transmission de normes sociales par la littérature. », Pour une esthétique de la réception, trad.

Claude Maillard, préface Jean Starobinski, Paris, Gallimard, coll. « Tel », [1974] 1978, p. 263.

303 PERONI Michel, « La lecture, pratique culturelle ou activité de réception ? », dans POULAIN Martine (dir.), Lire en France aujourd’hui, Editions du cercle de la librairie, coll.

Bibliothèques, 1993, p. 47-73.

304 ROBINE Nicole, Lire des livres en France des années 1930 à 2000, Electre-Editions du cercle de la Librairie, coll. « bibliothèques », 2000.

305 De SINGLY François, Lire à 12 ans, une enquête sur les lectures des adolescents, Observatoire France Loisirs de la lecture, Nathan, 1989, p. 168.

soumis au test de « typologie et lecture des livres classiques »306. Dans Et pourtant ils lisent307, la poésie n’est pas abordée en tant que telle. Un seul des tableaux statistiques en fait mention : selon l’étude de la « Répartition par grands genres des titres du corpus à la fin du collège », la poésie représente la catégorie la moins lue, avec environ 2% de « succès ». Les sociologues de la lecture semblent donc n’avoir jamais pressenti le moindre intérêt des adolescents pour la poésie. Pourtant, Baudelaire est évoqué parmi les auteurs préférés des élèves qui n’ont jamais redoublé.308 Ce paradoxe n’est pas même relevé par les sociologues.

Certes, ces études sont finalement déjà anciennes, et il faudrait réaliser de nouvelles enquêtes aujourd’hui. Les conditions médiatiques et éditoriales ont légèrement changé au cours des années 2000, notamment avec le déploiement du Printemps des poètes et la multiplication des maisons de la poésie.

Mais au moment des études de Baudelot et de de Singly, les éditions Gallimard, La Découverte, la collection Folio, Le Livre de poche, avaient déjà publié de nombreux volumes abordables et des anthologies thématiques, qui n’ont pas pu passer inaperçus dans les classes ou les bibliothèques fréquentées par les « enquêtés ». Les adolescents éprouvent-ils si peu d’intérêt pour la poésie ou celle-ci constituerait-elle le point aveugle de la sociologie de la lecture ? En fait, on peut considérer avec Jean-François Hersent que les sociologues se méfient des genres309. Dans les rapports sociologiques, lire est considéré comme une activité évaluable quantitativement. Elle est analysée selon des variables extrinsèques – le sexe, le parcours scolaire, la catégorie socio-professionnelle des parents… –. Christian Baudelot reconnaît pourtant

306 Ibidem, p. 188.

307 BAUDELOT Christian, CARTIER Marie, DETREZ Christine, Et pourtant ils lisent…, Paris, Le Seuil, coll. « L’épreuve des faits », 1999.

308 Ibidem, p. 63.

309 HERSENT Jean-François, « Sociologie de la lecture en France : état des lieux » Juin 2000, site du Ministère de la culture, [en ligne]

URL : http://www.culture.gouv.fr/culture/dll/sociolog.rtf, « le classement des lectures est souvent inopérant et la notion de genre fortement critiquable pour les a priori dont elle est porteuse. Dans l'incapacité de mesurer les différences, certains sociologues ont cherché à forger de nouvelles catégories, par exemple la distinction entre genres " légitimes " et genres

" illégitimes ". Mais même reformulée, la notion de genre ne prend sa valeur heuristique que sur la longue durée, lorsqu'elle permet de voir une population passer de la lecture de la Bible à celle des encyclopédies. Mais elle ne peut rendre compte, à elle seule, des sens donnés par les lecteurs à leurs lectures ».

que le mot « lecture » recouvre pour chacun une définition singulière et surtout des objets lus très hétérogènes.

Face à ces manques, les travaux récents de Sébastien Dubois310 font figure d’exception. Ils concernent la sociologie du champ littéraire. Dans le domaine de la lecture des adolescents, depuis Lire à 12 ans, François de Singly311 a réalisé une nouvelle étude en 1993. Celle-ci indique la part de la poésie dans les lectures des adolescents. Les sources datent de 1992, elles sont redevables au ministère de l’Education Nationale et de la Culture. Les chiffres montrent qu’alors 8% des jeunes lisent souvent de la poésie312, et 58% jamais.

Mais il faut signaler que le roman policier et le roman d’aventure ne recueillent dans le même temps que 15 % des faveurs des jeunes lecteurs313. Entre 4 et 13

% seulement reconnaissent « le poids de la poésie dans leur lecture-travail », tandis que parmi ceux qui « déclarent lire souvent ou de temps en temps » 39% affirment faire la lecture de poèmes deux fois par mois. Ils sont alors 62% à choisir des romans d’aventure314. Selon une autre enquête315, menée cette fois dans une perspective didactique, seules 1% des 288 filles sondées lisent de la poésie et 4% des élèves reconnaissent avoir détesté les œuvres intégrales de poésie étudiées en classe.

Au-delà de ces constats, il est particulièrement intéressant de croiser les chiffres de François de Singly avec ceux des fréquentations de bibliothèques316. En 1992, les usagers des bibliothèques publiques sont pratiquement deux fois plus nombreux à lire des livres de poésie que les autres (32 % contre 18 %),

310 DUBOIS Sébastien, « Economie de la poésie contemporaine », site du Centre National du Livre [en ligne, dernière modification 30 novembre 2005] URL : http://www.centrenationaldulivre.fr/?Economie-de-la-poesie, (page consultée le 10/12/2006).

311 De SINGLY François, Les jeunes et la lecture, Les dossiers Education et formations, n°24, janvier 1993, Ministère de l’éducation nationale et de la culture, direction de l’évaluation et de la prospective, direction du livre et de la lecture, département des études et de la prospective (culture).

312 Il faut croire donc qu’entre 1993 et 1999, les chiffres concernant la poésie ont diminué…

Ce sont pourtant les chiffres de François de Singly que nous allons commenter car l’enquête de 1993 nous livre des relevés complémentaires permettant de développer des pistes d’interprétation.

313 Ibidem, p. 45.

314 Ibidem, p. 120.

315 DEMOUGIN Patrick & MASSOL Jean-François (dir.), Lecture privée et lecture scolaire, la question de la littérature à l’école, CRDP de Grenoble, 1999, p. 123.

316 Ibidem, p. 180.

alors que la lecture des romans d’aventure ne varie pas que l’on fréquente ou non des centres de prêt. Ce dernier point devrait intéresser les enseignants car il suggère deux choses : d’une part, ce ne serait pas l’école qui rend la poésie familière des lectures cursives de poésie, ces lectures sont manifestement réalisées dans un cadre non prescriptif. D’autre part, ces chiffres laissent entendre que l’achat de recueils de poèmes n’est pas spontané. Ils sont en effet moins accessibles, plus chers, moins promus à la vente, et leurs auteurs moins reconnus socialement et médiatiquement. L’achat d’un livre de poésie est beaucoup moins encouragé et moins balisé que celui d’un roman. On peut raisonnablement penser que la situation actuelle présente des similitudes avec cette enquête déjà ancienne, et souligner alors l’enjeu, pour la poésie, des collaborations entre lycées et bibliothèques publiques. Ces résultats invitent résolument à prendre en compte les lectures réalisées en dehors de la classe.

Tandis que les enquêtes sociologiques ne permettent pas de préciser davantage en quoi consiste la réception effective de la poésie par les lycéens, l’exercice de « l’autobiographie de lecteur », s’il est réalisé dans des conditions favorables, peut ouvrir une porte sur cette « encyclopédie personnelle » en gestation. Dans un article paru dans la revue Enjeux en 2004, Annie Rouxel procède à l’analyse du corpus des autobiographies de lecteurs de toute une classe de première littéraire. On est alors saisi de constater qu’en dépit de la diversité des lectures évoquées, deux élèves seulement mentionnent de la poésie. Le constat est clair : « poésie et théâtre sont souvent absents des références mentionnées »317. Pourquoi ? Une absence réelle de contact avec la poésie en primaire et en collège n’est pas concevable, c’est donc l’intériorisation de ces lectures comme étant constitutives d’une identité de lecteur qui n’a pas eu lieu. Pourquoi les lycéens « oublient-ils » de mentionner les poèmes qu’ils ont lus ? Est-ce seulement par manque d’intérêt ? En fait, ils n’en mobilisent pas le souvenir au moment de ce bilan. Plus ou moins consciemment, ces lectures ne correspondent pas à ce qu’ils croient être l’attente du professeur dans le cadre de cet exercice. Poésie et lecture sont

317 ROUXEL Annie, « Lecture et retour sur soi : l’autobiographie de lecteur au lycée », Enjeux, n°61, hiver 2004, p. 60.

alors dissociées. Une « autobiographie de scripteur » donnerait peut-être à la poésie une toute autre place.

B.1.b. Le statut particulier de la poésie dans les pratiques de