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Faut-il en passer par la notion de genre pour définir la lecture de poésie ?

A. Représentations de la poésie

A.1. a. La poésie lue et vue par les enseignants

Les enseignants à l’interface du problème de définition de la poésie

Lecteurs et médiateurs, les professeurs constituent un véritable maillon dans l’élaboration des définitions de la poésie par les lecteurs. Transmetteurs des traces de leur propre formation initiale et continue, praticiens de la lecture et parfois de l’écriture, leur regard ne saurait se fondre aux injonctions de l’institution que pourtant ils relaient. Il a donc semblé à la fois intéressant et important de partir de points de vue d’enseignants dans cette étape de définition pratique de notre objet. Nous verrons ainsi à travers une enquête si la notion de genre concourt à la lecture de poésie ou si au contraire, les praticiens de l’enseignement s’en écartent, et nous nous demanderons alors à quel profit.

Tentatives pour définir la poésie

Pour recueillir des données, la méthode employée a été d’inspiration écologique95 : les auteurs des définitions collectées ne constituent pas un échantillonnage représentatif des enseignants selon les normes requises en sociologie de la lecture, mais un ensemble restreint et arbitraire de stagiaires volontaires pour une formation académique intitulée « La poésie en lycée ».

Les définitions ont été recueillies dans un contexte réel de pratique et non dans le cadre d’un dispositif didactique ni d’un examen. Les auteurs de ces

95 On peut souligner le modalisateur dans la formule « d’inspiration écologique » : en effet, si le diagnostic des préacquis est une étape naturelle car nécessaire dans une formation, s’inscrire individuellement à un stage consacré à la poésie n’est pas anodin.

définitions ont donc été sondés dans le cadre d’un projet professionnel et personnel, motivés par une certaine attente, celle de voir confirmées, enrichies, voire discutées, leurs propres représentations au moment prévu de la mise en commun. Il faut donc lire aussi chaque définition comme une formule d'essai, une parole tendue dans l’espace d’une communication avec l’ensemble du groupe et le formateur estimé un peu plus « savant ». Donc même si ces paroles ne répondent pas à un questionnaire destiné au didacticien, elles n’en sont pas moins très circonstanciées et finalement éloignées des énoncés à ras de quotidien que l’on traque dans une démarche véritablement écologique96.

Au tout début de ce stage de formation continue organisé sur deux journées à la Maison de la Poésie de Rennes, les professeurs ont été invités à compléter individuellement un tableau où ils devaient consigner une définition du mot « Poésie », des jalons d’histoire de la poésie, la place de la poésie dans leur parcours personnel, et la façon dont ils l’enseignent. Cette collecte s’est faite dans un contexte symbolique semi institutionnel : les enseignants étaient entre eux, la formatrice ne représentant ni le corps d’inspection ni une quelconque hiérarchie administrative97. Les stagiaires étaient attablés en cercle dans la salle chaleureuse de la Maison de la poésie. L’intention était d’obtenir dans ce contexte une parole, la plus libre possible98, lors de la phase

« diagnostique » de la formation.

Reprises cette fois à des fins didactiques, ces définitions deviennent alors la matière d’une enquête : elles vont nous permettre de repérer comment des enseignants de français surmontent les difficultés de définition de la poésie

96 Des exemples d’approche écologique sont présentés dans « L’évaluation de la lecture approches didactiques et enjeux sociaux », numéro coordonné par Michel Dabène. – Revue de linguistique et de didactique des langues, n° 10, juillet 1994, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1994. Un autre exemple d’approche écologique dans le cadre de recherche en didactique de la littérature a été développé par Manon Hébert pour sa thèse de doctorat : Co-élaboration du sens dans les cercles littéraires entre pairs en première secondaire : étude des relations entre les modalités de lecture et de collaboration, Département de didactique, Faculté des sciences de l'éducation, Université de Montréal, 2002.

97 Les enseignants se trouvant hors de leurs murs professionnels habituels, on pouvait alors compter sur une parole en relative liberté.

98 Cette notion de « liberté de parole » est bien entendu discutable, mais dans la mesure où les définitions sont recueillies en tout début de stage et en dehors de tout dispositif d’évaluation sommative, on peut considérer qu’elles échappent à une part des stéréotypes universitaires impersonnels auxquels n’auraient pas manqué de recourir par exemple des candidats à un concours de recrutement.

et comment la notion de genre leur vient éventuellement en aide. L’ensemble des réponses recueillies est reporté en annexe99.

Et si la poésie n’était pas un genre littéraire ?

Les quinze définitions collectées inspirent une série de remarques. On retrouve d’abord le paradoxe, constant aussi chez les élèves100,qui oppose la valorisation de la poésie (2, 3, 13) et l’aveu d’un certain « problème » vis à vis d’elle (1, 6, 11). On constate ici surtout que très peu de professeurs recourent à la notion de genre pour définir la poésie : quatre sur quinze. Une réponse (13) insiste même pour écarter volontairement cette notion de « genre ». En plus, la réponse 4 montre que les genres ne sont pas étanches et que la poésie peut tous les infiltrer, la transgression ou le flou des frontières génériques peut bénéficier à la poésie. Quand ils ne sont pas face à leurs élèves, les professeurs semblent donc résister à la configuration triadique des genres roman/poésie/théâtre scellée, désormais, dans les programmes de lycée. La définition de la poésie comme genre n’est donc pas centrale pour la grande majorité de ces enseignants, elle ne les aide pas à cerner l’objet ni à rendre compte d’une réception. Le terme « poésie » ne renvoie pas à un ensemble de textes mais plutôt à des traits stylistiques et pragmatiques des œuvres. Ces traits entretiennent certains « airs de famille » qu’une observation simplement formelle peine à discerner. Ils appellent une posture de réception, une disposition du lecteur à se rendre sensible à certains éléments virtuels du texte, posture qui convoque alors véritablement la qualification de « poésie ».

Les définitions proposées par les professeurs s’ancrent ainsi dans trois directions :

- dans l’idée de « jeu » en liberté avec le langage (10), sa dimension musicale et son pouvoir d’évocation

- à travers un rapport au monde et à l’autre (7, 9)

99 Enquête présentée dans en annexes IV-8 : définitions et corpus des professeurs.

100 RANNOU Nathalie, « Des lycéens et des poètes d’aujourd’hui lecteurs de poésie », Enseigner et apprendre la littérature aujourd’hui, pour quoi faire ? Sens, utilité, évaluation, Actes des huitièmes Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, 29-30-31 mars 2007, UCL, Presses Universitaires de Louvain, coll. « Recherches en formation des enseignants et en didactique », GRIFED, Louvain-la-Neuve, Belgique, 2007, p. 369-377.

- comme une expérience singulière de la réception marquée par l’intériorité (13), l’émotion (5) ou l’hermétisme (11).

Cette triade ne correspond pas à trois théories autonomes constituées mais traverse le champ de la poésie. Y affleurent des références implicites aux pensées sur le rythme (Meschonnic), l’image (Reverdy, Gleize), la présence (Hölderlin, Bonnefoy), le signifiant (Lettrisme, Oulipo). Ces réponses marquent aussi les effets de la réception et la qualité d’événement que peut prendre la lecture.

Quant aux corpus amorcés, on remarque une forte prégnance dix-neuvièmiste avec Rimbaud et Baudelaire évoqués chacun plus de dix fois.

Char, Ponge, Apollinaire et Villon semblent également faire partie des

« incontournables ». On remarque que Bonnefoy et Césaire sont représentés chacun trois fois, peut-être parce qu’ils ont été au programme de terminale101. En dehors d’un collègue qui s’est risqué à joindre un chanteur dans son corpus, les enseignants n’ont pas cité spontanément d’œuvres génériquement problématiques : donc le genre n’est pas dit, mais il est manifestement intégré.

On peut par ailleurs mesurer un effet régional dans cette enquête, avec la présence dans cette liste de Corbière, Guillevic, Perros, Keineg, White, Josse, Grall, Le Men, Le Gouic et Kay. Ces auteurs de Bretagne sont à relier notamment à la reconnaissance régionale, à l’édition de proximité et aux effets d’actions culturelles. Les rencontres lors de salons, de lectures, de résidences, d’opérations de type « Printemps des poètes » ont fait connaître Siméon, Rouzeau, El Amraoui notamment. On peut supposer que ces modes de configuration de corpus sont spécifiques à la poésie et, dans une mesure moindre, à la région Bretagne. Le genre « roman » aurait vraisemblablement appelé des noms d’auteurs médiatisés nationalement à travers des prix, des ordres de valeurs médiatiques et éditoriaux.

On note enfin dans cet ensemble d’auteurs évoqués en début de stage la faible présence de poètes traduits : Virgile, Rilke et Neruda sont les seuls auteurs non francophones représentés. La poésie traduite cumule deux

101 Il existe évidemment un effet marqueur du corpus personnel des enseignants par ce biais.

handicaps car la littérature étrangère et la poésie ne sont pas des corpus de lecture dominants.

L’examen de ce recueil de données manifeste donc une première tension entre une définition officielle et scolaire de la poésie ancrée dans une configuration par genres, et des pratiques empiriques des professeurs lecteurs, qui se préoccupent peu de cet outil de connaissance. Les réponses très diverses, parfois contradictoires, empruntent des critères existentiels, pragmatiques ou textuels. Les définitions stylistiques et formalistes de la poésie semblent donc plutôt caduques auprès de ces enseignants. On peut comprendre ici le renouveau générique comme la caractérisation de postures plutôt que de normes. Il reste à savoir si cette particularité de la poésie a des incidences dans les enseignements. Le travail sur les « genres et registres » systématisé en classe de seconde et approfondi, pour ce qui est de la poésie, en classe de première, facilite-t-il l’accès aux textes poétiques ? Quelles représentations de la poésie en résultent auprès des jeunes lecteurs ?