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Faut-il en passer par la notion de genre pour définir la lecture de poésie ?

C. En quoi consiste la lecture de poésie en lycée ? Les réponses des manuels

C.3. b. La critique oubliée

Reprises, reconfigurées, abâtardies, vulgarisées : les théories de la littérature et de la poésie sont tout cela une fois assimilées aux présupposés des conceptions scolaires de la lecture. Mais ce qui est le plus visible et qui marque véritablement les choix théoriques assumés dans le cadre de l’enseignement, ce sont les grandes absentes, les théories occidentales de la poésie qui ont été écartées par la logique de l’histoire, et celles qui n’ont pas été absorbées, par résistance ou par prudence. Nous allons pointer trois d’entre elles : la poésie conçue comme ornement, la lecture psychanalytique et la poésie comme présence.

La conception de la poésie comme ornement notamment, a perdu peu à peu ses traces dans l’enseignement en lycée. Les auteurs du Manuel de

506 Manuel Nathan, p. 189.

507 Manuel Bertrand-Lacoste, p. 246.

508 Manuel Bertrand –Lacoste, p. 168.

509 Manuel Bertrand-Lacoste, p. 260.

510 « L’automne révèle les liens profonds de l’amour et de la mort », Français Méthodes, Hachette Education, p. 344.

littérature française par exemple mettent les lecteurs en garde : Il ne faudrait pas réduire les calligrammes figuratifs de Guillaume Apollinaire à leur charme ludique511. Ni prouesse technique, ni jeu gratuit, ni simple variation de forme, il y a dans la représentation actuelle de la poésie en lycée une gravité et un impératif de profondeur. C’est sans doute pour le démontrer a contrario que les auteurs du manuel Hatier proposent aux lecteurs d’expérimenter une réécriture du calligramme sans sa mise en forme. Force est alors de constater pour l’expérimentateur que les choix typographiques et de mise en page du poète participent du sens du texte et non du niveau superficiel de sa présentation.

A quelles théories de la poésie ou quels outils critiques devrait-on recourir pour répondre à cette question posée dans le manuel Hachette : Quelles sont les marques de la présence du poète dans le texte ?512. Pour être véritablement satisfaisante, la réponse devrait s’appuyer sur la psychanalyse ou sur la phénoménologie car le poète ne se superpose certainement pas purement et simplement au sujet d’énonciation. Or le recours aux outils psychanalytiques ne s’est pas imposé au lycée. Conçue comme une fenêtre ouverte sur l’inconscient de l’auteur à la façon de Jean-Luc Steinmetz, ou sur l’inconscient du texte dans les pas de Jean Bellemin-Noël, la lecture psychanalytique de la poésie est marginalisée au point que la notion même d’inconscient reste étrangère à tout le questionnement sur Apollinaire dans les huit manuels examinés. La complexité des notions que les lectures psychanalytiques requièrent et la nécessité d’un apprentissage méthodologique conséquent ne sont pas les seules justifications de ce point aveugle de l’enseignement de la lecture littéraire en lycée. Adopter une posture d’écoute face aux failles, aux aberrations, aux lapsus du texte, c’est admettre une conception de la création littéraire perturbante pour l’ordre scolaire, c’est prendre le risque permanent de la contradiction. Telle est de façon récurrente la démarche de Jean-Luc Steinmetz : relever et reconfigurer la contradiction513 et le paradoxe du texte, creuser à l’extrême une posture de lecture pétrie

511 Manuel Bréal/Gallimard Education, p. 547.

512 Manuel Français Méthodes, Hachette Education, p. 344.

513 STEINMETZ Jean-Luc, « Notes sur cinq poèmes en prose », Le champ d’écoute, Neuchâtel, La Baconnière, coll. « Langages », p. 179.

d’étonnement514. Il adopte par exemple cette logique du contre-pied vis-à-vis d’Apollinaire en considérant tout ce qui retient le poète d’être véritablement moderne. Il montre aussi par exemple que « Le christianisme y est moins affirmé qu’on ne le croit : il donne lieu surtout à l’évocation, par contraste, de pratiques païennes »515. La lecture devient un cheminent singulier à rebours des évidences dominantes. La lecture est dès lors à la fois intuition et débat, difficile à insinuer, difficile à enseigner.

Enfin, l’arrivée d’Yves Bonnefoy au programme de terminale littéraire en 2005, a mis à jour une partie des lacunes de l’enseignement de la poésie jusqu’en classe de première. Peu présentée aux élèves, la poésie contemporaine est abordée davantage comme curiosité formelle que comme source de questionnement existentiel. Dans un article confié à la revue québécoise Etudes Françaises516, Dominique Combe explique en effet que poésie et philosophie se sont disjointes depuis Poe, Baudelaire et Hugo avant de retrouver un espace commun avec les auteurs contemporains que sont Bonnefoy, Deguy, Gaspar ou Frénaud. La notion de présence sur laquelle repose toute l’entreprise poétique de Bonnefoy ne saurait s’enseigner comme un point de rhétorique ou un motif d’histoire de l’art ; elle requiert une ouverture philosophique et phénoménologique du lecteur quasiment d’ordre spirituel517. En effet, l’ambition du poème n’est pas tant de dire la présence que d’en éveiller l’expérience, un vécu tendu au lecteur bien au-delà de toute performance évaluable et mesurable. Avec la génération d’Yves Bonnefoy, la lecture de poésie prend en charge le souci heideggérien de l’être et porte la lecture du poème à la hauteur d’un événement que des penseurs comme Walter Benjamin nous invitent à considérer. Appliqué à la littérature, l’événement replace la littérarité du côté du lecteur, et le brasier d’Apollinaire au cœur de la lecture.

514 STEINMETZ Jean-Luc, Le champ d’écoute, op.cit., p. 187.

515 STEINMETZ Jean-Luc, Les réseaux poétiques, op. cit., p. 119.

516 COMBE Dominique, dans FREDERIC Madeleine (dir.), « Poésie, enseignement, société », Études françaises, Volume 41, numéro 3, Montréal, Presses de L’Université de Montréal., 2005, p. 5-8.

517 « La lumière profonde a besoin pour paraître /D’une terre rouée et craquante de nuit […]/ Il te faudra franchir la mort pour que tu vives,/ La plus pure présence est un sang répandu », Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, 1953, Poèmes, Poésie Gallimard, 1982, p. 74.

On pourrait d’ailleurs reprendre à Michel Collot, pour le compte du lecteur cette fois, ce qu’il considère être le moteur de l’écriture :

Ce qui nous délivre de la présence des choses, c’est la simplicité infinie d’un il y a qui ne saurait lui-même se livrer, d’un es gibt qui ne les donne qu’en se retirant. Le « ah ! » des choses, comme disent les Japonais, est cet insaisissable qui saisit le poète : l’étonne ; et le charge d’une cause à défendre par le verbe. Leur évidence est obscure, leur dévoilement reste voilé, et semble exiger encore d’être révélé par le langage. Si l’horizon a pu devenir un « objet poétique » privilégié, c’est qu’il n’est pas vraiment un objet, mais la marque, en tout objet ou paysage, de cette insuffisance du voir, qui le destine à être constamment relayé par le dire. 518

L’événement de la lecture du poème peut donc être conçu comme cette perception verbale d’un horizon voilé/dévoilé, instant d’étonnement, d’émerveillement et d’évidence au sein d’un réel que les mots, la poésie, rendent exceptionnellement tangible. La métaphorisation spatiale de l’événement de lecture montre que l’on n’en a pas encore fini avec Heidegger, et rappelle que la poésie nous ancre dans un rapport au monde, un présent concret. Dans sa thèse consacrée à André du Bouchet519, Victor Martinez insiste plutôt sur le recours à Merleau-Ponty et aux théories de la perception.

C’est une voie que la didactique n’a pas encore explorée.

Faire du poème un événement de lecture pour les élèves, voilà un horizon pour une didactique de la poésie encore en devenir.

518 COLLOT Michel, La Poésie moderne et la structure d’horizon, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Ecritures », 1989, p. 157.

519 MARTINEZ Victor, Aux sources du dehors, poésie, pensée, perception dans l’œuvre d’André du Bouchet, thèse dirigée par Michel Collot, la Sorbonne Nouvelle, Paris III, 2008.