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La poésie donnée à lire : question des corpus et conception de la réception la réception

Faut-il en passer par la notion de genre pour définir la lecture de poésie ?

C. En quoi consiste la lecture de poésie en lycée ? Les réponses des manuels

C.2. La poésie donnée à lire : question des corpus et conception de la réception la réception

C.2.a. Quelques auteurs incontournables au sein d’un vaste corpus L’examen qualitatif des huit manuels sélectionnés doit permettre de mettre à jour également un profil du corpus de poésie en lycée. Quels textes l’institution, représentée à travers les choix des concepteurs de manuels, entend-elle donner à lire aux lycéens ? Quels poètes chaque manuel fait-il accéder au statut d’auteur significatif, représentatif, voire de « classique scolaire »? Cette comparaison vise à faire apparaître un corpus « officiel » en vigueur, c'est-à-dire l’ensemble des noms jugés par les concepteurs comme étant « incontournables » ou « défendables » dans la configuration actuelle des programmes. Bien sûr, le nombre limité de manuels examinés ne permet pas de conférer de valeur statistique à ces relevés. Mais l’analyse du tableau

457 BLANCHOT Maurice, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, coll. « folio », 1962, p. 182.

reproduit en annexe458 doit montrer quels auteurs sont valorisés ; nous nous demanderons alors pourquoi et surtout à quelles fins.

L’examen global de ces relevés qualitatifs déjoue deux types préjugés : d’une part, la palette des auteurs de poésie sollicités à l’intention des lycéens est extrêmement large et variée, 142 poètes au total sont abordés à raison d’une moyenne de 44 poètes différents par manuel. D’autre part, le

« consensus scolaire » vis-à-vis du corpus de poésie est extrêmement réduit : seuls des extraits poétiques de sept auteurs sont présentés dans la totalité des manuels examinés. Il s’agit de Verlaine, Ronsard, Rimbaud, du Bellay, Baudelaire, Aragon et Apollinaire. Certains auteurs de manuels ont donc pensé que ni les poèmes de Char, ni ceux de Hugo, Mallarmé ou Saint-John Perse par exemple ne devaient absolument figurer dans un livre de français de première. Cette double réalité a pour conséquence de diluer le corpus poésie dans le socle culturel commun de la société : la notion d’ « incontournable » est finalement limitée car elle concerne moins de 5% des poètes présentés. Un examen de descriptifs du baccalauréat réalisé dans le cadre d’un Groupe Innovation Recherche de l’Académie de Rennes, en 2003, a conduit à un bilan comparable459 : les « incontournables » sont véritablement sur-représentés (Baudelaire l’était cette année-là dans 19 descriptifs sur 46), mais en nombre très restreint. Sans être reliée à un corpus scolaire large et stable, la poésie maintient à la fois dans le flou et dans un univers commun de références sa définition et ses représentations auprès des lecteurs.

Si l’on pose l’hypothèse que les manuels reflètent les corpus enseignés, on doit conclure que l’organisation des programmes par objets d’étude a des conséquences paradoxales : en permettant d’élargir les corpus sans limites, elle restreint finalement les points d’intersection entre les enseignements effectifs, et déstabilise à terme l’étendue de la culture poétique de base dans la société.

L’analyse des manuels confirme et illustre la logique d’éparpillement pressentie à travers l’histoire des instructions officielles.

458 Annexe II.3. : Présence quantitative et qualitative de poèmes dans les manuels : quels sont les auteurs cités ?

459 ROUXEL Annie, Lectures cursives : quel accompagnement ?, op. cit., p. 133.

Pour vérifier si ces effets des programmes actuels affectent plus particulièrement le corpus de la poésie il faudrait bien entendu réaliser une étude comparable à partir des œuvres théâtrales ou romanesques. Voyons par exemple le manuel de Dominique Rincé chez Nathan :

- le théâtre est présent dans 12 groupements de textes sur 51, il est donc moins présent, quantitativement que la poésie,

- le théâtre n’est rendu présent dans des séquences pluri-génériques qu’à travers l’essai (Le théâtre et son double d’Artaud), et le baroque,

- Calderon, Molière, Corneille, Shakespeare, Garnier, Diderot, Hugo, Claudel, Cixous, Musset, Beckett, Koltès, Racine, Serena, Beaumarchais, Ionesco, Reza, Sophocle, Marivaux, Pirandello, Genet, Giraudoux sont les vingt-deux auteurs de théâtre dont l’œuvre apparaît,

- parmi ces vingt-deux auteurs de théâtre 14 apparaissent également dans le manuel de Marie Berthelier chez Hachette éducation460, auxquels s’ajoutent Duras, Romains, Anouilh, Labiche, Sarraute, Sartre, Camus, Pinget, Albee, Craig, Maeterlinck, Reboux et Müller, Grumberg, Plaute, Dumas, Sénèque, Frisch, Cocteau, Vigny, soit un total de trente-trois écrivains.

Le théâtre semble donc proposer un répertoire plus resserré dans l’enseignement en lycée : le nombre total d’auteurs sollicités est plus restreint que pour la poésie, mais le socle commun d’un manuel à l’autre semble plus large. Il faut sans doute voir là le signe d’une crise de définition moindre et une reconnaissance sociale plus consensuelle. D’autre part, dans l’enseignement du français, le théâtre vaut pour lui-même, alors que la poésie est plus volontiers instrumentalisée pour les apprentissages linguistiques et techniques, comme la connaissance des figures, des rythmes, des sonorités et de la versification. La poésie est estimée condenser en elle l’expérience littéraire, tandis que le théâtre est à chaque fois une version ritualisée et singulière de cette expérience. La fiction, la narration, la mise en scène, la performance, participent ouvertement de l’expérience de réception du théâtre. La poésie peut contenir tout cela alors qu’elle laisse croire à sa nudité, à une réception sans protocole. Cela lui fait

460 Les noms en gras sont ceux des auteurs présents dans les deux manuels.

finalement souvent courir le risque de l’opacité ou d’une réception indescriptible.

C.2.b. La représentation institutionnelle de la poésie à travers ses usages : quels textes sont retenus dans l’œuvre d’un poète ? Le cas Apollinaire.

Suite à l’examen quantitatif et qualitatif de la poésie présente dans l’échantillon constitué de huit manuels de lycée, voyons quels usages didactiques les auteurs en attendent. La méthode comparative employée ici est une étude de cas : nous allons examiner la façon dont les huit manuels abordent Apollinaire461. En effet, cet auteur fait partie des sept

« incontournables » du panel et la variété de son œuvre, tant au niveau des choix esthétiques, des interférences historico-biographiques, que des thèmes, des registres et des formes, offre un éventail de réceptions et de possibles didactiques considérable. En revanche, son nombre de recueils publiés étant limité, nous considérons que les auteurs de manuels ont effectué un véritable choix, sans s’en remettre au hasard. Si « concentration » ou « éparpillement » il y a, cet état sera donc significatif de la conception et de l’exploitation du corpus canonique aujourd’hui. En comparant les consignes d’accompagnement, nous dessinerons une palette des modes de lecture de la poésie attendus et construits en lycée. Le relevé complet des titres de poèmes et des consignes est classé en annexe.

Même si la présence d’Apollinaire dans un manuel de français de première est incontournable, on constate que sa représentation n’est pas figée dans un corpus fixe : aucun texte n’est repris plus de deux fois dans les huit manuels. Seuls cinq textes sur les vingt-six sont reproduits dans au moins deux manuels : le début de « Zone », « Le pont Mirabeau », la fin de « La Chanson du Mal-Aimé », « Signe » et « Nuit rhénane ». Ce faible consensus réfracte au niveau de l’œuvre d’un auteur les remarques déjà émises à l’échelle du champ de la poésie dans l’enseignement en lycée. Les représentations ne sont pas figées, et les savoirs ne sont pas non plus stabilisés. Nous avons décidément

461 Annexe II.4. : Comment les manuels exploitent-ils l’œuvre d’un poète ? Le cas Apollinaire, relevé des poèmes.

quitté l’époque où chaque enfant ânonnant « Demain dès l’aube… » à la maison, entendait la voix d’un parent ou d’un grand-parent anticiper la récitation du vers suivant. La poésie est entrée dans une ère de la dispersion qui conjugue les chances de la liberté et les risques de l’effacement.

Les textes semblent retenus en vue de deux grands usages didactiques : incarner le lyrisme et exprimer la modernité. Ces usages répondent très exactement aux programmes centrés sur la maîtrise des registres et le tournant de la modernité. Un amateur d’Alcools remarque qu’en revanche aucun auteur de manuel n’a jugé pertinent de faire étudier aux lycéens « Le brasier », long poème en vers libres métapoétique, autobiographique et précurseur du surréalisme dans le traitement de l’image, des collages et du rythme. « Les femmes », poème polyphonique pourtant moins déroutant sur le plan d’un sens référentiel, n’est pas proposé. « La porte », incitant à une lecture métaphorique de la naissance du poète462 est également passé sous silence.

Quant à Calligrammes, certains poèmes sont en plusieurs parties : ces occasions de problématisation de l’unité du sujet ou même de traiter le lyrisme poétique comme dialogisme ne sont pas saisies. Les poèmes sont donc retenus davantage pour leur représentativité que pour leur singularité, ils doivent servir le programme, plutôt que d’être servis par lui.