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Le retrait de l’intimité en réaction au sentiment de honte

4.2 La figure du retrait

4.2.2 Le retrait de l’intimité en réaction au sentiment de honte

En réaction au sentiment de honte, les jeunes de cette figure disent se désinvestir des relations intimes. Ils rapportent que l’humiliation associée à la situation de rue fait entrave à une présentation d’eux-mêmes attirante et séduisante, ce qui les conduit à

refuser l’expérience intime. Face à l’image de l’homme pauvre et peu séduisant qu’ils disent projeter, ils préfèrent s’abstenir de tout contact avec de potentielles partenaires amoureuses. Par exemple, Alex raconte vivre un désinvestissement intime en raison du sentiment de honte associé à ses conditions de vie actuelles, à savoir être hébergé dans une ressource pour jeunes en situation de rue. Son témoignage montre bien comment le sentiment de honte se construit par un processus d’intériorisation psychique. D’une situation de vie (la rue) qu’il juge humiliante (une impulsion externe), Alex déclare éprouver à son égard de honte (la honte est intériorisée). Comme la majorité des jeunes de cette figure, cette intériorisation de honte fait en sorte qu’Alex ne veut pas prendre le risque de se présenter à une partenaire amoureuse potentielle qui pourrait lui renvoyer une image humiliante et disqualifiante de lui-même. Par conséquent, il préfère rompre avec l’expérience intime pour la durée de son expérience de rue.

Quand je t’ai dit : « Je ne peux pas avoir de blondes », c’est parce que je ne connais personne ici [une maison d’hébergement pour jeunes en situation de rue]. De toute façon, tu ne commences pas une relation quand tu es dans une place de même, parce que c’est comme une honte. En tout cas, moi, je le prends comme ça… [Dans mes conditions actuelles], ne pas avoir de logement et être dans la rue, comme je le suis en ce moment, puis d’être mal pris, j’aurais honte d’amener une copine ici. C’est une maison pour les jeunes dans la rue ici… J’aurais honte de l’amener ici, parce que j’ai honte moi-même d’être ici, de ne pas être dans un logement. (Alex, 22 ans)

De manière semblable, Christian indique que le sentiment de honte est associé au fait qu’il ne se perçoit pas sur le même pied d’égalité qu’une partenaire amoureuse potentielle. Cette inégalité se traduit principalement par l’impression d’une image sociale diminuée en raison de sa situation de rue. Le fait de se retrouver non seulement en situation de précarité, mais, en plus, en situation d’assistance sociale, le conduit à se sentir écrasé par le poids de l’humiliation. Ce faisant, il se décrit comme inférieur aux autres et, par conséquent, incapable de se présenter de manière attirante et séduisante aux jeunes femmes qui pourraient l’intéresser.

En ce moment, je me tiens dans les ressources. Les intervenantes sont vraiment belles, sauf que ce ne sont pas des filles pour nous autres. Elles, elles sont là pour

nous soutenir… Mais, en même temps, ça me blesse, parce que je le sais que je ne serai jamais capable de me pogner une fille de même. (Christian, 24 ans)

Si les relations amoureuses ne sont pas investies en situation de rue, les jeunes témoignent toutefois d’un investissement sexuel selon les opportunités qui se présentent à eux. Ces relations sexuelles, somme toute assez peu fréquente aux dires des participants13, n’impliquent pas d’attachement affectif. On comprend que les rapports sexuels de ces jeunes semblent constituer à la fois une recherche de plaisir, mais également une tactique de mise à distance avec la situation de rue. Le fait d’établir des rapports intimes basés uniquement sur la sexualité leur permet de se désengager affectivement et, ainsi, de ne pas développer un sentiment d’appartenance à la situation de rue. Il importe par ailleurs de préciser que ce désengagement affectif se réalise principalement avec des partenaires qui sont elles-mêmes en situation de rue. Pour Jonhy, les rapports sexuels en situation de rue sont décrits comme des « one night », sans véritable engagement émotionnel.

Quand j'étais dans la rue, j’ai peut-être eu une ou deux partenaires sexuelles… C'étaient des filles que je connaissais. C'était des amies, ce n’étaient rien de plus que des amies. C'était une soirée, puis c'était fini le lendemain. « One night » qu'on appelle ça… (Jonhy, 18 ans)

Plutôt que de s’investir dans une relation intime, les jeunes de cette figure racontent préférer concentrer leur énergie sur la sortie de rue. Selon eux, une relation amoureuse ne ferait que les ancrer davantage dans la marginalité, plutôt que de les aider à s’en sortir. Comme d’autres jeunes de cette figure, Christian indique regarder les jeunes femmes et les trouver attirantes, mais il précise se méfier de l’influence négative qu’elles pourraient avoir sur lui, notamment en matière de consommation de drogues. Pour Christian, l’amour n’est donc pas investi, car il pourrait constituer un enjeu qui le maintiendrait en situation de rue et qui, par le fait même, prolongerait son sentiment de honte.

13 Pour les 7 jeunes de la figure du retrait, l’analyse des caractéristiques des participants montre une moyenne de 1 partenaire intime durant la situation de rue avec un intervalle de 0 à 2 partenaires intimes. Pour les jeunes de cette figure, les partenaires intimes comprennent que de partenaires sexuelles sans engagement amoureux.

Je veux me sortir de là le plus tôt possible. C’est pour ça que ces temps-ci, les femmes, je ne fais que les regarder et rêver. […] Il y en a plein des belles filles, sauf qu’elles ne sont pas pour moi… Elles sont dans les branches de la consommation et de la quête. Et moi, je veux décrocher du monde de la rue, je n’aime pas ça… Même si j’en rencontre des belles filles, parce qu’elles sont quand même mon style, [je ne peux pas]… C’est parce qu’il y a beaucoup de consommation là-dedans et, moi, c’est mon rêve de m’en sortir. Mais quand tu rencontres une femme, ce n’est pas dur de se faire inciter par une femme… (Christian, 24 ans)

L’amour et la famille sont alors vus comme des objectifs à long terme associés à une stabilisation à l’extérieur de la rue. L’expérience intime est donc reportée au moment où les conditions seront jugées conformes à leur intégration sociale. Pour Jack, l’intégration sociale passe notamment par une stabilité économique, ce qui, à plus long terme, lui permettrait de construire une relation amoureuse et de fonder une famille.

J’ai repris le désir de retrouver l’amour et d’avoir des enfants. Parce qu’on va être réaliste, je suis ici et je suis tout seul. Je vais avoir beaucoup de choses à faire. Entre autres, de retrouver une stabilité financière avant de faire des enfants… (Jack, 25 ans)