• Aucun résultat trouvé

La reconstruction des données : la création de types-idéaux

3.4 La procédure d’analyse qualitative et typologique

3.4.2 La reconstruction des données : la création de types-idéaux

Selon Deslauriers (1991), la phase de reconstruction des données vise à maximiser les différences et les similitudes entre les unités de sens pour faire émerger des catégories conceptuelles. Si une unité de sens consiste en une description synthétique des données à partir d’une appellation descriptive et analytique (Charmaz, 2008), une catégorie conceptuelle « tient par elle-même en tant qu’élément conceptuel de la théorie » (Glaser et Strauss, 1967 : 127). Cette étape de reconstruction consiste en une recontextualisation des données dans le but de donner un sens au discours recueilli. Inspiré par la théorisation ancrée, ce travail de reconstruction émerge par une comparaison constante entre les segments de texte. Charmaz (2000) résume ainsi ce processus de comparaison : il faut comparer différentes personnes entre elles (leurs perceptions, situations, actions, expériences), comparer les données provenant de la même personne à différents moments, comparer des unités de sens entre elles, comparer les données avec les catégories et comparer les catégories entre elles.

Cette étape de reconstruction des données a été réalisée à partir d’une analyse typologique. Si on reproche souvent à cette méthode de classer les individus dans des catégories trop simplificatrices, Schnapper (2005) propose que l’élaboration d’une typologie repose sur une interprétation et une clarification de la réalité sous forme de grands ensembles conceptuels et schématiques qui permettent de rendre intelligible les conduites et les discours observés. Par conséquent, la typologie ne vise pas à classifier ou à étiqueter les individus, mais à rendre compte d’une conceptualisation théorique des expériences individuelles à partir de « types-idéaux ». Les types-idéaux ne reflètent pas une description figée de la réalité empirique, mais plutôt une construction mentale et schématique (Schnapper, 2005). Cette conception par types-idéaux est d’ailleurs toute désignée pour rendre compte des expériences individuelles, car elle permet d’illustrer le rapport dynamique entre les conditions sociales et l’espace de liberté des acteurs sociaux :

Les analyses typologiques des expériences vécues ont pour sens et pour vertu de contribuer à expliciter les effets de ces phénomènes structurels, d’ordre macrosociologique, sur les attitudes et les comportements des individus et, en conséquence, les espaces de liberté, même limités, dont ils disposent pour donner un sens à leur expérience sociale. (Schnapper, 2010 : 303)

On comprend alors que l’analyse typologique constitue un instrument méthodologique qui s’arrime pertinemment au cadre théorique de la sociologie de l’expérience. Comme le propose Schnapper (2010 : 309), les types-idéaux permettent « d’analyser la part de liberté que conservent les individus à l’intérieur des contraintes collectives ». Pour la présente étude, il faut concevoir l’analyse typologique comme un outil qui nous permet d’identifier les articulations typiques entre les expériences de rue et les expériences intimes chez les jeunes. Comme l’indique Rostaing (2006), la sociologie de l’expérience permet de centrer le regard sur l’action des acteurs et non sur les caractéristiques propres des acteurs. De cette façon, il a été possible de mettre de l’avant les capacités d’innovation et la marge de manœuvre des jeunes en situation de rue en fonction des conditions sociales dans lesquelles ils se retrouvent.

types-idéaux :1) la classification par groupes et 2) la comparaison entre les groupes afin de dégager des conceptions schématiques. Ces deux étapes nous ont servi de balises méthodologiques pour rendre compte de la reconstruction des données empiriques. Premièrement, nous avons regroupé les témoignages des jeunes sur la base des ressemblances et des divergences quant à l’articulation entre leurs expériences de rue et leurs expériences intimes. Pour ce faire, nous avons utilisé les fiches synthèses des jeunes pour comparer la façon dont s’articulent, pour chacun des participants, ces deux expériences. Dans ce contexte, les trois logiques d’action de Dubet (1994) – intégration sociale, stratégie et subjectivation - ont servi de critères temporaires pour comparer les témoignages entre eux. En effet, comme les témoignages de chacun des jeunes ont été organisés à partir de ces logiques d’action, ces dernières ont constitué les principales balises de comparaison des articulations entre les expériences des participants.

Cette première étape a permis de cerner rapidement de petits groupes de jeunes qui partagent certaines similitudes quant à l’articulation de leurs expériences. Nous avons appelé ces regroupements de témoignages les « figures de l’intimité en situation de rue ». Ces figures traduisent, le plus fidèlement possible, les articulations typiques entre les expériences de rue et les expériences intimes des participants. Prenons, par souci pédagogique, deux exemples sur lesquels nous reviendrons plus en détail dans la présentation des témoignages. Benoît et de Lucie, qui ont décrit avoir eu recours aux transactions sexuelles dans un contexte de consommation de drogues, ont été regroupés ensemble sous la figure de l’enfermement. Pour leur part, Christian et Jack, qui ont indiqué avoir désinvesti l’intimité en raison de l’humiliation associée à leur situation de rue, ont été rassemblés sous la figure du retrait. C’est par cette procédure de comparaison que nous avons identifiée, parmi les trente-deux entretiens, cinq figures de l’intimité en situation de rue : 1) la réussite criminelle, 2) le retrait, 3) la survie, 4) l’engagement et 5) l’enfermement.

Cette première classification a été suivie d’un travail minutieux de catégorisation conceptuelle qui a permis d’identifier les caractéristiques de ces différentes figures. Cette démarche a été réalisée à partir d’une comparaison systématique entre les unités

de sens de chacun des témoignages. Par cette procédure de comparaison, des tableaux ont été rédigés pour structurer les catégories conceptuelles des cinq figures identifiées et, ainsi, distinguer les différentes caractéristiques qui les composent. Si les logiques d’action de Dubet (1994) ont servi de point de départ pour structurer l’analyse des témoignages, elles se sont tranquillement, avec le temps, éclipsées pour laisser place aux propos des jeunes eux-mêmes. Malgré le fait que les participants n’ont pas discuté explicitement de ces figures, nous avons tout de même tenté de dégager des schémas théoriques qui étaient le plus fidèles possible aux témoignages des participants. Ce sont donc les discours des jeunes qui ont permis la construction des cinq figures de l’intimité en situation de rue et non pas des concepts issus de perspectives théoriques.

Il importe également de préciser que ce processus d’analyse a permis d’illustrer que plusieurs jeunes se retrouvent dans deux figures différentes. Comme l’objectif de l’analyse typologique n’est pas de classifier les participants à l’intérieur de type-idéal fixe, cette perspective méthodologique nous a permis d’être sensibles à la mouvance des jeunes au sein des différentes figures identifiées. Cette mouvance des expériences intimes en situation de rue semble témoigner de changements opérés dans les trajectoires de vie des jeunes qui, possiblement, viennent structurer différemment leur rapport à l’intimité et à la situation de rue. La compréhension de cette mouvance des expériences des jeunes est d’ailleurs approfondie dans le chapitre de discussion.