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La déconstruction des données : le découpage du matériel

3.4 La procédure d’analyse qualitative et typologique

3.4.1 La déconstruction des données : le découpage du matériel

Dans une première étape, nous avons réalisé une lecture verticale des entretiens afin de dégager le sens accordé, par chacun des participants, à leur expérience de rue et leur expérience intime. Cette procédure rend compte de la phase de déconstruction des données décrite par Deslauriers (1991) qui consiste à découper et réduire les informations en petites unités comparables. Ce découpage de l’information renvoie à segmenter le texte de façon à séparer les propos recueillis du contexte qui leur donne un sens particulier. Cette étape s’est effectuée à partir d’une lecture attentive et minutieuse de l’ensemble des transcriptions afin de dégager, résumer et thématiser, ligne par ligne, le sens donné aux propos des jeunes rencontrés. Ce découpage a permis de réduire et de condenser l’ensemble du matériel recueilli en unités de sens manipulables. Ce procédé s’est inspiré de la démarche inductive dans la mesure où les unités de sens ont émergé de l’analyse des données, sans avoir eu recours à une grille de structuration prédéterminée (Paillé, 1994).

Parallèlement à cette phase de déconstruction des données, des mémos d’analyse ont été rédigés au fur et à mesure de la lecture des témoignages. Ces mémos ont pris différentes formes : des questions pour approfondir la réflexion sur les données, des pistes de réponses aux questions soulevées et des propositions d’arrimage avec certains concepts issus des écrits scientifiques. À l’instar de Charmaz (2000), la rédaction des mémos d’analyse nous a permis de « libérer » notre pensée et de voir autrement les données. Nous avons utilisé les mémos d’analyse comme mécanisme pour sortir du cadre détaillé et morcelé de l’analyse des transcriptions afin de réfléchir de manière globale et

intuitive aux données empiriques. Ce processus nous a ainsi permis de porter un regard nouveau sur le matériel recueilli et de tisser certaines passerelles avec les écrits scientifiques et théoriques. Le tableau 3.2 présente un exemple de cette démarche de découpage systématique des entretiens en unités de sens. Cet exemple est tiré de l’analyse de l’entrevue d’Alexia.

Tableau 3.2. Exemple de la démarche de découpage des entretiens en unités de sens

Section de l’entrevue d’Alexia Unités de sens Mémos d’analyse

 On est déménagé et on avait de la misère à payer notre loyer, mais j’avais vu des annonces, je me disais que masseuse érotique, ce n’est quand même pas si pire …

 Elle commence à faire des massages érotiques, parce qu’elle n’a pas assez d’argent pour payer son loyer

 Ce sont les conditions de vie qui contraignent le recours aux transactions sexuelles et non la consommation de drogues  Approfondir l’idée que les transactions sexuelles peuvent être un « choix contraint » (Parazelli, 2002) pour survivre

En plus de ce découpage systématique des transcriptions, des portraits schématiques de chacun des jeunes ont été réalisés. Ces portraits décrivent principalement les données factuelles de l’expérience de rue et de l’expérience intime des jeunes. Par exemple, pour l’expérience de rue, nous avons identifié l’âge du passage à la situation de rue, tandis que pour l’expérience intime, nous avons indiqué le nombre de relations intimes et l’âge des répondants lors de leurs différentes relations amoureuses et sexuelles. L’objectif de ces portraits était de donner un aperçu rapide et schématique de l’histoire de vie des participants afin de rendre compte de leur singularité. Ces portraits ont été très utiles

afin de distinguer les événements des jeunes entre la période de vie avant leur situation de rue et ceux qui se sont déroulés durant leur situation de rue.

À la suite de ce processus de découpage, nous avons rédigé, pour chacun des jeunes, une fiche résumant l’articulation entre leur expérience de rue et leur expérience intime. Pour chacune des entrevues, nous avons regroupé les unités de sens sous les deux niveaux d’expériences (rue et intimité). Par la suite, nous avons classé les unités de sens de chacune de ces expériences en fonction des trois logiques d’action de Dubet (1994), à savoir l’intégration sociale, la stratégie et la subjectivation. Le recours à ces trois logiques d’action nous a permis à la fois d’identifier la façon dont s’articulent l’expérience de rue et l’expérience intime pour chacun des jeunes, mais aussi de rendre compte de la complexité de cet objet d’étude. Autrement dit, la sociologie de l’expérience de Dubet (1994) a été utilisée non seulement en matière de positionnement épistémologique, mais aussi comme un outil concret d’analyse des données empiriques. Le tableau 3.3 présente un exemple de fiche synthèse de l’articulation entre l’expérience de rue et l’expérience intime du témoignage d’Alexia.

Tableau 3.3. Exemple d’une fiche synthèse présentant l’articulation entre l’expérience de rue et l’expérience intime des jeunes

Fiche synthèse de l’articulation des expériences - Alexia -

EXPÉRIENCE DE RUE : une instabilité résidentielle et une consommation de drogues

envahissante

 Subjectivation : une instabilité résidentielle; ne cherche pas la reconnaissance par un groupe; perte de contrôle sur sa stabilité résidentielle lorsqu’elle fait face à une rupture amoureuse

 Stratégie : différentes stratégies pour se débrouiller (massages érotiques, dormir chez amis et dehors, utilisation de ressources); consommation de drogues pour palier à ses souffrances, mais qui devient une expérience envahissante; la nécessité de la consommation de drogues s’ancre dans la nécessité de recourir aux transactions sexuelles

 Intégration sociale : une quête d’une stabilisation à l’extérieur de la situation de rue (un processus déjà amorcé); la peur de perdre son amoureux l’encourage à arrêter la consommation de drogues

EXPÉRIENCE INTIME : un investissement sexuel pour la survie et, par la suite, pour

la consommation de drogues

 Subjectivation : les massages érotiques ne sont pas vus comme une pratique prostitutionnelle (une stratégie pour se distancier de la prostitution jugée dégradante); massages érotiques constituent une solution de dernier recours

 Stratégie : l’amour est une stratégie de soutien et d’aide pour rompre avec la drogue et la prostitution; au départ, les transactions sexuelles sont une stratégie pour se stabiliser (argent pour payer le loyer) mais, avec le temps, elles conduisent à un enfermement dans une logique drogue-prostitution (cercle vicieux duquel il est difficile de rompre)  Intégration sociale : désir de se stabiliser avec une relation amoureuse; recherche

d’une normalisation quant à l’intimité

Ce travail de déconstruction des données a permis de cerner, pour chacun des jeunes, la façon dont s’articulent l’expérience de rue et l’expérience intime. Cette procédure, bien que longue et fastidieuse, a été nécessaire pour obtenir un portrait précis de chacun des participants rencontrés et de saisir leurs logiques singulières. C’est à partir de cette démarche de déconstruction qu’il a été possible d’amorcer la phase de reconstruction (Deslauriers, 1991) par la création de types-idéaux (Schnapper, 2005).