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4.2 La figure du retrait

4.2.1 Le sentiment de honte en situation de rue

Les jeunes de cette figure témoignent de la volonté de rompre avec le sentiment d’humiliation provoqué par le passage à la situation de rue. Si la période de vie avant la situation de rue était empreinte de réussite sociale, la situation de rue est, quant à elle, vécue comme une expérience disqualifiante qui suscite l’humiliation. D’ailleurs, durant les entrevues, ces jeunes ont abondamment parlé de la période avant la rue, au point où il a été difficile, dans certains cas, de distinguer leur point de vue sur leur expérience de rue. Pourtant, au moment des entretiens, tous les jeunes de cette figure ont dit être en

situation de rue. Ce premier constat témoigne de l’importance qu’occupe à leurs yeux cette ancienne période de vie. Pour rendre compte de cette ancienne situation de vie où ils estiment avoir projeté une image sociale de réussite, ils évoquent différentes expériences, notamment une affiliation avec le milieu criminel et une grande activité sexuelle. Par exemple, Jack précise avoir été affilié, avant la situation de rue, à un groupe de motard reconnu pour ses activités criminelles. Selon lui, cette affiliation, où la vente de drogues et l’argent étaient monnaie courante, lui a permis de construire non seulement un sentiment d’appartenance, mais aussi de construire une image sociale de réussite.

Tu sais, je travaillais à temps plein, je vendais de la drogue… [Mon ami et moi], on voyait du monde cool avec des belles filles, qui avaient du beau linge et une auto. On visait haut pas mal. Nous on était des jeunes normaux. On jouait au soccer, mais ça finit que, dans le fond, on voulait faire comme les autres. On voulait faire un peu hot… Alors, on a rencontré du monde qui était haut placé, on a travaillé pour les Hells Angels. Tu sais, on avait 15 ans. Il y avait une fille, c’était notre boss. C’était une coiffeuse. Elle venait nous voir et elle disait : « Tiens, [cette drogue-là] est pour toi. Tu me dois tant [d’argent] ». Elle nous aimait bien. Elle nous avait pris sous son aile. (Jack, 25 ans)

De la même manière que d’autres jeunes de cette figure, Jack raconte que c’est par l’entremise de cette image sociale de réussite qu’il a fait l’expérience de nombreuses activités amoureuses et sexuelles. En effet, Jack rapporte avoir vécu au moins cinq relations amoureuses avant la situation de rue. Ces relations étaient de durée variable (de quelques mois à quelques années), mais ont toutes été construites sur la base d’une réciprocité amoureuse. C’est durant les moments où il était célibataire qu’il indique avoir fait l’expérience de plusieurs partenaires sexuelles. Pour décrire cette période, il désigne ses partenaires sexuelles par l’expression de « trophées de chasse ». En plus de témoigner d’un détachement affectif, cette formulation évoque une certaine fierté d’avoir su plaire aux jeunes femmes. D’ailleurs, questionné sur son charme personnel, Jack explique avoir possédé d’importantes compétences de séduction avant la situation de rue. Comme la plupart des jeunes de cette figure, les propos de Jack illustrent ainsi la présence d’un certain pouvoir de séduction qu’il n’a toutefois pas réussi à conserver avec le passage à la situation de rue.

Il y a eu peut-être une fille ou deux. J’étais plus ami avec elles et je les amenais chez nous, comme des « trophées de chasse ». C’est une expression, je ne suis pas vraiment sérieux… J’ai tout le temps été un petit veinard, moi. Je ne le sais pas pourquoi, mais des fois, il y avait des filles qui débarquaient dans ma chambre… Moi je sais que j’ai du charme. […] Je suis naturel. J’aime les femmes. Je suis un gars doux. Je les connais les femmes. Je sais comment elles aiment se faire parler, je sais comment elles aiment se faire prendre, se faire toucher. […] Pour faire une attraction sur les femmes, ce n’est pas juste en restant assis sur ton cul. C’est en allant de l’avant, en se faisant confiance. C’est risqué des fois de te faire dire non, de te faire revirer de bord... Mais, moi, je ne me suis jamais fait revirer de bord! Mais je ne suis jamais allé à des places où je savais que j’étais pour me faire dire non, par exemple. Je pense que c’est un don que j’ai. De savoir où est-ce qu’il faut que j’aille et les places qui sont bien ou moins bien. Je pense que c’est quelque chose d’inné en moi. (Jack, 25 ans)

Or, le passage à la situation de rue de ces jeunes hommes vient grandement modifier leur image sociale. Ils indiquent être passés d’une situation qu’ils estimaient prestigieuse, à une situation qu’ils jugent humiliante. D’après de Gaulejac (1996 : 83), la honte peut être provoquée par le sentiment de déchéance chez les individus qui se trouvent sur une trajectoire sociale descendante. Pour les jeunes de cette figure, c’est l’intériorisation de l’humiliation associée à la situation de rue qui vient ainsi provoquer le sentiment de honte. Cette honte se traduit autant par des conditions objectives de leur situation de rue (par exemple, la précarité résidentielle et financière, les problèmes de toxicomanie) que par des conditions subjectives (par exemple, avoir l’impression de ne pas être autonome et indépendant). Devant ce sentiment de honte, les jeunes se présentent comme des individus dévalorisés et amoindris, ce que Paugam (1991 : 161) conceptualise par l’expression d’une « identité négative »12. Avec le passage à la rue, Jack indique avoir tout perdu, autant son image sociale de réussite, que sa stabilité financière et résidentielle. Pour marquer cette impression de déchéance, il précise ne pas se sentir à « sa place » et dans « son monde » en situation de rue.

Ça a été dégueulasse. Ce n’est pas le fun d’avoir connu tout ça et d’avoir tout perdu… [Quand je me suis retrouvé] à Montréal, je n’avais plus d’argent... Il n’y avait plus rien autour de moi. Puis quand j’ai commencé à ouvrir les yeux, j’ai

12 Paugam (1991 : 161) est l’un de ceux ayant popularisé l’expression de « l’identité négative » pour désigner le phénomène de stigmatisation identitaire chez les individus qui se voient contraints de composer avec un statut dévalorisé.

fait : « Regarde, je ne suis plus chez moi, je ne suis plus dans mon monde ». Moi, [mon monde] c’est avec le gazon vert, les petites fleurs, les petits papillons, un bel après-midi, bien relaxe et rien de plus… Je n’étais pas à ma place. (Jack, 25 ans)

Compte tenu de cette humiliation, les jeunes de cette figure disent vouloir ardemment rompre avec la situation de rue. Pour ce faire, ils rapportent mettre en place une diversité de tactiques de débrouillardise : l’hébergement temporaire chez des connaissances, la fréquentation de ressources pour jeunes en situation de rue, ainsi que l’usage occasionnel de tactiques criminelles, comme le vol et la vente de drogues. Par le recours à ces tactiques, les jeunes semblent vouloir montrer, voire prouver, à autrui qu’ils diffèrent des jeunes qui, selon eux, apprécient l’expérience de rue et s’y identifient. Il est probable de croire que les jeunes tentent ainsi de rejeter l’identité négative associée à la situation de rue pour préserver leur dignité et, par le fait même, pour préserver une identité positive. Par exemple, Christian précise ne pas se reconnaître dans l’expérience de rue qu’il juge disqualifiante. Contrairement aux « autres » jeunes, Christian indique avoir toujours été capable d’éviter de dormir dans la rue. Par conséquent, il présente une vision critique de son expérience de rue en se positionnant comme un acteur différent de ceux qui se reconnaissent dans cette situation de vie.

C’est juste que moi les punks qui sont rendus trop punk, désolé mais, ils aiment ça « eux autres » être dans la rue. Moi je n’aime pas ça, je viens de la campagne et j’ai trouvé ça drastique me ramasser dans la rue… Je veux me sortir de là le plus tôt possible. […] Quand tu es rendu trop punk, avec ton coat de cuir plein de patchs, c’est que tu aimes ça… Moi, je n’aime pas ça, surtout quand tu es tout le temps sale. Moi, je ne suis jamais vraiment resté dans la rue et je trouve ça dur! J’imagine que ça doit être dur de se sortir de ce monde-là quand tu dors dans la rue… (Christian, 24 ans)

Au-delà des tactiques de débrouillardise, les jeunes de cette figure témoignent de tactiques relationnelles pour rompre avec la situation de rue. L’une de ces tactiques consiste à éviter les contacts sociaux avec les autres jeunes, et ce, en restant en marge des réseaux de sociabilité de la rue. Les jeunes de cette figure se placent ainsi en situation de désaffiliation sociale pour ne pas être identifiés à l’expérience de rue. À l’instar de l’analyse proposée par de Gaulejac (1996 : 242), les jeunes rencontrés se coupent des autres pour tenter d’échapper aux regards qui leur sont insupportables,

comme si ces regards allaient révéler au monde leur impression de disqualification sociale. S’ils établissent quelques contacts épisodiques, les rapports avec les autres jeunes sont le plus souvent évités. Ce faisant, ils disent être seuls, sans véritables amis sur lesquels ils peuvent s’appuyer pour les aider. Par exemple, Christian indique se soustraire de tous contacts amicaux avec les jeunes en situation de rue. Plutôt que de parler d’amitiés, il préfère utiliser les mots « connaissances » ou « fréquentations » pour désigner ses rapports sociaux.

Dans le fond, je n’ai pas d’amis en ce moment, ce n’est rien que des fréquentations… Lorsque je serai dans mon appartement, moi, je ne reviendrai pas ici et je ne reverrai plus ce monde-là, le monde de la rue. [...] Je te dirais que je ne me tiens pas avec personne. Je suis pas mal tout seul. (Christian, 24 ans)

Dans le but de rompre avec le sentiment de honte, les jeunes de cette figure rapportent vouloir quitter le plus rapidement possible la situation de rue. À cet égard, on constate que pratiquement l’ensemble des jeunes de cette figure témoigne du fait qu’ils sont en processus de stabilisation à l’extérieur de la situation de rue. Certains de ces jeunes, comme Christian, disent avoir déjà mis en place des actions pour se sortir de la rue, comme de s’inscrire à l’école, chercher un appartement ou commencer une démarche de désintoxication. Non seulement ces jeunes disent vouloir s’en sortir, mais ils décrivent surtout l’utilisation de mécanismes concrets pour y parvenir. De ce fait, on comprend que la rupture avec la situation de rue évoque un projet à court terme qui est, pour certains jeunes, déjà amorcés.

Il faut que je m’en aille de [la rue]. Maintenant, c’est une bonne affaire, car je me suis inscrit à l’école, je commence la semaine prochaine, et je m’en vais en appartement. Je vais changer radicalement, je ne serai plus aidé par la société, je vais être dans mes affaires. (Christian, 24 ans)