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2.2 Le cadre conceptuel : les concepts clés de la recherche

2.2.1 L’expérience de rue

Le premier concept identifié pour cette étude est celui de « l’expérience de rue ». Ce concept permet de saisir le sens que les jeunes donnent à la situation de rue à partir de leur propre point de vue. Inspiré par la sociologie de l’expérience (Dubet, 1994), l’expérience de rue constitue un concept analytique pertinent pour appréhender le rapport entre le poids des conditions de vie en situation de rue et la marge de manœuvre dont les jeunes disposent pour construire leur réalité.

D’entrée de jeu, la sociologie de l’expérience permet de faire une lecture de la situation de rue en termes de « cadre social », c’est-à-dire que les conditions de vie, tant matérielles que symboliques, viennent structurer les expériences individuelles des jeunes. Dans ce contexte, comprendre l’expérience de rue implique de prendre en considération le poids du contexte matériel dans lequel les jeunes évoluent, notamment les situations d’instabilité résidentielle et de précarité économique. Il ne s’agit pas ici de réduire la situation de rue à une série de dangers et de risques potentiels, ni de faire de ces jeunes des exclus ou des hors-normes, mais de reconnaître que la situation dans laquelle ils se retrouvent peut être marquée par une précarité venant affecter leur réalité quotidienne. Plusieurs études mettent d’ailleurs en évidence que les conditions de vie de la situation de rue viennent structurer l’expérience des jeunes en les contraignants à recourir à différentes tactiques de débrouillardise, comme la vente de drogue, la quête, le squeegee et les transactions sexuelles (voir, entre autres : Bellot, 2001; Bender et al., 2007; Kidd et Davidson, 2007; Lankenau et al., 2005; Lindsey et al., 2000; Lucchini, 1993; Parazelli, 2002; Rew et al., 2003; Rullac, 2005; Sheriff, 1999). Comme le propose

Bellot (2001 : 74), la situation de rue est alors envisagée comme un cadre « structuré et structurant » de l’expérience des jeunes. Elle est à la fois structurée puisqu’elle se voit encadrée par des conditions de vie précaires (instabilité résidentielle, précarité économique, etc.) et structurante puisqu’elle contraint les jeunes à avoir recours à diverses tactiques de débrouillardise pour donner sens à leur réalité. La sociologie de l’expérience permet donc de poser un regard analytique sur les conditions de vie de la situation de rue à partir du point de vue des jeunes qui ont font l’expérience.

La sociologie de l’expérience permet également de considérer l’expérience de rue en termes de significations, d’actions et de marge de manœuvre chez les jeunes. Dans ce contexte, comprendre l’expérience de rue implique notamment de prendre en considération le rapport que les jeunes entretiennent à l’égard de leur situation de rue. S’il importe de prendre en considération les conditions de vie de la situation de rue, la notion d’expérience de rue permet d’appréhender le sens que ces jeunes donnent à cette situation de vie. Par exemple, Dubet (1987) a mis en évidence que les jeunes des banlieues françaises éprouvent un rapport dynamique entre : un sentiment de désorganisation produit par des problèmes familiaux, un sentiment d’indignité sociale résultant du fait qu’ils n’ont pas réussi à se classer dans la société et un sentiment de rage issu de l’expression de la domination des jeunes par la société. Par cette analyse, Dubet (1994) a mis en lumière que l’expérience de la galère des jeunes ne peut se réduire à une seule signification, mais qu’elle prend plutôt différentes formes selon les conditions rencontrées par les jeunes. Dans la même optique, d’autres travaux montrent que l’expérience de rue n’est pas vécue de la même manière par tous les jeunes (Bellot, 2001; Greissler, 2007; Lucchini, 1993; Roy et al., 2008). Si certains jeunes conçoivent la situation de rue comme une expérience de souffrance, de violence, d’abandon et de solitude, d’autres la conçoivent en termes d’émancipation, de liberté et de complicité. Les jeunes ne partagent pas tous la même expérience et ils naviguent dans un rapport dynamique entre une représentation positive et négative de leur situation de rue. Il s’agit donc de saisir cette pluralité de rapports à la situation de rue en fonction du sens que les jeunes donnent à leur réalité.

Comme le propose Lucchini (1993), la façon de vivre la situation de rue influence les stratégies déployées par les jeunes. Autrement dit, les pratiques de débrouillardise des jeunes ne doivent pas être simplement interprétées comme des réactions de soumission aux conditions de vie de la situation de rue, mais comme des « tactiques » - pour reprendre la nuance proposée par de Certeau (1990) - que les jeunes mettent en place pour tirer parti des contraintes sociales. Par exemple, plusieurs études indiquent que les jeunes utilisent une diversité de tactiques, tant matérielles que symboliques, pour s’adapter aux conditions de vie précaires et instables de la situation de rue, notamment la création de liens sociaux, la criminalité et l’affirmation de soi (voir, entre autres : Bellot, 2001; Kidd et Davidson, 2007; Lucchini, 1993; Snow et Anderson, 1987). Selon ces auteurs, les jeunes doivent être vus comme des acteurs sociaux qui font des choix et qui créent des opportunités qu’ils savent exploiter pour améliorer leur situation de vie. Le concept d’expérience de rue permet ainsi de comprendre les actions des jeunes en termes de compétences qu’ils mettent en place « à partir des modes de distribution et d’appropriation de ressources matérielles, sociales et symboliques » (Roulleau-Berger, 1995 : 110).

Somme toute, la sociologie de l’expérience nous permet d’appréhender l’expérience de rue en termes de subjectivité, du point de vue des jeunes eux-mêmes, et non pas à partir d’une description purement objective des situations de précarité dans lesquelles ils se retrouvent. Dans ce contexte, l’expérience de rue est définie ici comme les

représentations, les émotions et les conduites que les jeunes entretiennent à l’égard de leur situation de rue. Il ne s’agit pas de décrire les conditions sociales venant

structurer la vie des jeunes en situation de rue, mais de comprendre la réalité de ces jeunes à partir du sens qu’ils donnent à leur situation de vie et à partir de l’analyse des actions qu’ils mettent en place. De cette façon, nous faisons l’hypothèse qu’il est possible de se dégager d’une vision de la situation de rue centrée sur le risque et le danger pour s’intéresser plutôt aux contraintes et potentialités que les jeunes retirent de cette expérience.