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Le concept d’expérience : entre déterminisme et liberté

2.1 Le cadre théorique : la sociologie de l’expérience

2.1.2 Le concept d’expérience : entre déterminisme et liberté

Dans l’optique de résoudre ce rapport conflictuel entre déterminisme et liberté, la conception théorique de Dubet (1994) met de l’avant le concept « d’expérience ». Ce concept est défini comme « les conduites individuelles et collectives dominées par l’hétérogénéité de leurs principes constitutifs, et par l’activité des individus qui doivent construire le sens de leur pratique au sein de cette hétérogénéité » (Dubet, 1994 : 15). Cette définition met de l’avant les actions que les individus déploient pour organiser leur quotidien, et ce, en fonction des conditions sociales au sein desquelles ils prennent des décisions et agissent. L’expérience renvoie à deux significations conceptuelles, à savoir une activité émotionnelle et une activité cognitive (Dubet, 1994 : 92). Pour ce qui est de l’activité émotionnelle, l’expérience est une manière d’éprouver et d’être envahi par des sentiments. Pour ce qui est de l’activité cognitive, l’expérience est une façon de construire le « réel » et de « l’expérimenter ». Cette double signification du concept d’expérience permet de mettre en lumière les émotions, les sentiments et les actions des acteurs, tout en prenant en considération les « systèmes de relations et de représentations qui les fabriquent » (Dubet, 2007 : 44). L’analyse de l’expérience des individus cherche donc à comprendre ce qui, pour eux, a un sens et pose problème dans leur réalité afin d’articuler le rapport complexe entre les dimensions subjectives et socio-structurelles.

Pour rendre compte de l’expérience des individus, Dubet (1994) développe une conception théorique organisée en trois grands types de système d’action qu’il nomme « logiques d’action » : 1) l’intégration sociale, 2) la stratégie et 3) la subjectivation. Ces trois logiques d’action peuvent être comprises comme « une orientation visée par l’acteur et une manière de concevoir les relations aux autres » (Dubet, 1994 : 111). Il importe, selon Dubet (1994), d’aborder ces logiques d’action comme des systèmes

autonomes qui ne se hiérarchisent pas. D’ailleurs, c’est pour cette raison qu’il préfère la notion d’expérience à celle d’action, car l’expérience permet de souligner l’autonomie et la mouvance entre les différentes logiques d’action. Bref, la sociologie de l’expérience propose qu’il soit possible d’appréhender les réalités individuelles et sociales par l’analyse de ces trois logiques d’action :

La sociologie de l’expérience sociale vise à définir l’expérience comme une combinaison de logiques d’action, logiques qui lient l’acteur à chacune des dimensions d’un système. L’acteur est tenu d’articuler des logiques d’action différentes, et c’est la dynamique engendrée par cette activité qui constitue la subjectivité de l’acteur et sa réflexivité. (Dubet, 1994 : 105)

La première logique d’action, « l’intégration sociale », renvoie au processus de structuration des conduites, des pensées et des valeurs réalisé par le biais de la société. Autrement dit, dans la logique de l’intégration, l’acteur se définit par ses appartenances et son identification. Ce système d’action n’est pas sans évoquer les conceptions sociologiques déterministes, comme celle de Durkheim, où les sujets sont intégrés à la société à partir des différents processus de socialisation (la famille, l’éducation, la religion, etc.). Comme l’indique Dubet (2007 : 98) : « dans une grande mesure, je suis défini par ce que la société a programmé en moi, mon identité reste, pour une part, celle que les autres m’attribuent et que j’ai fini par faire mienne ». Malgré les changements de la société contemporaine, Dubet (1994) continue de croire que l’identité se construit, encore aujourd’hui, à travers une filiation, un nom, une tradition familiale et un attachement aux valeurs. Si Dubet (1994) reconnaît l’importance des actions individuelles pour la construction identitaire dans la société contemporaine, il mentionne tout de même que l’attribution sociale demeure un enjeu de marque dans la définition de soi des individus. Dans cette perspective théorique, les individus ne peuvent donc échapper au poids des conditions objectives qui les entourent et qui viennent structurer leur rapport au monde.

Néanmoins, Dubet (1994) pose l’intégration sociale comme une activité impliquant chacun des membres de la société par un processus de construction entre la réalité objective et la réalité subjective. Ce constat fait écho à la conception constructiviste

développée par Berger et Luckmann (1966) pour qui la réalité se voit construite dans un rapport dynamique entre la conscience subjective des individus et la réalité objective. Si ces auteurs accordent une attention particulière au processus d’objectivation de la réalité, c’est pour mettre de l’avant l’importance de la subjectivité partagée des acteurs dans la connaissance de la vie quotidienne : « c’est-à-dire les objectivations des processus subjectifs (et des significations) au travers desquels se construit le monde du sens commun intersubjectif » (Berger et Luckmann, 1966 : 70). En positionnant l’intégration sociale dans un rapport dynamique entre objectivité et subjectivité, on comprend que Dubet (1994) s’inscrit, du moins partiellement, en continuité avec la théorie de la construction sociale de la réalité telle que développée par Berger et Luckmann (1966). Si Dubet (1994) reconnaît l’influence des conditions sociales sur les représentations symboliques et les actions individuelles, il estime que c’est tout de même la subjectivité des acteurs qui devrait être, dans l’analyse sociologique, au cœur de leur rapport à l’intégration sociale.

La deuxième logique d’action, « la stratégie », renvoie aux actions que les individus mettent en place pour « optimiser leurs ressources » (Dubet, 2007 : 100). Ces stratégies, tout comme les représentations symboliques, se construisent en rapport avec des conditions sociales déterminées avec lesquelles les acteurs doivent composer. Ce concept de stratégie renvoie notamment à la métaphore théâtrale développée par Goffman (1973) qui rend compte des techniques utilisées par les acteurs pour assurer une certaine stabilité lors des interactions en face à face. L’objectif de ces différentes techniques réside principalement dans le contrôle des impressions produites par les acteurs pour se présenter favorablement aux autres. Goffman reprend d’ailleurs cette dimension stratégique pour illustrer les situations où les acteurs tentent de conserver une identité positive en situation de stigmatisation (Goffman, 1963) ou en situation de réclusion (Goffman, 1961). Selon Dubet (1994), les travaux de Goffman (1961, 1963) mettent brillamment en évidence le fait que les interactions elles-mêmes comportent une dimension stratégique, tout en illustrant la marge de manœuvre des acteurs pour tirer parti des situations dans lesquelles ils se retrouvent.

Inspiré par ce rapport dynamique entre le déterminisme des conditions sociales et l’espace de liberté des sujets, de Certeau (1990) présente une analyse des « manières de faire » des acteurs dominés par un ordre sociopolitique. À l’instar de Goffman (1961, 1963) et de Dubet (1994), de Certeau (1990 : XL) propose que ces différentes stratégies constituent des pratiques utilisées par les individus pour se réapproprier l’espace « organisé par les techniques de la production socioculturelle ». Cette analyse l’amène à distinguer deux ordres de « manières de faire » : les « stratégies » et les « tactiques ». Selon lui, les stratégies renvoient au calcul des rapports de forces inscrits au sein des institutions ou des structures en situation de pouvoir. Elles constituent l’outil des rationalités politique, économique et scientifique des puissants pour maintenir leur emprise sur les individus dépossédés. Pour leur part, les tactiques sont considérées comme les usages des acteurs pour « tirer parti des forces qui leur sont étrangères » (de Certeau, 1990 : XLVI). Les tactiques constituent ainsi les ressources des acteurs pour « saisir l’occasion » qui leur est offerte dans le cadre des contraintes qui leur sont imposées. Cette nuance entre « stratégie » et « tactique » apporte une précision non négligeable à la conception de Dubet (1994) dans la mesure où elle permet d’appréhender les mécanismes d’autonomie des acteurs en situation d’aliénation et de domination. Par cette analyse, on comprend que les acteurs cherchent constamment à mettre en place des tactiques pour s’émanciper des situations de domination auxquelles ils sont confrontés. Ainsi, dans la présente étude, c’est le concept de « tactique » qui sera employé, plutôt que celui de stratégies, pour désigner les actions visant l’amélioration des conditions de vie des jeunes en situation de rue.

La troisième logique d’action, « la subjectivation », rend compte du travail de construction du sujet dans l’affirmation de son autonomie. Cette subjectivation se réalise dans la mise en scène des tensions produites par les deux autres logiques d’action : l’intégration sociale et la stratégie. Elle renvoie à une distance à soi et au monde nécessaires pour se construire comme sujet singulier et autonome. Comme il a été mentionné, cette conception évoque le concept de « réflexivité » développé par Giddens (1987) qui se traduit par une conscience et une connaissance des conditions dans lesquelles les individus agissent, des buts dont ils se dotent et des intentions par

lesquelles ils orientent leurs conduites. Toutefois, Dubet (1994) demeure prudent avec ce concept de réflexivité puisque, selon lui, l’acteur se construit toujours en relation avec son histoire et sa culture, ce qui fait en sorte qu’il n’est jamais un sujet détaché complètement de son cadre social. La subjectivation est alors vécue comme un « inachèvement, comme une passion impossible et désirée permettant de se percevoir comme l’auteur de sa propre vie, ne serait-ce que dans la souffrance créée par l’impossibilité de réaliser pleinement ce projet » (Dubet, 1994 : 128). La subjectivation, définie comme le désir d’être le sujet de sa vie, est donc un processus qui se constitue progressivement dans la conscience que l’acteur développe du monde et de lui-même.

Somme toute, on peut résumer la sociologie de l’expérience comme étant une conception théorique qui tente de comprendre, à partir de la subjectivité des acteurs, la façon dont ils construisent leur réalité au sein de leurs conditions de vie. La pensée de Dubet (1994 : 254) offre ainsi un cadre théorique pertinent pour appréhender la construction du sujet « en raison même de la pluralité des mécanismes qui l’enserrent et des épreuves qu’il affronte ». Autrement dit, la sociologie de l’expérience permet de donner sens aux pensées, émotions et actions des acteurs à partir de la manière dont ils mobilisent le contexte dans lequel ils se situent. Dubet (2007 : 105) indique que c’est en s’intéressant à la « singularité des acteurs que l’on a le plus de chances de mettre à nu la façon dont s’agencent les forces et les faits sociaux ». Voyons maintenant comment la sociologie de l’expérience peut s’avérer pertinente pour comprendre le phénomène de l’intimité en situation de rue chez les jeunes.