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Le poids des conditions de vie précaires en situation de rue

4.3 La figure de la survie

4.3.1 Le poids des conditions de vie précaires en situation de rue

Les jeunes de cette figure rapportent une expérience de survie en raison de la précarité des conditions de vie en situation de rue. Selon ces jeunes, la survie renvoie principalement à une précarité résidentielle et économique qui vient faire obstacle à la satisfaction de leurs besoins essentiels, à savoir s’héberger, s’alimenter, se vêtir et se laver. En effet, ils rapportent mettre en place une diversité d’activités pour assurer leur survie : la fréquentation de ressources pour jeunes en situation de rue, l’hébergement chez des connaissances ou des partenaires intimes, la location de logement, ainsi que l’usage occasionnel de tactiques criminelles, comme la vente de drogues. L’ensemble de ces tactiques de débrouillardise ne vise pas une présentation de soi favorable, mais bien à assurer la subsistance minimale de ces jeunes. Par exemple, Alexia précise que son

instabilité résidentielle l’a contraint à recourir à différentes tactiques de débrouillardise, comme de dormir dehors, être hébergée par différentes personnes et fréquenter des ressources. Elle indique que ce contexte d’instabilité l’a non seulement obligé à affronter des conditions de vie extérieures inconfortables, mais aussi à demander de l’aide et, par conséquent, d’avouer publiquement sa situation de rue. Comme d’autres jeunes de cette figure, l’urgence des conditions de vie précaires fait en sorte qu’Alexia préfère passer outre sa dignité pour demander l’assistance.

J’ai fait une débarque où j’étais tout le temps chez d’autres personnes. Il n’y pas longtemps, avant que j’habite dans une ressource d’hébergement, j’étais dans la rue, j’ai dormi sur la montagne Mont-Royal pendant l’hiver. Il faisait froid. Je dirais à peu près un an d’itinérance où je pouvais aller dormir chez d’autres personnes… À peu près un an, mais un an de trop! […] Maintenant, que je sois venue à cette ressource, c’est parce qu’il a fallu que je pile sur mon orgueil, parce que je ne suis pas du genre à aller cogner à la porte de quelqu’un et demander de dormir chez lui, je vais plutôt dormir sur mon banc de parc… (Alexia, 23 ans)

Selon les jeunes, cette précarité suscite beaucoup d’anxiété et d’inquiétude en raison de son caractère soit dangereux, soit imprévu. Par exemple, Jessica dit avoir recherché plusieurs fois un espace sécuritaire pour ne pas affronter les différents dangers associés à la précarité de la situation de rue, notamment les risques d’agressions sexuelles ou d’homicides. Ces propos dépeignent une représentation de la situation de rue en termes de dangerosité et de risques potentiels. Dans ce contexte, la situation de rue est conçue comme une expérience menaçante qui oblige les jeunes à mettre en place une diversité de tactiques pour survivre, mais aussi pour se protéger. D’ailleurs, pour prévenir les dangers de la situation de rue, Jessica indique recourir à différentes tactiques de débrouillardise, dont le fait de simuler une maladie pour se faire héberger dans les centres hospitaliers.

J’ai fait beaucoup de centres de crise pour m’héberger, j’ai fait les hôpitaux, faire semblant d’être malade pour rester hébergé… Ils me passaient des tests et ils me retournaient, parce qu’ils voyaient que ce n’était pas vrai, c’était juste pour dormir dans le fond… C’est parce que moi, j’ai toujours eu peur de vivre dans la rue, dans le noir. Tu ne sais pas ce qu’il peut arriver. Tu peux te faire tuer, tu peux te faire violer, aujourd’hui on entend toute sorte de choses. C’est une des raisons pourquoi je ne voulais pas coucher dehors. Quand tu es désespérée, que tu ne trouves pas

d’autres solutions et que tu n’as pas de place et pas d’argent pour aller dans un centre de crise, alors tu vois l’hôpital le plus proche et tu te fais vomir, mais dans le fond ce n’est pas vrai… Ce sont des moments désespérant quand tu es rendue là. Mais je l’ai fait une couple de fois. Je suis un peu gênée, mais c’est la réalité. (Jessica, 20 ans)

Pour d’autres jeunes, c’est le caractère imprévu des conditions de vie de la situation de rue qui suscite de l’inquiétude. Ce sentiment est particulièrement présent chez les jeunes qui disent être en processus de stabilisation et qui tentent de se construire une situation de vie à l’extérieur de la rue. Cette crainte de l’instabilité se comprend à partir du fait que ces jeunes témoignent d’une situation d’assistance à l’égard d’autres personnes, ce qui fait en sorte qu’ils ont l’impression de ne pas avoir le contrôle sur leur hébergement. Par exemple, Dolly explique ne pas vouloir quitter sa situation de stabilité, mais elle craint que les personnes avec lesquelles elle habite, voire desquelles elle dépend, l’obligent à retourner à la rue. Ce faisant, elle se verrait dans l’obligation de perdre tout le matériel qu’elle a réussi à amasser durant ses différentes périodes de stabilité. Son témoignage illustre son inquiétude quant à un retour inopiné à la situation de rue, mais aussi quant au fait d’avoir l’impression de ne pouvoir faire confiance à son réseau social.

Je commence à être écœurée et je finis tout le temps par être sur le stress, sur la peur de me ramasser encore dans le même pattern et de perdre tout mon stock. Le stock que j’ai, c’est la seule chose que je possède. J’ai du stock pour remplir une chambre, c’est tout. J’ai un futon, un lit, une couple de meubles, une TV, mon linge et mon ordinateur, c’est tout... Je n’ai pas grande possession, mais justement, parce que j’en ai pas tant que ça, j’y tiens encore plus. Alors, j’ai tout le temps peur de tout perdre à cause du monde [avec qui je me tiens]… Quand je suis en appartement, j’ai peur de perdre ma job, j’ai peur de ne pas être capable de dealer avec les comptes, j’ai peur de pas être capable de réussir à garder mon appartement et de me ramasser littéralement dans la rue… (Dolly, 20 ans)

Dans ce contexte de méfiance, les jeunes de la figure de la survie témoignent d’un réseau social restreint. Ils disent être souvent seuls et établir peu de relations amicales en situation de rue. À cet effet, ils rapportent faire une distinction entre les relations d’amitié et les relations qu’ils qualifient de « connaissances » ou de « fréquentations ». Selon leurs discours, les amis, qui sont peu nombreux, voire absents en situation de rue,

évoquent un certain degré de confiance nécessaire pour se confier et échanger sur des thèmes qui leur sont chers personnellement. Au contraire, les « connaissances » ou les « fréquentations » renvoient plutôt à des individus qu’ils côtoient afin de subvenir à leurs besoins essentiels. Comme d’autres jeunes de cette figure, Jessica rapporte naviguer d’un partenaire intime à l’autre afin qu’ils l’hébergent de manière plus ou moins temporaire. Les propos de Jessica montrent que les relations sociales des jeunes de cette figure sont organisées autour d’une logique utilitaire : les autres sont utiles pour les aider à survivre et à contrer la précarité de la situation de rue.

Je n’étais pas stable dans les places où j’allais. J’ai tout le temps vécu de l’instabilité. Je retournais tout le temps vers le monde que je connaissais, même vers le monde que je ne connaissais pas. Après ça, je retournais vers mon ex, et après ça, c’était mon autre ex pour être hébergée. Je retournais chez mes ex, tout le temps, pour être hébergée, pour manger, aussi pour me laver. (Jessica, 20 ans)

Devant la précarité de la situation de rue, un certain nombre de jeunes de la figure de la survie rapporte avoir déjà initié un processus de stabilisation à l’extérieur de la rue. Ces jeunes disent avoir mis en place des actions pour se sortir de la rue, comme de s’inscrire à l’école ou de chercher un appartement. Par exemple, Caroline indique être présentement colocataire avec son partenaire amoureux d’un logement social. Ses propos évoquent sa volonté de rompre avec la situation de rue et, surtout, avec la précarité et l’instabilité qui lui sont associées.

Maintenant, je suis en appartement depuis cinq mois avec mon chum! C’est un appartement à prix modique. C’est un appartement dans un organisme pour les jeunes dans la rue où tu peux aller rester et, après ça, il y a les appartements subventionnés… Parce que je n’ai pas le goût d’être dans la rue, je suis tannée, je veux passer à autre chose, parce que pendant tout ce temps-là, j’en ai vécu des choses… (Caroline, 25 ans)

D’ailleurs, les jeunes de la figure de la survie témoignent de l’importance d’être actif dans leur démarche de stabilisation. Sous-jacents à cette volonté de quitter la situation de rue, ils expriment vouloir se dissocier de l’étiquette de « jeunes en situation de rue ». En effet, Allie exprime ne pas se reconnaître dans l’image des jeunes considérés comme passifs qui, selon elle, s’identifient à l’expérience de rue. Bien au contraire, Allie se

décrit comme une jeune qui tente de tout faire pour rompre avec la précarité de la situation de rue. Elle se place ainsi en opposition avec les jeunes qui, à ses yeux, adhèrent à l’expérience de rue.

J’ai tout le temps essayé de sauver mon derrière pour ne pas être dans la rue. Alors, c’est pour ça que je ne pense pas que je serais une « personne de la rue », parce que la plupart des jeunes que je trouve dans la rue, ils aiment ça. Ils disent qu’ils aiment ça, je ne sais pas si c’est vrai, car personne ne veut être dans la rue, mais c’est leur mode de vie, leur choix. Ils ne veulent pas évoluer d’une autre façon, sinon à leur mode… [Tandis que moi], je veux tellement m’en sortir, me sauver le derrière. (Allie, 21 ans)