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Retour sur les différences syntactico-sémantiques entre la construction

3. Etude de s’entre-tuer

3.4. Retour sur les différences syntactico-sémantiques entre la construction

La différence des opérations d‟indifférenciation entre les deux constructions permet de rendre compte des différences de contraintes de distribution, d‟une part, d‟interprétation, d‟autre part.

3.4.1. L’emploi « métaphorique » de s’entre-tuer

En 2.2., on a vu que le verbe préfixé s’entre-tuer (et non se tuer entre eux) peut avoir un emploi « métaphorique »10. Compte tenu de la discussion ci-dessus, nous pouvons expliquer pourquoi seul la construction préfixale peut avoir cette interprétation : avec s’entre-tuer, en l‟absence de l‟élément b, on pose qu‟il y a une interaction définie par le verbe tuer, peu importe son issue. Autrement dit, poser l‟existence d‟une interaction sans efficacité est compatible avec cet effet de sens métaphorique.

Ainsi, dans les exemples suivants que nous reprenons, on décrit non pas la „tuerie‟ elle- même, mais une scène de batailles virulentes entre les protagonistes (une meute de photographes en (37), les critiques, auteurs et éditeurs en (38)), comparables à une tuerie :

(37) Ce jour-là, Britney Spears vient à Paris assurer la promo de son premier «film», Crossroads. Elle est arrivée la veille au soir et repart le lendemain. […] Après le photo call anglicisme désignant une meute de photographes qui s'entre-tuent /*se tuent entre eux pour shooter l'artiste à tir tendu pendant une poignée de minutes, vient la conférence de presse, permettant de convoquer un maximum de médias (150 environ), généralement soumis, puis l'avant-première de son film, le soir au Grand Rex. (Libération)

(38) La première chose à noter, c‟est qu‟il n‟y a pas d‟édition d‟Angoulême sans scandale, arias comminatoires ou, plus généralement, chantage affectif. Les

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Par « métaphore », nous entendons le fait qu‟on construit un état de chose comparable à un procès défini par le verbe (se) tuer, sans qu‟il n‟importe de savoir si cet état de chose a eu lieu effectivement ou non.

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critiques, auteurs et éditeurs s’entre-tuent /*se tuent entre eux généralement sur la sélection, jugée tour à tour trop grand public ou trop pointue. (Libération)

3.4.2. Contraintes sur la nature du sujet

En 2.2., nous avons dégagé trois types de contraintes sur la nature du sujet. Ci-dessous en reprenant quelques-uns des exemples, nous montrons comment la différence entre la construction prépositionnelle et la construction préfixale permet de rendre compte de ces contraintes.

(i) L‟impossibilité pour la construction prépositionnelle d‟avoir des SN exprimant la « totalité » tels que tous, tout le monde, le monde, ou des SN indéfinis tels que le sujet impersonnel on :

(39) Le retentissement de ce discours dans chaque cantonnement de repos, dans chaque abri de tranchée ! Tous, si las de s’entre-tuer / ?? se tuer entre eux depuis quatre ans ! (de s’entre-tuer /?? se tuer entre eux depuis des siècles, sur l‟ordre des dirigeants…) (FT)

(40) Il le regardait et dit : « Demain, on va s’entre-tuer /*se tuer entre eux. (FT)

Dans (39), l‟impossibilité d‟avoir la construction prépositionnelle découle d‟une contradiction : d‟une part, tous, par sa sémantique même, exclut toute forme d‟altérité (aucun terme extérieur n‟est envisageable) d‟une part, c‟est l‟altérité première qui fonde l‟apparition du syntagme prépositionnel dont la coréférence est la trace, d‟autre part. Dans (40), où l‟on a un indéfini on, le mécanisme est comparable : on signifie qu‟il est impossible de distinguer un terme sur un ensemble d‟individus (il et le), ce qui revient à dire que cette indéfinitude bloque toute différenciation, donc toute altérité possible. Toutefois, sous certaines conditions, il est possible d‟avoir on en position de Co avec la construction prépositionnelle. Ce que montre l‟exemple suivant que nous avons mentionné au chapitre précédent, sans l‟expliquer :

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(41) La seconde entrevue fut plus orageuse. Tchervenko avait fait des études poussées, lui aussi, ce qui ne l'avait pas empêché de partager les aspirations des travailleurs, tandis que mon père se prélassait dans les salons et lisait les poètes étrangers qui, au lieu du marteau, de l'enclume, de la serpillière et de la faucille, décrivaient les petits oiseaux et les fleurs idiotes. Il était lui- même poète, et Armand se souvenait certainement de ses écrits : désormais, fini, la révolution d'abord ! Tu eus une idée de génie : entre poètes on ne se

tue pas ; cela ne s'était jamais vu dans l'histoire. (FT)

Dans cet exemple, c‟est la nature du terme en position de C2 (poètes) qui fonde l‟apparition de ce syntagme prépositionnel : le terme poètes, par le fait même qu‟il renvoie à un groupe professionnel, permet de récupérer l‟altérité qui était bloquée avec le pronom indéfini on. En d‟autres termes, poètes, en tant que groupe, est pris dans un rapport d‟altérité avec un autre groupe contextuellement récupérable comme « révolutionnaires » qui se présentent comme étant caractérisé par le fait de se tuer (entre eux). Cela est marqué par l‟antéposition de entre poètes : de entre poète (thème) on prédique on ne se tue pas.

(ii) La contrainte qui pèse sur la construction prépositionnelle, lorsque le terme en position de Co est désigné par deux N, singuliers ou pluriels, reliés par le coordonnant et (N1 et N2) :

(42) Suivant les consignes, ils ne doivent « pas intervenir à chaud sur les Postiches » afin de ne pas provoquer de grabuge avec les otages, mais les prendre en filature et les arrêter plus tard. Las, l‟impulsif commissaire Raymond Mertz, patron de la BRB, fait feu, ce qui déclenche une fusillade : un gangster et un policier s’entre-tuent /?? se tuent entre eux). Deux braqueurs s‟enfuient avec des flics en otages. (Libération)

(43) Palestiniens et Israéliens sont deux frères siamois qui s’entre-tuent / ?? se

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Dans ces exemples, l‟élément a (« déclencheur ») de la FS du verbe tuer est lexicalisé par le terme en position de Co (un gangster et un policier dans (42) ; deux frères siamois qui reprennent Palestiniens et Israéliens dans (43)).

La contrainte sur la construction prépositionnelle découle, comme dans le cas précédent, de l‟absence de l‟altérité première, mais celle-ci est mise en jeu de façon particulière dans chacun des deux exemples.

L‟exemple (42) met en scène deux groupes d‟individus : gangsters et policiers. La présence de l‟article un renvoie à l‟extraction d‟un individu de chaque groupe. A l‟issue de cette extraction, il n‟y a a priori que deux individus qui sont impliqués dans le procès défini par se tuer et en même temps, les autres individus de chaque groupe sont exclus de ce procès. Ce qui signifie qu‟aucun autre terme susceptible de lexicaliser l‟élément b n‟est possible. C‟est ce qui bloque l‟apparition de entre eux.

Dans (43), la contrainte de la construction prépositionnelle découle du mode de présence même de SN deux frères siamois. C‟est cette solidarité /inséparabilité du SN (siamois) qui bloque tout autre terme susceptible de lexicaliser l‟élément b.

Dans ces exemples, s’entre-tuer est tout à fait possible : le mode de présence de deux frères siamois (l‟élément a) ne fait pas obstacle. L‟absence de l‟élément b dans l‟énoncé fait partie du mécanisme du préfixe entre- (cf. absence de coréférence) : étant donné l‟élément a (« déclencheur ») en l‟absence de l‟élément b, le procès désigné par (se) tuer est posé comme un procès qui « tourne en rond » : sans qu‟on puisse identifier qui sont les victimes, on pose simplement qu‟il y a une interaction définie par tuer.

(iii) Dans les énoncés où le sujet grammatical est absent, seule la construction préfixale est possible :

(44) Je me sens l‟âme de saint Jean Bouche D‟Or. –est-ce par jalousie, alors, que les turcs vous massacrent de temps en temps ? Elle répliqua, sans l‟ombre d‟un embarras ? –non…c‟est par instinct de conservation. La loi de Darwin, tout bonnement. S‟ils ne nous assommaient pas quelquefois, nous les ferions mourir de faim. Nous sommes trop modernes, et eux pas assez. Il n‟y a pas de notre faute, ni de la leur. Et ce n‟est pas gai, cette nécessité de s’entre-

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Dans cet exemple, bien qu‟il n‟y ait pas de sujet syntaxique dans la phrase où l‟on a s’entre-tuer, il est possible de le reconstituer comme nous et eux (présents dans le contexte gauche). L‟impossibilité de la construction prépositionnelle découle du même principe : compte tenu de la situation où s‟opposent deux groupes d‟individus désignés par nous et eux reconstitués, aucun terme extérieur lexicalisant l‟élément b n‟est envisageable.

3.5. Résumé

Dans le cas de s’entre-tuer, nous avons montré que l‟interprétation réciproque est directement liée à la sémantique de l‟indifférenciation qui caractérise l‟unité entre(-) (préposition et préfixe).

L‟émergence de cette valeur réciproque est liée au fait que se marque que l‟élément b de la FS de tuer n‟est pas lexicalisé, et qu‟à la différence de ce que l‟on observe dans le cas de se tuer entre eux, il n‟est pas récupérable autrement qu‟en référence au terme en position de Co (=élément a) de la FS de tuer.

Ce mécanisme explique que le verbe tuer soit, dans sa combinaison avec entre-, privé de sa transitivité forte : s’entre-tuer désigne un événement en dehors de cette télicité : s’entre-tuer en tant que tel ne signifie pas que des sujets soient passés de vie à trépas ; ce qui ne signifie pas pour autant que contextuellement ou situationnellement, il ne soit pas fait référence à des cadavres. D‟une certaine façon, s’entre-tuer est en amont, comme le montre l‟exemple suivant :

(45) Un gradé de la police entrant dans une pièce où deux ou plusieurs personnes gisent mortes sur le sol, déclare : « ils se sont entre-tués ».

(46) Laissons-les s’entre-tuer /? se tuer entre eux.