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Construction préfixale et construction prépositionnelle

1. L’emploi préverbal des prépositions en français de K Van Goethem (2009)

2.2. Construction préfixale et construction prépositionnelle

2.2.1. Différences de distribution entre les deux constructions

Considérons les deux séries d‟énoncés suivantes :

(6) a. Ils s’entre-regardaient. b. Ils se regardaient entre eux.

(7) a. Ils s’entre-tuent. b. Ils se tuent entre eux.

Les travaux consacrés à l‟unité entre, aussi bien Van Goethem (2009), que d‟autres travaux (Benetti & Heyna (2006) ; Rivière & Guentcheva (2007)) voient un rapport d‟équivalence entre ces deux types de constructions3

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Toutefois, l‟examen des contraintes de distribution associées à chacune des constructions nous a conduit à remettre en cause, en tout cas partiellement, cette prétendue équivalence.

A titre d‟exemple, nous examinons la construction préfixale et la construction prépositionnelle avec le verbe pronominal se tuer, que nous avons volontairement laissés de côté dans le chapitre précédent.

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Van Goethem (2009 : 69) mentionne d‟autres exemples de la concurrence construction préfixale/construction prépositionnelle. Ainsi, surveiller un malade et parcourir les champs seraient respectivement les paraphrases des deux séquences suivantes : veiller sur un malade et

courir par les champs. Selon l‟auteure, ce type de paraphrases est bloqué « dès que le verbe

prend un sens plus lexicalisé (notamment métaphorique) par rapport à son sens constructionnel ». cf. surveiller les casseroles -> *veiller sur les casseroles ; parcourir les

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On peut montrer que la construction prépositionnelle avec ce verbe (se tuer entre eux) est associée à des contraintes syntaxiques plus fortes que la construction préfixale (s’entre-tuer), notamment pour ce qui est de la nature du terme en position de Co :

(a) Avec la construction prépositionnelle, on ne peut pas avoir, en position de Co, des unités désignant une « totalité » au sens large du terme, telles que tous (8), le monde (9), tout le monde (10), ou encore un indéfini tel que on (11) :

(8) Le retentissement de ce discours dans chaque cantonnement de repos, dans chaque abri de tranchée ! Tous, si las de s’entre-tuer /?? se tuer entre eux depuis quatre ans ! de s’entre-tuer /?? se tuer entre eux depuis des siècles, sur l‟ordre des dirigeants… (FT)

(9) Mais vous, Jammes, vous êtes ma certitude, vous, du très petit nombre de ceux qui ne nous auront pas trompés. Même dans ces heures où nous sommes condamnés à vivre, vous nous arrachez ce cri que jetait Rimbaud entre deux blasphèmes : « le monde est bon ! Je bénirai le vie… « oui, le monde est bon, bien qu‟il s’entre-tue /* se tue entre eux ! Oui, nous aurons la force de bénir cette vie, même suspendue à l‟humeur, au bon plaisir d‟une poignée d‟assassins. (FT)

(10) Naturellement, chacun d‟entre nous a voulu la bague pour lui, et bientôt tout le monde était prêt à s’entre-tuer /*se tuer entre eux. (FT)

(11) Il le regardait et dit : « Demain, on va s’entre-tuer /*se tuer entre eux ». (FT)

(b) Dans les énoncés où le sujet grammatical est absent, seule la construction préfixale est possible :

(12) Je me sens l‟âme de saint Jean Bouche D‟Or. – est-ce par jalousie, alors, que les turcs vous massacrent de temps en temps ? Elle répliqua, sans l‟ombre d‟un embarras ? – non…c‟est par instinct de conservation. La loi de Darwin, tout bonnement. S‟ils ne nous assommaient pas quelquefois, nous les ferions mourir de faim. Nous sommes trop modernes, et eux pas assez. Il n‟y a pas

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de notre faute, ni de la leur. Et ce n‟est pas gai, cette nécessité de s’entre-

tuer…/*de se tuer entre eux elle songe une minute. (FT)

(c) La construction prépositionnelle est contrainte, lorsque le terme en position de Co est désigné par deux N, singuliers ou pluriels, reliés par le coordonnant et (N1 et N2) :

(13) Plus tard, les deux frères, Abel et Caïn, s'entre-tuent /?? se tuent entre eux. L'un est éleveur, l'autre est cultivateur. (L’Humanité)

(14) Suivant les consignes, ils ne doivent « pas intervenir à chaud sur les Postiches » afin de ne pas provoquer de grabuge avec les otages, mais les prendre en filature et les arrêter plus tard. Las, l‟impulsif commissaire Raymond Mertz, patron de la BRB, fait feu, ce qui déclenche une fusillade : un gangster et un policier s’entre-tuent / ?? se tuent entre eux. Deux braqueurs s‟enfuient avec des flics en otages. (Libération)

(15) Palestiniens et Israéliens sont deux frères siamois qui s’entre-tuent /?? se

tuent entre eux. (Benetti & Heyna 2006 : 618)

(16) Catholiques et Protestants s’entre-tuent /?? se tuent entre eux depuis plusieurs décennies4. (L’Humanité)

Les exemples ci-dessus confirment que la construction prépositionnelle est soumise à des contraintes fortes concernant le mode de donation du terme en position de Co, tandis que la construction préfixale ne connaît pas a priori ces contraintes, ce qui remet en cause l‟équivalence de ces deux constructions.

De ce point de vue, l‟analyse de Van Goethem selon laquelle le pronom eux dans la construction prépositionnelle (se tuer entre eux) sert à expliciter l‟argument implicite dans la construction préfixale (s’entre-tuer) en termes d‟ « incidence » (cf. ci-dessus, « paramètre morpho-syntaxique ») nous semble problématique.

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Dans les exemples (15) et (16), on note un type particulier de coordination de deux N, à savoir deux N reliés par et sans article. Il est connu que ce type de coordination n‟est possible que lorsque les deux N sont posés comme « complémentaires » (ex. professeurs et étudiants). Comme on le verra, cette idée de « complémentarité » ou encore « solidarité » va de paire avec une forme particulière d‟indifférenciation prise en charge par le préfixe entre-.

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Nous considérons au contraire que c‟est l‟absence même de « coréférence » entre deux termes occupant les deux positions syntaxiques distinctes qui est cruciale, et qui doit être expliquées sur la base de l‟opération d‟indifférenciation mise en jeu par la préfixation en entre-.

2.2.2. Différences d’interprétation

En plus des différences distributionnelles entre les deux constructions, on peut observer également des différences concernant l‟interprétation des énoncés :

- Les énoncés à construction prépositionnelle sont souvent associés à la dimension effective d‟un procès : on a focalisation sur la validation d‟une relation prédicative, alors que ce n‟est pas le cas pour les énoncés à construction préfixale.

Pour reprendre le cas de concurrence s’entre-tuer et se tuer entre eux, on observe que la construction préfixale met en suspens la problématique de l‟effectivité d‟un procès (en l‟occurrence « la mort de quelqu‟un »). Autrement dit, l‟issue du procès est, d‟une certaine manière, reléguée au second plan. Les exemples suivants illustrent ce point :

(17) Ils se querellaient, se battaient, se volaient et s’entre-tuaient avec frénésie. (FT)

(18) Il semblerait […] que l‟homme n‟ait toujours rien de mieux à faire sur terre que de s’entre-tuer ou de manger ! (FT)

- Corollairement, la construction préfixale, à la différence de la construction prépositionnelle, permet d‟associer une dimension « métaphorique » à l‟interprétation des énoncés :

(19) Ce jour-là, Britney Spears vient à Paris assurer la promo de son premier «film», Crossroads. Elle est arrivée la veille au soir et repart le lendemain. […] Après le photo call anglicisme désignant une meute de photographes qui s'entre-tuent /?? se tuent entre eux pour shooter l'artiste à tir tendu pendant une poignée de minutes, vient la conférence de presse, permettant

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de convoquer un maximum de médias (150 environ), généralement soumis, puis l'avant-première de son film, le soir au Grand Rex. (Libération)

(20) La première chose à noter, c‟est qu‟il n‟y a pas d‟édition d‟Angoulême sans scandale, arias comminatoires ou, plus généralement, chantage affectif. Les critiques, auteurs et éditeurs s’entre-tuent /?? se tuent entre eux généralement sur la sélection, jugée tour à tour trop grand public ou trop pointue. (Libération)

Ces deux exemples montrent que le procès désigné par s’entre-tuer ne renvoie pas littéralement à la « mort (ou état assimilé) de quelqu‟un », mais qu‟il met en scène une situation de conflit violent entre les protagonistes. Cette interprétation figurative est a priori bloquée avec la construction prépositionnelle.

En résumé, les différences de contraintes de distribution et celles d‟interprétation entre la construction prépositionnelle et la construction préfixale semblent remettre en cause, du point de vue synchronique du moins, l‟équivalence que postulent les études qui leur sont consacrées.

Notre objectif est de rendre compte de leurs différences syntactico-sémantiques, non en termes de « grammaticalisation », mais en montrant que les deux constructions relèvent de deux opérations foncièrement différentes. Cela suppose qu‟on puisse différencier l‟emploi prépositionnel et l‟emploi préfixal de l‟unité entre(-).

Cette tentative de différenciation des deux emplois de entre ne signifie toutefois pas qu‟on remette en cause l‟identité sémantique de cette unité ; cela consiste au contraire à montrer que tout en conservant son identité sémantique, l‟unité entre est prise dans deux enchaînements d‟opérations distinctes selon son statut, préposition ou préfixe. En d‟autres termes, le rapport de entre préposition et entre- préfixe au verbe n‟est pas le même. En tant que préfixe, il est une composante du verbe et à ce titre agit directement sur son interprétation. Comme on le verra ci-dessous, entre- préfixe est un « prédicat » et à ce titre, peut être décrit comme combinatoire de deux prédicats (préfixe et verbe) ; tandis qu‟entre préposition est un « relateur » et à ce titre, porte sur les arguments du prédicat.

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