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Le terrain comme support de la réflexion

IV. Retour sur l’hypothèse et justification des indicateurs

L’enclavement d’un espace ne s’explique pas seulement par sa position. Par exemple, les massifs du Koupé et du Manengouba ne sont pas à l’écart des grandes routes du seul fait de leurs pentes et de leur altitude. L’absence relative d’axes carrossables (il existe tout de même des pistes) ne se comprend qu’au prix d’une démarche historique. Il en va de même pour les « zones blanches » de téléphonie mobile, qui ne résultent pas principalement de la présence de barrières physiques, mais plutôt des choix des aménageurs et des opérateurs des réseaux. L’enclavement est un processus de fermeture lié à une intentionnalité (Debrie, 2005), ce qui revient à considérer les marges comme des constructions sociales dynamiques. Ainsi, à l’époque coloniale, le Koupé et le Manengouba comptent peu de routes parce qu’ils marquent la frontière avec le Cameroun britannique. Il faut alors garantir une certaine imperméabilité de la limite en réduisant les points de passages. Plus tard, lorsque la « norme territoriale » (Probst, 2004) devient urbaine, ces montagnes, peu peuplées et sans grandes productions in- dustrielles, sont peu valorisées. Les routes bitumées les contournent et les antennes relais s’implantent ailleurs. Les « zones blanches » y prolifèrent car le coût de la construction et de l’entretien des infrastructures est supérieur aux gains escomptés. Le manque d’interconnexion entre réseaux techniques empêche la diffusion des stations de base, car il est difficile de les ériger, puis de les maintenir en état, sans route praticable (Chéneau-Loquay, in : Bouquet, 2010).

133 Il existe toutefois des cas où les discontinuités sont dépassées. Dans le domaine des transports terrestres, par exemple, les mototaxis offrent une solution de déplacement adaptée à la voirie défectueuse. Quant à la téléphonie cellulaire, elle est un moyen de maintenir des liens sociaux en dépit de la mauvaise qualité des voies de circulation. La possibilité d’utiliser le téléphone est assurée grâce à de nouvelles solidarités, comme le partage de l’électricité pour le chargement des batteries (Kuété, in : Charlery de la Masselière & Al., 2013). À partir de ces exemples, nous formulons l’hypothèse que la « motilité » des individus est déterminée par le jeu des acteurs de l’aménagement, des transports et des télécommunications, dans des tem- poralités variées et en fonction de rationalités différentes selon que ces acteurs sont publics ou privés, formels ou informels. Certains mots sont à préciser. Les « temporalités distinctes » font référence au temps. Cette référence se justifie par le fait que certains phénomènes relè- vent de la longue durée, tel que l’aménagement du Moungo comme corridor de circulation nord-sud, alors que d’autres sont récents et/ou plus limités dans le temps, comme l’essor des mototaxis dans la région du Littoral à partir des années 1990 (Feudjio, 2014). Le terme « ra- tionalités » renvoie aux logiques des acteurs. Les normes suivies par les institutions pu- bliques, censées défendre l’intérêt général, se distinguent de celles des sociétés privées, pour qui la recherche de compétitivité et de rentabilité est prioritaire.

Afin de rendre l’hypothèse observable, nous lui adjoignons un ensemble de critères. Ils sont tous issus de la dimension « Discontinuités » du cadre conceptuel. Il s’agit de :

- La distance-temps et la distance coût par rapport à Douala, à la sous-préfecture, au marché et à la route goudronnée la plus proche : ce critère permet d’évaluer les difficultés d’accès à la métropole régionale et à des services ou équipements de base. De fortes distances traduisent des réseaux techniques et/ou d’opérateurs défectueux, qui séparent alors qu’ils sont supposés permettre l’ouverture (Debrie, 2005).

- La qualité de la couverture mobile (en nombre de barres indiquées sur l’écran) : cette donnée sert à repérer les « zones blanches » et donc, à identifier les espaces où l’envoi de SMS, les appels voire l’usage d’Internet sont fortement contraints. L’enjeu de ce critère est important car, dans certains secteurs, le portable est l’unique moyen de communication hormis la marche à pied et la mototaxi.

- Les déterminants de l’équipement différentiel du territoire : il s’agit de saisir, par le biais d’une revue de la littérature institutionnelle et d’entretiens, les représentations qui dominent à propos du Moungo. En effet, les normes et les présupposés propres à chaque

134 acteur guident l’aménagement ou l’exploitation des réseaux techniques, tout en produisant de la différenciation spatiale.

Conclusion

Ce chapitre montre comment le couloir du Moungo s’est construit au fil de l’histoire. Dans un premier temps, les puissances colonisatrices concentrent leurs efforts d’aménagement sur l’axe central. Les zones montagneuses et forestières sont délaissées. Après l’indépendance, Ahmadou Ahidjo créée des voies entre le Cameroun francophone et le Came- roun anglophone dans un objectif d’unification territoriale. À partir de 1982, Paul Biya lance plusieurs programmes pour équiper le pays, comme les « Grandes ambitions », le plan « Ca- meroun numérique 2020 » et la « Cameroon Vision 2035 ». Mais les investissements publics sont limités du fait de la crise économique et des réformes structurelles (voir schéma). Ils sont également restreints par une gestion non rationnelle des fonds de l’État. Selon Fanny Pigeaud (2011), une large part du budget d’investissement public [BIP] n’est pas dépensée. En octobre 2014, 36% seulement du BIP est consommé, ce qui signifie que l’essentiel des crédits destinés à l’aménagement n’ont pas été débloqués (Investir au Cameroun, 2014). Dans ce contexte, le secteur privé est incontournable dans la réalisation et l’exploitation des infrastructures. Mais dans le discours politique, l’horizon à atteindre est l’« accès universel ».

Dans le Moungo, l’« accès universel » n’est pas une réalité. Le critère de disponibilité n’est pas respecté car les réseaux techniques sont incomplets. Les antennes relais sont surtout implantées en ville. Internet fonctionne à Loum et à Manjo, mais les liaisons vers la campagne sont encore en construction. Les voies routières locales ne sont pas revêtues. L’accessibilité cognitive n’est pas non plus assurée. Elle n’est d’ailleurs pas sans lien avec l’aménagement différencié du territoire. Les télécentres communautaires polyvalents, où l’on peut s’éduquer aux médias numériques, se concentrent en milieu urbain149. L’abordabilité reste un problème.

Les habitants des zones rurales sont les plus affectés par la pauvreté financière. Dans le sec- teur du transport physique, la mauvaise qualité des routes est répercutée sur le tarif du ticket. En réalité, seule l’adaptabilité est (partiellement) effective. Les services de mototaxi apportent

149Les télécentres communautaires polyvalents [TCP] sont des lieux offrant un accès à des services

informatiques, audiovisuels, postaux et de télécommunication à moindres coûts. Les TCP permettent l’utilisation des TIC, mais ils sont aussi un centre d’apprentissage et de soutien, dans les démarches administratives par Internet par exemple. En théorie, ils devaient se situer plutôt en zone rurale où l’État entendait compenser le manque d’investissement du secteur privé (Noah, 2003). 20 000 TCP devaient voir le jour avant 2015, mais, en 2013, seuls 112 sont opérationnels (Mouliom, 2013). Ils se concentrent essentiellement en ville (près de la poste de Loum, par exemple), où les réseaux électriques et de fibre optique sont plus complets que dans les zones rurales.

135 la souplesse nécessaire aux habitants des campagnes, où les routes sont souvent des pistes inappropriées aux voitures, mais leurs tarifs explosent sans régulation appropriée de la part de l’État.

Ces observations soulèvent des enjeux autour de ce que l’on peut appeler la « fracture mobilitaire » (Borthagaray, in : Le Breton & Al., 2012 : p. 38). La sociologie et la géographie sociale explorent depuis longtemps le rapport entre mobilités et exclusion (Bonerandi, 2004). Les mobilités spatiales sont considérées comme un atout pour l’interaction sociale et le tra- vail, en manquer signifie une réduction des chances dans ces deux domaines. Mais il faut aller au-delà de cette analyse en termes de mobilité qui inclut et d’immobilité qui exclut. En effet, l’inégalité aujourd’hui concerne moins la quantité de déplacements que leur qualité, c’est-à- dire la façon dont ils sont effectivement réalisés. L’aménagement différencié du territoire concentre les réseaux et les services de transport dans les villes. La conséquence est que, pour chaque projet de mobilité (rencontrer un partenaire, donner des nouvelles, etc.), les citadins ont le choix du moyen (les bus collectifs, les taxis, le téléphone mobile, Internet, etc.). À l’inverse, les ruraux n’ont pas la liberté d’user de tous les modes de déplacement. Ils sont souvent astreints aux modes les plus lents (marche à pied, téléphonie 2G alors que se déploie ailleurs la 4G). Ils ont donc moins de prise que les populations urbaines sur la façon dont ils construisent leur existence. La dualité ville/campagne, qui s’estompe dans certains domaines (activités professionnelles, normes de consommation, etc.), tend à se renouveler dans le con- texte actuel et sépare désormais ceux qui peuvent utiliser l’intégralité du gradient de la vitesse et ceux qui n’en maîtrisent qu’une partie (Bart & Lesourd, 2018).

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CHAPITRE 5 : La « réversibilisation » des migrations à la suite de

la crise du mode de développement colonial et postcolonial

« Davantage que par le passé, il est possible d’atténuer les déchirements de la distance. Ainsi, les immigrants peuvent-ils rester en contact avec leur famille ou leurs amis par le

téléphone ou la messagerie électronique […] et migrer n’implique plus une coupure nette, d’autant moins que les moyens de transport rapides facilitent les visites à l’expatrié ou les voyages de ce dernier. De la même manière, un déménagement s’accompagne toujours plus souvent d’habitudes gardées dans l’ancien quartier de ré- sidence, ce qui permet de ne pas totalement déménager… La « réversibilisation » con- cerne également les temps des déplacements eux-mêmes, où l’on introduit aujourd’hui

de multiples activités de loisirs et de travail » (Kaufman, 2017 : p. 21).

Dans ce chapitre, nous nous focalisons sur les migrations dans le Moungo central de populations originaires d’autres régions camerounaises. L’immigration est l’une des spécifici- tés du terrain étudié. Au recensement de 1955, la plupart des villages comptent déjà plus d’habitants immigrés que d’habitants nés sur place. Avec le temps, une seconde génération de migrants, voire une troisième, est parvenue à l’âge adulte (Barbier & Al., 1983). Cette spécifi- cité du Moungo comme espace d’installation150 permet de retravailler l’une de nos hypothèses

de départ. De manière générale, les hypothèses ne sont pas données une fois pour toutes. Elles sont retravaillées en continu au fur et à mesure des missions de terrain (Campenhoudt & Quivy, 2011). Avant de nous rendre dans le Moungo, le postulat est que le portable se diffuse parce qu’il répond à une demande sociale, qui est de pouvoir communiquer avec des proches dispersés dans l’espace. Cependant, les observations faites à Loum, à Manjo et à Éboné ont montré que l’emploi du téléphone cellulaire s’insère en réalité dans une mutation plus large des mobilités.

Au cours du dernier siècle, le Moungo a été témoin d’un virage important en matière de mobilités. Dans le modèle colonial et postcolonial de développement, les migrations dans le Moungo s’opéraient selon une logique d’installation définitive. Pour preuve, les Bamiléké, les Grassfields et les Béti ont acquis des terres avec l’espoir de la transmettre un jour à leurs descendants ; les Bakossi ont contracté des mariages avec les populations locales ; les Haous- sa se sont agrégés en quartiers relativement homogènes à partir desquels ils organisent un commerce à longues distances. Depuis la crise financière des années 1980, cependant, la si- gnification de la migration n’est plus la même. Le déclin de l’arboriculture caféière et ca-

150Certains départements camerounais sont plutôt des espaces de départ, comme le Ndé à l’Ouest et la Lékié au

137 caoyère, combiné à des facteurs endogènes151 ont alimenté un puissant mouvement de retour

vers l’espace d’origine. De nouveaux modes d’habiter sont apparus et des anciens se sont ba- nalisés. Plutôt que des migrations durables, les individus préfèrent désormais des circulations entre plusieurs pôles d’existence afin de tirer avantage d’espaces aux caractéristiques diffé- rentes. Les individus n’ont plus nécessairement de projets migratoires bien définis comme ce fut le cas par le passé (Barbier & Al., 1983). Ils se laissent guider par les feedbacks qui les aident à faire des choix de destination (Mabogunje, 1970). Au vu de ce qui précède, nous pro- posons l’hypothèse que la crise du modèle colonial et postcolonial de développement entraîne un processus de « réversibilisation » des formes de mobilité (Kaufman, 2005) et notamment des migrations. L’objectif de ce chapitre est d’exposer les éléments théoriques et empiriques qui soutiennent cette supposition.

Sur le plan théorique, la migration est une forme particulière de mobilité spatiale. Elle se distingue de la circulation par son caractère définitif et linéaire. La migration n’aboutit pas, normalement, à un retour au point de départ. Le géographe étasunien Wilbur Zelinsky (1971) définit la migration comme un transfert durable du lieu de résidence qui s’accompagne d’un changement d’environnement social. La migration telle que la conçoit Wilbur Zelinsky repré- sente une rupture dans la vie d’un être humain. C’est un déracinement par rapport à l’espace d’origine, alors que l’insertion dans le milieu d’accueil n’est pas immédiate. Le sociologue Abdelmalek Sayad (1999) a conceptualisé cette « double absence » en montrant que les im- migrés, devenus incapables de participer à la vie sociale et économique de l’espace délaissé, sont en plus ignorés ou rejetés dans le territoire d’arrivée. Pendant longtemps, les migrations sont vues en sciences humaines comme des processus dont les conséquences sont irréver- sibles. Il faut attendre les années 1950-1960 pour que s’ouvre une autre approche dans la compréhension des migrations, en tant que processus fluide de circulation des personnes, de leurs idées ou de leur capital financier. Cette nouvelle approche s’incarne au sein d’un nou- veau corpus notionnel. On parle désormais de « champ migratoire » (Hägerstrand, 1955 ; Si- mon, 2008) et de « circulation migratoire » (De Tapia, 1994). Des chercheurs ont même an- noncé la fin des migrations et l’explosion des circulations, au motif que les premières citées sont devenues tellement éphémères et réversibles qu’elles n’existent plus en tant que telles (Zelinsky, 1971 ; Knafou, in : Knafou, 1998).

151Ces facteurs sont par exemple la saturation des terroirs agricoles et la montée d’un sentiment anti-immigration.

Les immigrés sont accusés par les néo-autochtones, les natifs du Moungo qui y reviennent après la détérioration des conditions de vie à Douala, d’avoir volé les terres qui appartenaient jadis à leurs ancêtres (Mbaha, 2006 ; Nkankeu, 2008).

138 L’intérêt qui est porté à l’évolution des migrations dans et en dehors du Moungo se justifie par rapport à l’objectif global de la thèse, qui est de comprendre comment les indivi- dus s’approprient les ressources à partir desquelles ils vivent. Nous considérons donc les mo- bilités spatiales comme une boîte à outils qui permet d’accéder, d’exploiter et de sécuriser ses droits sur des éléments naturels, matériels ou sociaux. En tant qu’ensemble d’outils, les mobi- lités spatiales sont employées par des acteurs en fonction de leurs besoins, des circonstances et des obligations du moment. La transformation de ces besoins, de ces circonstances et de ces obligations pousse les acteurs à redéfinir leurs outils de mobilité. Nous pensons que c’est ce qui est à l’œuvre depuis la crise du mode de développement colonial et postcolonial, qui se poursuit aujourd’hui. Cela reviendrait à accepter l’idée que les immigrés dans le Moungo (de même que ses ressortissants installés dans un autre département) aient été capables d’analyser la situation, de formuler un diagnostic et de corriger leur comportement en conséquence. Les migrations de retour, la généralisation de la pluri-résidence, les mobilités alternantes et sai- sonnières seraient autant de correctifs à la migration, autant de tentatives de ne plus dépendre d’un modèle « origine-destination » qui a montré ses limites. La pluri-inscription spatiale se généralise comme modalité actuelle d’accéder aux ressources, bien aidée par la diffusion de nouveaux transports et par l’amélioration des systèmes de communication (dont le téléphone mobile). Un fait illustre parfaitement le processus en cours : la recherche d’un terrain à culti- ver. Cette quête a justifié la migration de milliers de personnes au cours du XXème siècle. Au-

jourd’hui, on ne vit plus nécessairement à côté de sa ou de ses terres, on peut résider en ville, y avoir une activité, et parcourir occasionnellement à mobylette des dizaines de kilomètres pour exploiter son ou ses champs.

Le plan de ce chapitre s’organise en quatre sections. La première section est théorique, elle consiste en un bref aperçu des recherches consacrées aux migrations en sciences sociales. Le but est d’illustrer le passage d’une vision des migrations comme ruptures économiques et affectives à une vision où les migrations sont nuancées par le maintien de relations multiples aux lieux précédemment habités. La réversibilité des migrations est en partie due à l’usage des TIC (Kaufman, 2005). La seconde section s’attèle à rendre compte des migrations dans le Moungo central. Les immigrés de la zone d’étude sont principalement originaires de l’Ouest (Bamiléké), du Centre (Béti, Bafia), du Nord (Haoussa) et des provinces anglophones (Bakos- si, Grassfields). L’approche utilisée est à la fois historique et statistique. L’approche historique a pour objectif de montrer que les migrations entraînent une implantation permanente dans le Moungo, qui résulte d’une part des politiques coloniales de sédentarisation des immigrés, et

139 d’autre part d’une volonté explicite de ces derniers. L’approche statistique vise à quantifier les flux et les stocks migratoires avec, en filigrane, une critique des données du recensement pour leur silence sur les mobilités de courte durée. L’avant-dernière section se focalise sur les mo- bilités de courte durée à l’œuvre dans et depuis le Moungo central (migrations de retour, mul- ti-résidence, pratique télécommunicationnelle). L’intention est ici de fournir des preuves em- piriques du caractère temporaire des mobilités actuelles. Par exemple, un quart de celles et ceux qui ont pris part à l’enquête quantitative en 2014 logent provisoirement quelqu’un à leur domicile, en général pour des raisons professionnelles ou sanitaires. Enfin, la quatrième sec- tion retravaille l’hypothèse H2, présentée au début de l’ouvrage : l’enjeu qu’elle porte est ex- plicité, de même que les indicateurs permettant de la mettre à l’épreuve du terrain.