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Les fondations théoriques et méthodologiques de l’étude

II. La déterritorialisation au prisme de la littérature scientifique

A. Les mobilités physiques entre quête de liberté et désocialisation

Au Cameroun, les mobilités internes sont déjà significatives dans les années 1980- 1990 (Bopda & Grassland, 1994 ; Mberu & Pongou, 2012). Le projet Rurban Africa confirme leur importance dans les années 2010 (Steel & Van Lindert, 2015). Parmi ces mobilités, une

81 partie correspond à des jeunes qui partent « se chercher ». Cette expression renvoie à une quête de soi, loin du territoire d’origine. Hélène Guétat-Bernard (2013 : p. 93) identifie deux enjeux dans les migrations juvéniles :

« D’une part, la recherche de « liberté » (autonomisation, individualisation) que procure l’argent dans un monde marqué par sa rareté, d’autre part, la volonté de se construire par l’aventure (s’émanciper des formes d’autorité, de subordination, se forger par l’expérience, assurer sa place) ».

Dans un registre différent, Michel Lesourd (2012) explique comment les classes moyennes, propriétaires d’un ou de deux véhicules, décentrent leurs activités de loisir, de ravitaillement alimentaire, de travail et de formation du quartier où ils vivent vers d’autres parties de la ville, parfois en dehors de celle-ci. Certes, le géographe ne parle pas de « déterritorialisation ». Mais il conçoit « une spatialité augmentée » qui se caractérise par l’émergence de nouveaux repères et de nouvelles habitudes dans des lieux multiples (Lesourd, 2012 : p. 7).

Plus globalement, la banalisation des mobilités spatiales fait craindre un déracinement généralisé. En 2009 à la Fondation Cartier, à Paris, l’exposition « Terre Natale » propose une réflexion sur l’ancrage et le désancrage. Paul Virilio, y pose le diagnostic suivant : « Nous sommes devenus des allers-retours permanents, avec le risque de perdre notre identité et de devenir des nomades » (Clochard, 2008). La référence au nomadisme, que l’essayiste assimile à une menace, est paradoxale. En effet, étant donnée la place que les déplacements humains occupent à l’heure actuelle, on pourrait s’attendre à ce que les touristes, les migrants et autres navetteurs soient une figure acceptée par le commun. Or, ils ne le sont pas. Ils sont accusés d’apporter des nuisances et provoquent l’hostilité des habitants du territoire concerné. En outre, le fait de ne pas avoir d’attaches suscite de la méfiance, surtout en Europe, où l’immobilité est perçue comme « l’état normal de l’habiter » (Retaillé, 2010 : p. 4). Même parmi les chercheurs, il est difficile de rompre avec l’un des principaux symboles de la civilisation contemporaine, majoritairement urbaine, et donc ancrée. Or, considérer la fixité comme la seule norme interdit d’envisager le mouvement comme « un vecteur de production sociale et spatiale » (Cattan, 2012 : p. 59).

Le politologue américain Robert Putnam s’interroge aussi sur les effets des mobilités102. Il examine la santé des liens interindividuels dans la société américaine à travers

plusieurs indices tels que la participation politique et l’adhésion à des associations religieuses,

102Voir « Bowling alone. The Collapse and Revival of American Community », Simon & Schusters Paperbacks,

82 à des organisations syndicales, à des compagnies scoutes. Selon lui, le temps passé en voiture, allongé par les embouteillages à la sortie des bureaux, a une influence néfaste sur l’engagement des citoyens dans leur collectivité (Putnam, 2001). Ce constat rejoint les discussions académiques sur l’évolution du vivre-ensemble et, plus précisément, sur la désagrégation des sociabilités de quartier. Dans le champ francophone, François Ascher103 explique comment les mobilités spatiales, en élargissant l’échelle de la vie quotidienne, entraînent des absences répétées au lieu de résidence. Elles contribuent à raréfier la fréquence des contacts directs avec les voisins, sauf pour les personnes âgées, handicapées ou marginalisées économiquement, plus captives de leur territoire (Ascher, 1995). Il souligne par ailleurs la place contradictoire du logement dans notre « espace de vie ». En effet, dans un contexte où l’emploi est de plus en plus flexible, l’habitation est devenue le point d’ancrage principal (sinon unique) pour la plupart des gens. Elle est dédiée au repos et représente également le temple de la routine familiale. Ses occupants y passent un temps conséquent. Pourtant, ils n’en profitent que peu pour tisser des liens de fraternité avec celles et ceux qui les entourent, ce qui incite François Ascher (1995 : p. 150) à dire, non sans ironie, que « De vrais voisins métapolitains104 sont des voisins qui s’ignorent ».

En Afrique, la situation est à la fois différente et similaire. Différente, car la rue peut être un espace où se nouent des relations choisies, comme le sous-entend Pierre Janin (2001) pour les femmes musulmanes de Bouaké105. Similaire, car l’installation de migrants dans des

zones urbaines non-loties et dénuées de services de proximité oblige à des trajets quotidiens, longs et éprouvants peu propices à la sociabilité de quartier. Sans oublier l’errance de jeunes sans emploi, occupés toute la journée à chercher de quoi se nourrir et parcourant de ce fait les villes, dans tous les sens, jusqu’à la tombée de la nuit (Janin, 2009).

B. Les TIC comme facteur d’accélération du temps et de dissolution des territoires

En 2012, une enquête conduite dans 11 pays d’Afrique (dont le Cameroun) indique une hausse de la part de la population en mesure d’utiliser la téléphonie mobile et Internet (Stork & Al., 2012). Ainsi, 94% des Camerounais interrogés disposent d’une adresse e-mail à

103« Métapolis : ou l’avenir des villes », Odile Jacob, 1995.

104Habitant de la « métapole ». Celle-ci est définie comme « l’ensemble des espaces dont tout ou partie des

habitants, des activités économiques ou des territoires sont intégrés dans le fonctionnement d’une très grande ville ou d’un groupe de grande ville » (Ascher, 1995 : p.174).

83 cette date. 61% se rendent régulièrement sur des plateformes telles que Facebook. La connexion aux messageries électroniques et aux médias sociaux se fait principalement à partir d’un ordinateur mais un tiers des usagers (29,7%) consulte Internet à partir d’un mobile (Stork & Al., 2012). En 2014, 35,4 % des Camerounais consultent Internet depuis un portable, soit une augmentation d’environ six points de pourcentage par rapport à 2012 (ART, 2014). De plus, en 2016, 12,64 milliards de SMS ont été envoyés au Cameroun (ART, 2017).

Pour certains auteurs, l’utilisation du portable aboutit à une contraction du temps. Annie Chéneau-Loquay (2010 : p. 13) nous en donne un aperçu à travers cette citation :

« […] Le village ne sera plus cette petite société à la temporalité et aux rythmes codi- fiés où on prend le temps d’aller se saluer chaque jour. Le téléphone implique des réac- tions rapides. La prise en compte du facteur « temps » va accélérer les relations à la famille, au lignage ; paradoxalement, cette accélération s'accompagnera de la restric- tion formelle de leur expression, en termes de durée essentiellement et aussi de fré- quence « et les réflexions du genre « pourquoi tu ne m'as pas appelé ? » deviendront à la fois nouvelles et courantes dans le groupe […] ».

Cet extrait illustre l’accélération du temps à deux niveaux. Il souligne d’abord la compression de la durée, c’est-à-dire de la place qu’occupe chaque activité dans l’emploi du temps. En substituant une partie des salutations en face-à-face par des salutations au téléphone, les usagers épargnent du temps. Or, comme les salutations sont raccourcies, on peut faire plus de choses en une heure, en une journée, en une semaine. Le recours au portable produit donc également un resserrement de la chronologie, c’est-à-dire de la cadence à laquelle s’enchaînent les activités. C’est ce que Francis Jauréguiberry (2003 : p. 47-48) appelle la « densification du temps ». À côté de cette « densification du temps », le sociologue repère un processus de « dédoublement du temps », qui consiste à superposer un temps médiatique au temps physique. Le temps considéré comme libre, dans les transports, à la maison ou à l’école, est occupé, souvent par des pratiques ludiques. Par exemple, l’ART (2014) estime que 45% des usagers naviguent sur Internet pour regarder des films ou écouter de la musique. Enregistrés sur le téléphone ou accessibles en streaming, ils sont propices à l’évasion. Au Cameroun, le rap du groupe nigérian P-Square est aussi populaire que les telenovelas sud- américaines et que les musiciens locaux.

En outre, l’essordu téléphone mobile serait à l’origine d’une disparition des territoires. Les chefferies, où se concentre l’activité sociale, seraient remplacés par une communication dans un espace apolitique, sans limite ni matérialité. Les sociologues ont inventé de

84 nombreuses expressions pour rendre compte des formes de présence en gestation. Anthony Giddens (1994) parle de délocalisation des liens sociaux, idée reprise par Francis Jauréguiberry lorsqu’il parle de « déspacialisation » (Jauréguiberry, in : Allemand & Al., 2004 : p. 130). Ces expressions signifient que les relations sociales s’affranchissent de plus en plus des cadres spatiaux, c’est-à-dire d’une forme de présence qui se définit comme « l’être ici et maintenant » (Licoppe, 2012 : p. 2). Les territoires disparaîtraient parce que ce qui en fait la cohésion, c’est-à-dire les proximités géographiques qui facilitent l’interaction et le contrôle social, est supprimé. Manuel Castells résume bien cette perte de signification des lieux concrets, mais nuance son propos en reconnaissant à ces derniers un rôle de repère :

La « société en réseau » se caractérise selon lui par une « opposition fondamentale entre deux logiques spatiales : celle de l’espace des flux et celle de l’espace des lieux. L’espace des flux organise à distance la simultanéité des pratiques sociales par des systèmes de télécommunication et d’information. L’espace des lieux privilégie l’interaction sociale et l’organisation politique sur la base de la contiguïté physique. Ce qui caractérise la nouvelle structure sociale, la société en réseaux, c’est que la plupart des processus dominants, ceux qui concentrent le pouvoir, le capital et l’information, sont organisés dans l’espace des flux. Mais la plupart des expériences humaines restent locales, et ce qui fait sens pour les êtres humains le demeure aussi » (Castells, 1999 : p. 155).

En réalité, le constat d’une disparition des territoires locaux, tels que les chefferies, est contesté par une partie de la communauté scientifique (Eveno, 2004 ; Kaufman, in : Montulet & Kaufman, 2004). Plusieurs arguments vont dans le sens d’un maintien, voire même d’une reconfiguration des territoires et de leur fonctionnement, et non dans le sens d’une dilution par les mobilités physiques et virtuelles.

C. La pérennité des territoires, malgré l’essor des réseaux et des mobilités

Trois types d’arguments appuient l’idée d’une résistance des territoires. Le premier type d’arguments consiste à dire que les réseaux techniques ne sont pas aménagés au hasard mais reflètent la vision que les acteurs étatiques et privés ont du territoire (Bakis, 1993). Nous ne développons pas cet aspect ici parce qu’il fait l’objet d’un chapitre entier106.

Le deuxième type d’arguments en faveur de la pérennité des territoires est que ces derniers restent, dans un monde de mobilités, le périmètre où l’on est surveillé et reconnu so- cialement. Une anecdote illustre l’aspect surveillance. L’hôtel où nous avons résidé à Loum est l’un des seuls à disposer d’un bar avec terrasse. Outre les clients de l’établissement, s’y

85 retrouvent les habitants des environs, lesquels s’offrent quelques bières en fin de journée. Mais, parmi les habitués, défilent aussi des chefs traditionnels, des sous-préfets, des policiers, des gendarmes et même un colonel de la base militaire inaugurée en 2016. La présence de ces gens de pouvoir à l’hôtel n’est pas anodine. C’est un moyen facile de prendre le pouls de l’opinion publique et de collecter des informations. L’hôtel, lieu de passage et de loisir, de- vient lieu de contrôle de la population. Les territoires locaux permettent aussi d’acquérir du prestige aux yeux de sa communauté d’origine, en rapatriant l’argent gagné à l’extérieur pour prendre en charge la famille et financer des infrastructures. Les mobilités sont ici au service de l’ancrage territorial et non ce qui le condamne. François Kengné Fodouop (2003 : p. 11) souligne l’importance des migrants dans le développement de la région d’origine.

« Les citadins originaires des campagnes des départements du Moungo, de la Lékié, de la Mémé, du Diamaré et du pays Bamoun sont pour leur part assez bien attachés à leur village d'origine. Ils le prouvent non seulement en s'y rendant régulièrement avec de l'argent et des cadeaux destinés aux parents mais aussi en y réalisant des villas de va- cances et/ou de retraite, des routes, des ponts, des écoles, des dispensaires, des foyers culturels et des puits ».

Derrière les investissements au village, se cachent d’autres motifs que le simple attachement sentimental. En fait, l’enjeu des investissements est souvent de se construire une notoriété en vue d’élections locales, à la mairie, au conseil municipal, à l’assemblée nationale ou dans les organes de base du RDPC, le parti au pouvoir. Or, au Cameroun, être élu du parti présidentiel est un moyen d’acquérir des privilèges, d’être protégé par l’institution voire de faire avancer sa carrière professionnelle (Pigeaud, 2011).

Le dernier type d’arguments revient à dire que le territoire ne peut pas disparaître, car il est l’une des métriques de la vie humaine. Certes, partout en Afrique, les géographes constatent l’étroitesse des cadres territoriaux, qui n’englobent plus la totalité des pratiques quotidiennes. La construction des « moyens d’existence », au sens matériel et non-matériel de l’expression, nécessite d’associer les ressources de la campagne à celles de la ville, voire de l’étranger. Griet Steel, Ine Cottyn et Paul Van Lindert (in : De Haan, 2017 : p. 163) sont assez explicites à ce sujet :« Multi-locality is part of the daily reality of rural household members who use different localities along the rural-urban continuum to carry out diverse income- generating activities on and off-the farm, while maintaining a living space in the village »107.

107« La multi-localité est une partie de la réalité quotidienne des membres du ménage rural, qui utilisent

différentes localités le long du continuum rural-urbain pour mener diverses activités génératrices de revenu, dans et à l’extérieur de la ferme, tout en maintenant un espace de vie dans le village » (Notre traduction).

86 En même temps, la référence au village à la fin de l’extrait laisse penser que celui-ci joue toujours un rôle dans le quotidien. À côté de la « combinaison instable de lieux discontinus et de réseaux mouvants » (Charlery de la Masselière, 2014 : p. 122), c’est-à-dire à côté de la réticularité, il y a donc encore de la place pour une spatialité territoriale qui se fonde sur la proximité spatiale.