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Les fondations théoriques et méthodologiques de l’étude

I. La prise de contact avec le terrain (janvier-avril 2014)

A. Les objectifs de l’exploration

La première mission dans les districts de Loum, de Manjo et d'Éboné a surtout servi à prendre contact avec les autorités administratives et traditionnelles. En effet, un Européen ne reste pas longtemps incognito au Sud du Sahara, où, du fait de la culture de l'oralité, l'annonce de l'arrivée d'un Nassara qui pose beaucoup de questions ne tarde jamais à parvenir aux maires, aux préfets et aux chefs ou sous-chef de quartier. Par conséquent, afin d'éviter des tracasseries chronophages quant à une autorisation qui nous ferait défaut, nous nous sommes présentés à chaque lieu de pouvoir rencontrés sur la route. L'aide de Martin Kuété, professeur de géographie à l'université de Dschang, s'est avérée extrêmement précieuse pour approcher les élus et les chefs locaux. Se rapprocher des chefs traditionnels est intéressant à plus d'un titre, non seulement pour bénéficier de leur caution et de leur protection à l'intérieur de leur ressort territorial, mais également parce que leur rôle, qui mêle conservation des rites ances- traux et aménagement de l'espace de la chefferie, les place en position d'informateurs clefs.

97 Ainsi, le chef de Kola a partagé avec nous des informations123 sur l’élévation d’une tour relais

sur ses terres. Il nous a aidés à mieux cerner la stratégie d'implantation des compagnies de télécom au niveau local.

Outre ce travail de réseautage, la première mission de terrain a permis de tester la question de recherche. Les travaux consacrés au téléphone cellulaire dans les pays africains notent tous son importance dans l’agriculture commerciale. Jacques Bonjawo (2011) et Martin Kuété (in : Charlery de la Masselière & Al., 2013) soulignent l’utilisation du portable pour la collecte d’informations sur les prix et sur les caractéristiques de la demande, mais ils n’approfondissent pas suffisamment toutes les représentations et toutes les motivations qui commandent la diffusion de cet objet. Ainsi, le premier objectif de la thèse est d’expliquer l'adoption du téléphone mobile par les acteurs de la production et de la commercialisation des denrées agricoles. La réalisation de cet objectif nécessite d’identifier au préalable les acteurs des filières124 agro-alimentaires. Or, ils sont très nombreux. Du côté de la production se trou-

vent les planteurs et toutes les structures qui les encadrent, comme les organisations pay- sannes, les postes agricoles et les établissements de micro-crédits. Du côté de la commerciali- sation, les principaux protagonistes sont les sociétés de transport, de conditionnement ou de transformation des produits, les grossistes et les clients. Ce n’est qu'après avoir achevé le re- pérage des interlocuteurs potentiels que nous avons commencé les entretiens.

B. Le déroulement des premiers entretiens

Parmi les nombreuses parties prenantes impliquées dans la filière agro-alimentaire, nous nous sommes focalisés sur les producteurs, les transporteurs, les vendeurs et les clients car ils se trouvaient directement à proximité. Les premiers candidats aux entretiens ont été proposés par les chefs traditionnels, puis par les répondants eux-mêmes. Ce mode d'échantil- lonnage, connu sous le nom de « boule de neige », amène des biais significatifs puisque c’est le répondant qui contrôle la sélection des participants aux futurs entretiens. En revanche, il est très utile pour percer des milieux relativement fermés tels que celui des grossistes. De façon générale, nous n’avons pas rencontré d’embûche pour recruter des répondants. Mais, dans le détail, nous avons plus souffert pour approcher les femmes que les hommes. Souvent, lorsque nous sommes allés au marché pour nous entretenir avec une commerçante, nous avons essuyé

123L’entretien avec le chef de Kola nous a permis de mieux cerner le type de sites ciblés par les constructeurs

d’antennes et la nature du contrat que les opérateurs du réseau proposent au propriétaire du terrain.

124Une filière est « un ensemble d’agents économiques qui contribuent directement à la production puis à la

98 un refus. Et même lorsque nous avons réussi à négocier un entretien, nous avons dû faire face à la suspicion et à l'animadversion des époux. Quelques-uns ont interrompu l'entretien avant son terme, sans fournir d'explication à leur acte hostile. Nous aurions pourtant préféré qu'ils le fassent, car il y avait sans doute là-dedans matière à réflexions et à améliorations. Peut-être que cette attitude inhospitalière se justifie par la crainte de voir les femmes écouler moins de marchandises et, de ce fait, gagner moins d'argent, si elles acceptaient de se livrer à un entre- tien. Par ailleurs, les maris ont vraisemblablement été effrayés par les modalités pratiques de la recherche. En effet, les entretiens ont été enregistrés à l'aide de la fonction dictaphone inté- grée dans notre téléphone cellulaire. Nous avons décidé de procéder ainsi à partir de la fin du premier terrain. La raison est qu’il est improductif de conduire la discussion et d'en recopier, en même temps, les propos sur un support papier. L'esprit n'est pas libre parce qu'il est absor- bé par le travail d'écriture. Par conséquent, des données intéressantes risquent d'être perdues. Le recours au dictaphone s'est imposé comme une alternative fructueuse, bien qu'il soit inti- midant pour la plupart d'entre des répondants.

C. L’élargissement de la question de départ

La question de recherche initiale explore les logiques d’appropriation du téléphone portable par les acteurs de la production et de la distribution alimentaires. L’accent est mis sur les raisons qui incitent les paysans, les grossistes, les détaillants ou les transporteurs à acquérir et à recourir au téléphone mobile. L’enjeu scientifique consiste alors à saisir de quelle manière s’organise le ravitaillement alimentaire des grandes villes et des pays limitrophes à partir du Moungo. Il se justifie d’une part par les objectifs de recherche du projet Rurban Africa, d’autre part par le désir de prolonger les conclusions des études antérieures. Par exemple, la thèse d’Emil Tchawe (2003) aborde cette question de l’approvisionnement des métropoles en nourriture, mais elle a été réalisée dans un contexte où la téléphonie cellulaire en était encore à son commencement. De ce fait, il reste beaucoup de choses à apprendre dans le Moungo sur les mécanismes de coordination économique via les TIC.

Pourtant, nos travaux se sont orientés dans une toute autre direction, et cela pour trois raisons essentielles. D’abord, s’intéresser à la pénétration de la téléphonie mobile dans le seul secteur de la production et de la commercialisation de produits agricoles revient à ignorer tous les autres domaines d’activité où cette technologie est également employée. L’artisanat et les services intègrent aussi l’usage du portable. Or, dans la mesure où les agriculteurs peuvent se consacrer à plusieurs activités, et donc recourir au portable dans des contextes professionnels

99 différents, la focalisation sur le seul « vivrier marchand » n’a pas de sens. Ensuite, si avoir un téléphone est souvent perçu comme un avantage dans la production et le commerce125, les mobilités physiques restent importantes dans la relation aux fournisseurs et aux clients126. Enfin, le portable et les transports ne sont pas mobilisés uniquement dans le cadre du travail, mais aussi au service des relations sociales. Ainsi, chaque année, à la Saint Valentin, le mobi- lier urbain se couvre de feuilles de papier où sont inscrits des numéros de téléphone. Les au- teurs de ces annonces espèrent rencontrer leur futur partenaire amoureux. Le portable sert de premier contact, tandis que se voir est impératif pour approfondir la relation.

Ces arguments invitent à élargir le champ de la recherche. L’objectif n’est plus tant de comprendre pourquoi les acteurs de la production et de la distribution alimentaires s’équipent de téléphone portable, car cette question apparaît trop étroite après le premier terrain. Le but est d’expliquer comment les habitants du Moungo, quelles que soient leurs activités, utilisent les technologies de la communication et des transports pour s’assurer d’être à la place la plus appropriée possible pour conduire leurs activités productives et non-productives. Cette visée peut être formulée sous forme interrogative. Comment les individus ajustent-ils leur position, au quotidien, au cours de la semaine ou au cours de leur vie, par rapport aux acteurs et aux lieux ?