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ANALYSE 2. Les coûts cachés de la qualité du travail professionnel : L’entretien de

6. Les qualités au fondement des marchés

6.1. Retour sur les axes de la typologie

Prise en charge/coproduction : Pour expliciter cet axe, nous pouvons repartir de l’extrait

sur lequel nous nous sommes appuyés (section 5) pour avancer l’idée qu’une différence entre clientèle d’entreprise et de particulier tenait au régime d’engagement dans l’action dans lequel était inscrit de manière privilégiée le client au de l’entrée en relation avec l’avocat (régime du familier pour la clientèle de particulier et régime du plan pour la clientèle d’entreprise).

« je crois qu’il faut complètement distinguer dans l’aspect contentieux et non contentieux, c’est DIFFERENT. Dans le contentieux, le client veut GAGNER, et veut surtout pouvoir S’EXPRIMER, FAIRE VALOIR LE POURQUOI de son comportement. Dans le non contentieux, ce que veut le client, c’est qu’on l’aide à se décider ! C’est qu’on lui donne la DIMENSION juridique qui lui permet de prendre une DECISION D’ENTREPRISE, en disant « ça on ne peut pas »… mais il ne faut pas que le juriste… le juriste n’est jamais le type qui doit dire « Non » ! Il doit dire « PAS COMME ÇA, MAIS autrement » ! Je crois que c’est très important. Vous comprenez, moi j’ai BEAUCOUP de RESPECT et d’ADMIRATION pour un certain nombre de grands patrons, qui sont des gens qui apparemment ne connaissent RIEN, qui ne connaissent pas le droit, qui ne sont pas nécessairement des TECHNICIENS de ce qu’ils vendent ou du service qu’ils procurent, qui… sont souvent de très bons financiers, qui calculent VITE, mais qui paraissent DOMINER au sein d’une réunion, où il s’agissait de savoir SI ON LANÇAIT un produit OU PAS, et à quel prix. Et il y avait là tout un directeur commercial, un directeur technique, un type qui fait de la communication, bon, et puis MOI j’étais le juriste. Le gaillard n’était ABSOLUMENT pas juriste. J’ai fait 10 minutes sur la question. Il m’a posé DEUX questions. C’était les deux BONNES questions. Et puis à 11 heures du matin, il a dit « Bon ben écoutez, je vous remercie. Alors on le FAIT, on le fait comme ça et on le fait avec une prime » (…). Mais j’ai vu d’autres gens qui PARAISSENT ne PAS PIGER ! Mais ILS POSENT la question {rire}, ils posent la question PERTINENTE, et puis à la fin, ils décident. Et moi j’ai BEAUCOUP, beaucoup, beaucoup d’estime pour un certain nombre de chefs d’entreprise.

D’accord. Là, j’ai l’impression de tenir une distinction, vous allez confirmer ou infirmer. Ce que j’ai pu voir avec les avocats spécialisés en droit des personnes, donc qui ont affaire à une clientèle de particuliers, c’est qu’il y a un travail IMPORTANT de je dirais REDEFINITION de l’intérêt de la personne, c'est-à-dire que la DEMANDE telle qu’elle la formule au départ [Voilà] n’est pas la bonne ET il faut vraiment reprendre en main le

réponse au problème keynésien de l’incertitude inhérente à la coordination (lecture fonctionnaliste) que comme une transformation de cette incertitude (Bessis, Larquier et Latsis, 2008).

problème. Alors que, avec votre type de clientèle, j’ai l’impression que vous vous insérer PLUS au sein d’un dispositif, même si vous n’avez pas affaire en face à un SPECIALISTE [OUI], mais qu’il y a moins ce travail à faire.

Je pense qu’en droit de la famille les confrères doivent être obligés de DEBARASSER de tout un aspect AFFECTIF, passionnel [clairement, oui, oui] qui doit leur demander un travail EPOUVANTABLE, et je les ADMIRE parce que moi je m’irriterait. Euh…

Tandis que là, les demandes sont plus précises [Ah oui], elles tapent plus juste au départ… Les demandes sont plus précises, au fond on S’INSERE dans un processus de DECISION, AVEC l’autorité que peut donner le fait d’être extérieur, parce que SOUVENT les directions juridiques, quand on a une REUNION avec la direction générale, le directeur juridique se dit « Ah bon, on voit la direction générale à trois heures », et donc à 2 heures… ILS NOUS DEMANDENT si vous voulez de les CONFORTER, de leur donner déjà les réponses qu’ils vont faire tout à l’heure » (E21)

Nous voyons apparaître dans cet extrait plusieurs distinctions qui se recoupent (imparfaitement) : celle (mise en avant par l’enquêté) entre conseil et contentieux et celle (mise en avant par l’enquêteur21) entre clientèle d’entreprise/clientèle de particulier, qui appelle une autre classification plus complexe (élaborée à partir de plusieurs critères) : celle de Lucien Karpik (2007) entre régime professionnel privé/public – avec indépendance de l’avocat plus ou moins éprouvée selon les régimes22. En mettant l’accent sur l’opposition entre coproduction du service et prise en charge du processus de décision, nous avons alors choisi un critère transversal à la différence entre clientèle d’entreprise et clientèle de particulier, ainsi qu’à l’indépendance effective des avocats (dont nous allons voir qu’elle peut être parfaitement maintenue dans le domaine paradigmatique du droit des affaires) :

- la prise en charge du processus de décision appelle plus naturellement une logique de dépassement de la demande exprimée par le client, un travail d’orientation de la stratégie et de montée en généralité ;

- la coproduction consiste d’abord en un accompagnement et un approfondissement de la stratégie.

En anticipant sur le raisonnement à deux axes, nous pouvons préciser cette distinction. La prise en charge du processus de décision et la coproduction vont chacune connaître deux déclinaisons :

- prise en charge à partir d’une cause (cas où conseil et contentieux sont couplés) ou prise en charge à partir des orientations déontologiques (cas où conseil et contentieux sont séparés) ;

- coproduction sur mesure (cas où conseil et contentieux sont couplés), ou coproduction de standard (cas où conseil et contentieux sont séparés) à la manière (autoréférentielle) dont offreurs et demandeurs coproduisent en pratique les prix sur les marchés réels les moins éloignés du modèle théorique de concurrence pure et parfaite (Orléan, 1988).

Conseil et contentieux couplés/séparés : Comme l’ont souligné plusieurs enquêtés, le

conseil est toujours réalisé dans la perspective du contentieux (« dans un contrat, EN GERME, vous avez une plaidoirie » (E24)), de telle sorte que nombre d’entre eux préfèrent remettre en question cette distinction, et ce quel que soit leur domaine de spécialité :

« Est-ce que quand je donne des conseils pour essayer d’éviter de plaider, je fais du conseil ? » (E4, avocat spécialisé dans les divorces)

« Comment se répartit votre activité entre conseil et contentieux ?

21 Remarque méthodologique : la posture plus directive empruntée par l’enquêteur dans cet extrait (orientation de

l’enquêté par demande de validation ou de réfutation) n’a été privilégiée qu’auprès des derniers avocats interrogés (soit à un stade déjà avancé de la recherche).

C’est étroitement lié parce qu’on fait ce que j’appelle du précontentieux, ce que revêt le rôle du conseil. Donc je ne fais pas le distinguo entre les deux, SAUF pour ce qui concerne uniquement un peu de la gestion des approbations de compte. On doit avoir une trentaine de sociétés où là c’est du conseil pur et dur » (E19, avocat spécialisé dans le droit de la distribution)

La complémentarité perçue entre ces deux types d’activité rejoint la question des compétences ; l’expérience du contentieux serait pour certains le seul moyen d’acquérir l’expertise requise pour le conseil :

« Est-ce que vous pourriez envisagez de ne vous spécialiser QUE dans le conseil ou QUE dans le contentieux ?

Non. Les deux vont de paire. Les deux vont de paire parce que souvent le conseil PRECEDE le contentieux ou succède le contentieux, ou se fait en parallèle. Donc pour moi c’est COMPLETEMENT indissociable. On est BON conseil quand on a une BONNE connaissance du contentieux, parce que la stratégie judiciaire fait aussi partie de la GESTION d’une problématique à un moment donné. Et donc quand on veut être CREDIBLE dans une négociation, il faut CONNAITRE les mécanismes du contentieux et ce qui en SORT » (E6)

Cette « bonne connaissance du contentieux » est présentée comme la toute première des caractéristiques distinctives de la qualité du travail fourni par l’avocat par rapport aux autres acteurs susceptibles de proposer des conseils. E10 suggère ainsi une discontinuité qualitative susceptible de contribuer à la singularité du service fourni par l’avocat :

« Je ne dis pas qu’il n’y a QUE les avocats qui peuvent être compétents. Mais dans un domaine que je connais moi, qui est le domaine des comités d’entreprise, les comités d’entreprise, pour ce qui concerne le CONSEIL, aujourd’hui, s’adressent quelques fois aux avocats et quelques fois à des officines, qui se créent parce que les comités d’entreprise ayant un budget, ils ont les MOYENS de REMUNERER une prestation de conseil. Il est certain que la QUALITE de la prestation d’officines n’est pas aujourd’hui la qualité de prestation de cabinets d’avocats. D’abord parce que les officines ne plaident pas et ne vont pas au contentieux donc elles peuvent donner des conseils un peu ABSTRAIT. Nous quand on donne un conseil, on SAIT comment la juridiction apprécie la pertinence de l’argumentation qu’on défend » (E10)

La connaissance de la jurisprudence est certes accessible à partir de textes, mais la pratique du contentieux conduirait à un exercice différent de l’activité de conseil orientée par une appréhension plus concrète du poids de chacun des éléments pouvant intervenir au cours du processus de délibération arbitré par les juges. Les deux textes précédents ont déjà mis l’accent sur une dimension cruciale du travail des avocats : celle de knowledge intensive au sens d’un « savoir-dans-l’action » accumulé dans l’expérience et reflété par un jugement sûr (Lazega, 2001). Celle-ci vaut à la fois pour le conseil et pour le contentieux, mais seul l’exercice des ces deux types d’activités permet de bénéficier de l’expertise pratique de l’une pour enrichir l’autre. C’est la principale raison qui justifie le choix de ce deuxième axe.

De plus, cette discontinuité ne relève pas seulement d’une différence d’expertise, mais porte également sur la manière dont les avocats se représentent leur profession. C’est ce que permet de saisir E3, avocat spécialisé dans le droit social au sein d’un cabinet international, en présentant la pratique du contentieux comme consubstantielle au métier :

«… pour des gens comme nous en droit social qui ont une très grosse expertise en termes de contentieux, il y a également cette faculté d’être des VRAIS AVOCATS. Moi, nous on va, on met la robe et on va au Palais TOUT LE TEMPS, TOUS LES JOURS.

Tous ?

Pratiquement. Pratiquement. Alors que dans certaines structures, vous allez avoir des gens qui vont faire du conseil sur des opérations et qui… qui n’ont même pas de robe dans leur pièce ! C’est un gag, c’est une anecdote, mais simplement il faut aller, il faut aller A LA BAGARRE. Les avocats c’est ÇA. C’est pour ça qu’on a fait ce métier, c’est pas juste pour gratter des contrats. » (E3)

Cette définition de l’avocat (que contesteraient plus d’un confrère spécialisé dans le conseil) est solidaire d’une compréhension de sa fonction et d’une finalité de l’agent (« c’est pour ça qu’on fait ce métier ») distinct de la recherche d’un gain monétaire. La valeur (ou la « richesse ») du métier n’est pas d’abord associé par cet avocat à la rémunération du travail, mais à une tradition que perpétue la pratique : « Nous en France on a une tradition d’avocat plaidant. Et c’est ce qui fait la richesse de ce métier en France » (E3). La discontinuité entre conseil et contentieux pointé par E10 à partir d’une différence d’expertise apparaît donc également avec E3 comme une discontinuité éthique.