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ANALYSE 2. Les coûts cachés de la qualité du travail professionnel : L’entretien de

1. Droit, formes d’organisation et marché des services juridiques

1.1. Les différentes dimensions de l’inventivité des avocats

Loin d’opérer dans un univers où les décisions de justice sont parfaitement prévisibles, le travail des avocats consiste à imaginer des solutions nouvelles à des problèmes souvent complexes. C’est dans ce sens que l’on peut dire que l’activité des avocats, à la suite de E. Lazega (2001), « est knowledge-intensive, au sens d’un ‘savoir-dans-l’action’ accumulé par l’expérience et reflété par un « jugement sûr » - un terme souvent utilisé par les collègues pour caractériser la qualité du travail professionnel ». Cette activité basée sur les connaissances et l’expérience, plutôt que sur de lourds investissements en capital matériel, n’exclut pas toute incorporation des connaissances dans des artefacts cognitifs conçus à différents niveaux organisationnels.

Pour bien appréhender la mobilisation de l’imagination dans le travail de l’avocat, on peut se référer à l’entretien avec un avocat d’un petit cabinet de niche (droit de la distribution) en province (E21). Selon lui, l’inventivité peut se déployer au moment de la plaidoirie (stratégie tenant compte des « forces » de la partie adverse, rhétorique utilisée pour persuader des juges, choix des « moyens ») et au niveau du conseil (rédiger un contrat, faire une transaction, concevoir des dispositifs de conformité au droit dans les organisations,…).

Par ailleurs, cette inventivité s’acquiert par l’expérience au contact d’un « Maître » qui s’engage dans la formation des jeunes avocats. Cet avocat est d’ailleurs très critique par rapport au système d’enseignement juridique qui, non seulement manipule des « concepts mous » peu propices à l’apprentissage, mais aussi retarde l’entrée des avocats dans la vie active, si bien qu’il y a pratiquement une seule génération au travail. Il défend la formation dans une spécialité, formation qui est à l’opposé de celle reposant sur des études longues orientées par un double cursus (cf Analyse 5). A cet égard, il connecte cette conception de la formation et le travail « routinier » des grands cabinets anglo-saxons, en particulier en matière de rédaction d’actes juridiques, de contrats, où l’avocat ne ferait que reprendre des formules toutes faites.

A ce travail standardisé, il oppose un véritable exercice d’écriture (il se considère comme un « écrivain privé » pour ses clients), le déploiement d’une imagination contractuelle à partir d’un style maîtrisé à force d’apprentissage. Il fait d’ailleurs reprendre plusieurs fois la rédaction d’un contrat ou de conclusions afin de former ses jeunes collaborateurs. Comme

d’autres avocats, il est capable de reconnaître le style de rédaction de certains de ses confrères.

On retrouve cette opposition chez un avocat spécialisé dans le « Conseil et contentieux des affaires » (E20). Il contraste une activité centrée autour de « dossiers très passionnants, très juridiques, plein de rebondissements procéduraux, des cas très concrets, aux consultations un peu chiantes ou des mémos à faire toute la journée sur des sujets pointus ». Il dénonce en cela le côté artificiel des activités de conseil, abstrait, qu’il oppose au concret du traitement d’une affaire, du contentieux juridique, qui constitue une véritable source d’apprentissage et d’inventivité.

Ces deux avocats défendent à leur manière une « économie des singularités » (Karpik, 2007) en mettant l’accent sur ce qui constitue le style d’un avocat ou encore d’un cabinet (lorsque les disciples empruntent au maître), ou encore les méthodes de travail d’un cabinet, les cultures professionnelles, les écoles, les familles (« Je suis passé par tel cabinet », voir E20). Cette insistance sur l’acquisition des compétences par l’expérience n’est pas découplée de l’idée d’un partage de valeurs concernant l’activité même des avocats. Cette articulation étroite entre la dimension cognitive et normative de l’apprentissage constitue une source forte d’identification professionnelle.

En aval, ce sont aussi sur ces styles et méthodes que l’avocat construit sa notoriété au sein du milieu professionnel, réputation qui permet d’attirer de nouveaux collaborateurs mais aussi plus largement des clients (par exemple en matière de droit pénal). C’est aussi au fondement de la fierté professionnelle de l’avocat, de la défense d’une pratique qui se rapproche d’un amour de l’art (ou du droit), de la recherche d’une excellence1.

Néanmoins, pour se détacher de cette figure individualiste de l’avocat, proche de l’écrivain, il est important de souligner que l’émergence de solutions nouvelles est rarement le fruit de l’effort d’un seul acteur, mais résulte d’un travail distribué entre plusieurs acteurs, entre ces derniers et leur environnement socio-matériel (rôle des artefacts cognitifs, des collections de cas,…) et en particulier par le partage d’un langage qui permet d’élaborer de nouvelles « prises juridiques », de passer des expériences vécues aux argumentations et qualifications juridiques (Bessy et Chateauraynaud, 1995). Ces dernières ne sont pas forcément reconnues ou acceptées par les autres, et en particulier par les juges, et c’est pour cela que l’avocat doit aussi savoir manier la rhétorique afin de persuader ses auditeurs. Il devient alors « comédien », ce qui suppose des modes d’apprentissage et de recrutement en œuvre dans le spectacle vivant.

L’art de la persuasion est aussi aujourd’hui au service de la négociation, activité qui est en fort développement avec la croissance des « Alternative Dispute Resolution » (arbitrage, médiation, transaction) et des « transactions » opérées par les cabinets d’avocats d’affaires. Ces transactions requièrent un « véritable talent de négociateur, un sens du consensus,… pour créer la relation avec la partie adverse, avec le confrère adverse. C’est très important et c’est très valorisé par les clients » (E23).

Le style de l’avocat, véritable empreinte de sa personnalité, mais aussi son talent de négociateur, constituent, la base principale de sa réputation, de l’attachement de sa clientèle et de ses collaborateurs. On peut d’ores et déjà retenir une forme d’organisation de l’activité juridique qui correspond au cabinet traditionnel d’excellence, basé sur la réputation de son fondateur, et dont le contentieux reste l’activité principale ou, en tous cas, celle qui est la plus formatrice des jeunes avocats. Les grands avocats pénalistes ont cédé le devant de la scène

1 Bourdieu parlerait sans doute de profit symbolique que l’interviewé ne manquerait pas de mettre en valeur en

médiatique aux avocats d’affaires de renom auxquels l’on confie ses questions d’honneur et de fortune. Ce qui repose sur des investissements idiosyncrasiques de part et d’autre de la relation, mais, pour l’avocat d’affaires, sans tomber sous la dépendance du client.

Ces cabinets de renom se sont sensiblement élargis en diversifiant leurs activités afin de répondre aux besoins de conseil des grandes entreprises du CAC 40, mais la plaidoirie reste l’horizon de l’activité de conseil. D’une façon générale, concernant le fonctionnement de la profession, ils sont assez prudents, optant pour une dérégulation modérée. En particulier, ils ne remettent pas véritablement en cause les restrictions en matière de publicité, d’honoraires de résultat et de conflits d’intérêts. Ce sont des cabinets parisiens qui pratiquent des honoraires très élevés.