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ANALYSE 2. Les coûts cachés de la qualité du travail professionnel : L’entretien de

4. La profession d’avocat comme dispositif de réflexivité

L’explicitation de l’idée de réflexivité située au cœur de notre conception de l’action va permettre d’articuler les fonctions remplies par l’ordre pour ses membres avec celles remplies par l’avocat pour le justiciable. En donnant à voir différentes stratégies et différents niveaux de choix, l’avocat fait accéder son client à une forme de réflexivité. De manière générale, la réflexivité peut être définie comme l’accès à une extériorité (Boltanski, 1990) par rapport à la situation de choix à laquelle fait face à un agent, extériorité à partir de laquelle il peut élargir son ensemble de choix en interrogeant (et percevant alors comme construits) des éléments de cette situation de choix appréhendés jusque-là comme allant de soi (ou naturels). Cette opération par laquelle des données sont transformées en variables peut aussi bien porter sur les buts de l’agent que sur le système de règles au sein duquel il les poursuit11. Autrement dit, cette notion de réflexivité peut être spécifiée d’au moins deux manières : (i) les agents peuvent formuler des méta-préférences, ou préférences sur les préférences (Jeffrey, 1974), conformément à l’idée déjà mise en avant d’une pluralité de niveaux d’identité ; (ii) les agents peuvent tenir compte du fait qu’ils agissent à la fois dans et sur les règles (Postel et Sobel, 2005).

Mais cette réflexivité est limitée en un double sens (Bessis, 2008). D’abord, les agents n’interrogent jamais complètement l’ensemble de leurs niveaux de choix, mais raisonnent généralement à un niveau associé à une dimension de leur identité (ici en tant qu’épouse), ou peuvent passer d’un niveau à un autre, mais sans envisager tous les niveaux à la fois (en vertu

10 Pour le redire dans les termes d’Hirschman (1970), la spécificité de la production de services juridiques (le fait

qu’un service de qualité ne puisse être produit que si la demande se construit dans son interaction avec l’offre) rend nécessaire l’existence d’un lieu pour la voice, là où le marché ne fonctionne qu’à l’exit.

11 Pour le redire dans le langage de la théorie du choix rationnel (sur laquelle s’appuie l’économie orthodoxe

pour déduire le comportement d’homo oeconomicus d’un programme d’optimisation), cette opération par laquelle des données sont transformées en variables peut aussi bien porter sur sa fonction objectif (Max U) que sur son système de contraintes.

non seulement des limites des capacités cognitives des agents, mais aussi des contradictions possibles entre les niveaux). Ensuite, le niveau auquel ils se situent et la possibilité de passer d’un niveau à un autre sont déterminés par des éléments (objets, actions ou personnes) extérieurs aux agents. Dans l’exemple du divorce, l’adultère du mari rend saillante un niveau d’identité (celui d’épouse), tandis qu’en évoquant les enfants l’avocat va tâcher de faire également raisonner le justiciable en tant que mère. Cet exemple fait bien ressortir l’obligation normative de ne pas enfermer (ni laisser s’enfermer) les personnes dans un niveau d’identité défini une fois pour toute (qu’il s’agisse du statut de mère ou d’épouse), et la nécessité méthodologique, pour rendre compte de ce qui se joue dans l’« échange » entre un avocat et son client (et plus généralement dans les interactions), de prendre les changements de niveau d’identité et les variations du degré de réflexivité des agents comme des caractéristiques essentielles de l’action.

Tenir compte des limites de la réflexivité incite à accorder une attention particulière aux dispositifs sur lesquels peuvent prendre appui les personnes pour repousser ces limites. Or, nous avons vu (section 2) que la déontologie, dans la mesure où elle contient des exigences morales et assoit le principe d’indépendance, se présente comme un moyen pour l’avocat de faire accéder son client à une forme de réflexivité. Si l’on rapproche ce point de l’idée (section 3) que l’ordre professionnel12, est le support de la réflexivité des avocats eux-mêmes, nous aboutissons à l’hypothèse qu’une fonction essentielle de la profession est de garantir

la réflexivité que les avocats vont « transmettre » à leurs clients, faisant ainsi passer ces

derniers du statut de simple demandeur (de services juridiques) à celui de justiciable (avec les conséquences qu’implique ce changement de statut en termes de qualité).

La portée de cette hypothèse peut être éclairée par les différentes formes d’accord associées à la pluralité des régimes d’action présentés section 2. Boltanski et Thévenot (1991) distinguent deux formes d’accord qui peuvent respectivement être associées au régime du plan et au régime de la justification. Rivée sur des intérêts préconstitués (limitée par exemple au résultat de l’affaire en cours), l’action instrumentale propre au plan débouche sur des arrangements. Ce sont des accords obtenus par la convergence des intérêts en présence, telle que celle pouvant être obtenue par un honoraire de résultat qui alignerait complètement les intérêts de l’avocat sur ceux de son client. L’arrangement est contingent, c'est-à-dire non généralisable et susceptible de donner lieu à des défections opportunistes dès lors que les intérêts ne coïncident plus parfaitement – chacun « tirera la couverture à soi » ; comme l’indique E24, l’avocat peut poursuivre la recherche du gain le plus élevé au détriment, par exemple, de la réputation de son client13. Orientés par le souci de la plus grande mise en commun, les compromis produits à partir de la justification sont quant à eux des accords réalisés dans la perspective du bien commun. La défense de l’intérêt du client est alors effectuée à partir d’une réinterprétation de cet intérêt à la lumière de valeurs acceptables par tous.

Soulignons à cette occasion que ce deuxième registre apparaît mieux adapté au contentieux, puisqu’il s’agit dans ce cas de faire accepter sa ligne de défense à un tiers extérieur aux parties en opposition. Une plaidoirie assise sur un arrangement aura pour sa part plus de chances de mobiliser les valeurs sur le mode de l’instrumentalisation. Ce genre

12 L’ordre professionnel placé à distance de l'État et du marché : l’avocat n’est ni un représentant de l'État malgré

une mission de service public, ni un prestataire de service malgré une activité marchande (Karpik, 1995).

13 Rappel de citation : « Si je ne suis intéressé qu’au résultat, ben je vais déconseiller à mon client de transiger, je

vais lui déconseiller de trouver un ACCORD, jusqu’à ce qu’on atteigne le chiffre que je me suis fixé pour mes honoraires, et peut-être qu’on ne va pas l’atteindre, ou peut-être qu’on va l’atteindre, mais que ça aura des répercussions… sur l’IMAGE de mon client, sur l’avenir de ses affaires… Il sera considéré comme un voyou, un escroc… » (E24).

d’articulation complexe entre régime du plan et régime de la justification a donné lieu à la modélisation d’une autre logique d’action, le régime tactique-stratégique (Corcuff, 1994)14, qui peut être conçu comme le régime « naturel » de l’avocat lorsque celui-ci prépare un dossier. Guidé par la forme d’accord avec son client (arrangement ou compromis), le produit de ce travail va privilégier un intérêt délimité (dans le régime du plan) ou un intérêt élargi (dans le régime de la justification). Nous y reviendrons au moment d’aborder la différence entre conseil et contentieux (section 6). Pour l’heure il nous faut compléter la présentation des formes d’accord. Entre les arrangements et les compromis, nous avons en effet proposé de distinguer une forme intermédiaire, l’entente, pour caractériser les accords qui, tout en s’écartant de la coïncidence fragile des intérêts individuels, ne vise pas comme dans le cas du compromis un bien susceptible de profiter à tous. L’entente se présente ainsi d’abord comme un « accord pour un intérêt collectif délimité » (Bessis, 2006), autrement dit pour un intérêt catégoriel.

Reprise à partir de ces notions, la principale question que pose la Commission européenne avec son « test de proportionnalité » peut à cette occasion être débarrassée de son a priori marchand et résumée par la formule suivante : les ordres professionnels relèvent-ils d’entente (pour les intérêts de la profession) ou de compromis (pour l’intérêt général) ? Poussée à son extrême cohérence idéologique (à défaut de pertinence empirique), la solution privilégiée reviendrait quant à elle à lever cette ambiguïté (inévitable dès lors que l’on souhaite maintenir la perspective du compromis) en faisant disparaître l’ordre dans un arrangement. Bien sûr, la clarification marchande appelée de ses vœux par la Commission est conçue et proposée dans la visée d’un intérêt général que serait à même de faire advenir le libre jeu du marché en économisant la bienveillance des agents. Mais la spécificité du marché des services juridiques au point de départ de cette note appelle d’autres forces de rappel que les seules forces concurrentielles, faute de quoi l’individualisme promu par le marché ne pourra aboutir qu’à une série d’arrangements. Or les différentes formes d’accord que nous avons présentées (arrangement, entente, compromis) peuvent être ordonnées selon que ces accords améliorent ou au contraire détériorent la dimension macro de la qualité des services juridiques. C’est ce que nous allons commencer à démontrer dans prochaine section (5.) en présentant tout d’abord les différents effets que peuvent avoir la réflexivité sur la qualité macro des services produits par les avocats. Les deux sections suivantes boucleront le raisonnement en associant ces différents effets à différents types de marché qui engendrent différentes formes d’accord.