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ANALYSE 2. Les coûts cachés de la qualité du travail professionnel : L’entretien de

1. La période florissante des avocats salariés

Sans vouloir expliquer complètement le développement du statut de l’avocat salarié, on peut donner quelques éléments explicatifs en partant de l’extrait d’entretien suivant (E2, avocate expérimentée qui a eu beaucoup de responsabilités professionnelles) qui débute sur une interrogation portant sur la distinction entre un collaborateur libéral et salarié :

Libéral. Vous pouvez nous dire à l’époque ce que ça pouvait représenter, parce que visiblement ce sont les évolutions actuelles…Qu’est-ce que ça représentait le fait d’être indépendant, enfin libéral plutôt, pour reprendre vos termes, par rapport à une position de salarié ? Je suppose que ça a évolué

Nous sommes avant la fusion. Donc avant la fusion avec les conseils juridiques, la question du salariat ne se pose pas puisque, si ma mémoire est bonne, le salariat a été introduit dans la profession au moment de la fusion de 1991 et que auparavant la question ne se posait pas, c'est-à- dire qu’on était automatiquement avocat collaborateur libéral. Avec la fusion des conseils – et JINOV a été un leader dans ce domaine là, d’ailleurs on a un travail qui a été fait – comme ces derniers avaient un salariat très développé, a été introduit, si ma mémoire est bonne, l’article 7 de la loi permettant de conclure des contrats de collaboration libéraux ou salariés. Et puis ensuite, donc ça ce sont les années 1990, avec une tradition chez les anciens conseils d’avoir recours beaucoup au salariat, pour les conseils juridiques, alors que les avocats « dit de souche » eux n’avaient pas du tout cette tradition là. Et disons que dans les années 1990 s’est développé ce système de choix, dans la mesure de la liberté du choix – ce qui n’est quand même pas évident – entre le contrat de travail et le contrat de collaboration libérale. Puis ensuite s’est développé la jurisprudence sur les requalifications des contrats libéraux en contrats de travail, avec l’évolution normative, donc avec la succession des textes sur les présomptions ou non de salariat, qui se sont succédées au hasard des époques – ce n’est pas un hasard d’ailleurs, mais enfin bon – et puis avec des mouvements antinomiques, qui ont donné lieu à un travail de réflexion et de contentieux assez important sur les requalifications en contrat de travail des contrats de collaboration libérale.

Selon notre interlocutrice, le début du statut d’avocat salarié date de la fusion de 1991 des avocats avec les conseils juridiques qui avaient beaucoup recours au salariat. Elle met l’accent sur le fait que cette possibilité de choix entre les deux statuts n’avait rien d’évident pour les avocats attachés à leur statut libéral. Et on peut supposer que les controverses sur cette question ont été virulentes à cette époque. Un deuxième élément de développement de ce statut tient à une évolution de la jurisprudence poussant à la requalification en contrat de travail de contrats de collaboration libérale, évolution qui sera contrariée ou au contraire consolidée suivant la succession de différents textes législatifs liés à l’alternance politique2.

2 Ainsi la loi Madelin de 1994 a introduit la présomption de non salariat rendant ainsi plus difficile les

requalifications en contrat de travail. Cette orientation a été remise en cause par le gouvernement socialiste puis remise au goût du jour avec la loi Dutreil de 2005.

1.1. Le droit social pousse au salariat

Mais avant de traiter cette question, revenons à JINOV, cité par E2, qui a été un des promoteurs du statut salarié chez les avocats. Il a développé son cabinet en suivant une forme de croissance externe, à savoir l’intégration d’anciens cabinets de conseil juridique. Comme le montre l’extrait d’entretien suivant, justement auprès d’une salariée avocate de ce cabinet, le fait d’exercer le droit dans le domaine du « social » constitue un élément d’explication important :

Et nous, au sein du cabinet, c’était quelque chose d’historique que JINOV avait mis en place au départ, le fondateur du cabinet, de dire « Oui mais nous on travaille dans le domaine du droit social etc, et je considère que ça peut être bien justement que les collaborateurs, tout en étant avocats complètement indépendants, soient salariés du cabinet parce que on est bien placé pour savoir qu’il y a une espèce de protection ». Donc voilà tout le monde était salarié et puis là avec l’évolution du cabinet on a demandé aux gens s’ils voulaient bien passer en libéral. Moi au jour d’aujourd’hui, je suis toujours salarié.

C’est donc la protection du collaborateur qui est recherchée par l’adoption d’un statut de salarié, statut qui est défini par le droit du travail et la convention collective signée le 17 février 1995, pour toutes les dispositions autres que celles instaurées par la loi du 30 décembre 1990 et le décret du 27 novembre 1991 (relatif à la fusion). Nous verrons néanmoins plus loin que ce statut peut s’expliquer aussi par la perte d’une certaine indépendance du fait d’une intégration poussée de l’avocat dans l’organisation dans des cabinets qui croissent et qui se spécialisent dans différents domaines d’activité.

1.2. Le financement de la formation des jeunes avocats

C’est justement cette intégration des collaborateurs libéraux plus poussée à l’organisation, leur perte de tout pouvoir de contrôle sur la clientèle, qui a été à l’origine de nombreux contentieux débouchant sur des requalifications en contrat de travail. E2 retrace l’origine de ces contentieux en repartant de la distinction entre les deux statuts de la collaboration :

Le grand principe est que, compte tenu de la nature de la profession réglementée que nous exerçons, il ne peut pas y avoir de lien de subordination dans l’exercice de son métier, mais uniquement dans les conditions de travail. Ça c’est la première des distinctions. Puisque dans le contrat de travail des avocats salariés, l’EMPLOYEUR, donc le patron, peut exercer le lien de subordination sur les conditions de son travail. Par ailleurs, deuxième critère, c’est que l’employeur, le patron pardon, le PATRON pour une collaboration libérale, doit donner les moyens au collaborateur libéral de développer sa clientèle. Et autour de ça s’est articulé à mon avis un double mouvement : un mouvement d’explosion du droit, donc de la profession, avec des disparités de plus en plus grandes entre les avocats, à savoir toute une réflexion sur le point de savoir s’il fallait ou non que le jeune paye sa formation – ça c’est une idée personnelle parce que disons que, traditionnellement, les avocats de souche était très attachés à la notion de stage, de maître stagiaire, et le défraiement était plus le principe qu’une rémunération, et puis, compte tenu de l’explosion démographique, les jeunes avocats ont (ça s’est imposé si vous voulez), dès lors qu’ils ne pouvaient pas développer une clientèle personnelle, ont été amenés à demander des fixations de rétrocession minimum, d’où un travail sur le point de savoir si le collaborateur libéral avait réellement les moyens de développer sa clientèle.

Nous ne reviendrions pas ici sur la distinction entre la « subordination dans l’exercice de son métier » et la « subordination dans les conditions de travail », pour nous concentrer sur

l’explication des contentieux, donnant lieu à requalification, avancée par E23. En fait avec l’explosion démographique des avocats et de la diversification de leurs conditions d’exercice, c’est le modèle même de leur formation par apprentissage (chez un maître) qui est remis en cause, ainsi que de leur rémunération. On touche ici au problème central de la relation de travail à savoir le financement de la formation professionnelle des jeunes, problème qui se complexifie dans le cas des professions dans lesquelles la réussite de la carrière passe principalement par la mise à son compte ou l’association. Cela rend crucial l’attachement d’une clientèle qui, dans le cas de la profession d’avocat et des restrictions en matière de publicité, ne peut se faire que de manière progressive.

Ce que nous dit cette avocate, c’est que les jeunes avocats, ne pouvant pas développer une clientèle personnelle, ont demandé une compensation sous forme d’une rétrocession d’honoraire minimale. Signalons que, dès la fusion, le décret de 1991 prévoyait que le règlement intérieur de chaque barreau pourrait fixer un barème des rétrocessions d’honoraires minimales. Dans les faits, beaucoup de barreaux, notamment en province (versus l’ordre parisien), n’ont pas adopté de tels minima et, lorsque ces derniers existent, ils sont généralement très faibles (Rapport sur le statut de collaborateur libéral, CNB, 2005).

Ce qui a été à la source de litiges soulevant la question de savoir si le collaborateur avait les moyens ou non de développer une clientèle au sein du cabinet dans lequel il exerce. Plus loin, l’avocate nous confie que cette question a conduit à :

Un système où vous aviez des gens qui, au nom de la collaboration libérale ne permettaient pas à des avocats de gagner leur vie et de payer leurs cotisations, se retrouvant dans la difficulté, sans Assedic, etc., en cas de précarité ; de l’autre côté du barreau, des gens avec des rétrocessions extrêmement importantes, contestées par d’autres cabinets faisant la même activité.

Il faudrait évidemment avoir plus d’information sur les motifs de contestation de ces cabinets, dénonçant des rétrocessions trop importantes. E2 a évoqué pour sa part le modèle traditionnel de l’apprentissage des jeunes avocats dans lequel leur rémunération était plus considérée comme un « défraiement » que comme une véritable rémunération. Ce modèle aussi leur permettait progressivement de s’attacher une clientèle et donc d’exercer ensuite, s’ils le voulaient, en complète indépendance.

De notre côté, on peut penser que ces « contestataires » dénoncent les pratiques intempestives de débauchage de certains cabinets d’affaires (en particulier anglo-saxons) qui accordent des rétrocessions importantes pour attirer les meilleurs éléments sans avoir à supporter les coûts de formation professionnelle (voir infra).

Il nous semble ici que notre interlocutrice ne met pas suffisamment l’accent sur la question du financement de la formation des jeunes avocats, donc sur l’importance de l’investissement du « patron » en la matière, et des problèmes de coordination que cela peut poser au sein de la profession à partir du moment où les compétences acquises sont facilement transférables dans d’autres cabinets. Pourtant, individuellement, elle a bien conscience de l’importance de l’investissement en formation :

Dans ce que je propose à mes collaborateurs, je leur propose une formation et pour beaucoup de mes collaborateurs, j’ai servi en fait de rattrapage d’une formation initiale déficiente. Puisque n’étant pas une marque, je vous donne un exemple : j’ai le type qui est le patron du social chez Symphonie

3 Notons néanmoins que, pour l’avocat salarié, cela veut dire que s’il est soumis au pouvoir de direction de

l’employeur concernant la fixation des conditions de travail, il reste indépendant dans l’exercice de son métier, à savoir qu’il reste maître de l’argumentation qu’il développe et des conseils qu’il donne, et qu’il peut demander au cabinet d’être déchargé d’une mission qu’il estime contraire à sa conscience. C’est la clause de conscience que l’on retrouve chez les journalistes. Par ailleurs, toute stipulation limitant sa liberté d’établissement ultérieure est prohibée.

qui me dit « mais enfin je ne comprends pas : par le « job fair » de New York, on me renvoie le nom d’un type qui vient de chez toi, que j’ai refusé il y a quatre ans » « Mais oui, mais il est passé chez moi. Donc il est arrivé. Tu n’en avais pas voulu il y a quatre ans, maintenant il a passé le diplôme de l’American Bar, il est devenu extrêmement brillant, il a passé quatre ans au cabinet et maintenant tes associés de New York disent qu’il est embauchable ». D’ailleurs il est rentré dans un cabinet anglo- saxon. Avec une rétrocession qui n’avait rien à voir avec ce que je pouvais faire, alors vous voyez. Et je considère que là, l’échange qui s’est opéré avec lui c’est qu’il était brillant et que comme je ne pouvais lui offrir une marque, ce que je pouvais lui offrir c’était une formation complémentaire. Cet extrait d’entretien présente deux autres intérêts, même si on peut considérer que notre interlocutrice cherche à se valoriser. D’une part, l’investissement en formation peut être conséquent et efficace, au sens où il y a un réel apprentissage du jeune avocat qui vient en complément d’une formation universitaire et professionnelle (Ecole des avocats), jugée déficiente. D’autre part, cet investissement est directement connecté à la question du recrutement et celle de la rémunération d’embauche. Faute de pouvoir proposer une rétrocession substantielle à un collaborateur de talent ou de le faire bénéficier d’un effet de réputation, lié à une formation professionnelle par un cabinet renommé, E2 s’est investie dans la formation de son jeune prodige dont les talents sont aujourd’hui reconnus au niveau international.

Ce sont au moins ces trois variables qu’il faut analyser en même temps pour comprendre à la fois le début de carrière des jeunes avocats et les pratiques de gestion des ressources humaines des cabinets : montant de la rémunération des jeunes avocats, investissement dans la formation et réputation du cabinet4. Par ailleurs, une autre variable, qui interagit avec

celles-ci, est la possibilité laissée au jeune collaborateur de développer sa propre clientèle. Comme nous l’avons déjà évoqué, c’est l’absence de cette possibilité qui peut servir d’argument fort au collaborateur libéral pour justifier une requalification de son contrat en contrat de travail.

Pour revenir à la prégnance du statut d’avocat salarié, on peut alors l’expliquer comme un choix de gestion des cabinets permettant à la fois d’éviter les contentieux qui peut déboucher sur une requalification et de fidéliser un personnel formé à leur frais. Cette solution a également pour avantage de rationaliser l’organisation du travail dans des structures qui s’étoffent et qui diversifient leurs offres de services, tout en restant spécialisé dans un domaine du droit qui évolue en permanence (droit social, ou encore NTIC et propriété intellectuelle). Notons que cette stratégie de niche permet tout à fois de se protéger de la concurrence des autres cabinets en amont, mais aussi en aval. En effet, les collaborateurs spécialisés dans un domaine et investis dans des dispositifs organisationnels spécifiques ont plus de mal à redéployer leur compétence dans d’autres domaines du droit ou d’autres organisations.

Pour conclure, signalons que malgré les tensions, au sein de la profession, suscitées par les tarifs de rétrocession minimale, le cas des avocats collaborateurs libéraux a été cité en exemple pour les professions libérales, lors de la préparation de la « loi Dutreil » de 2005 sur la modernisation de l’entreprise :

Il y avait un groupe transversal au sein du Conseil national des barreaux sur la collaboration libérale, qui a été amené à sortir des rapports – et d’après ceux d’entre nous qui faisaient partie du groupe inter des professions libérales chez Dutreil, le ministère était assez intéressé par ce qui pratiquait chez les avocats comme étant perçu comme fonctionnant bien, d’où la nécessité de l’étendre sur des professions qui n’avaient pas d’historique.

4 Les deux premières sont analysées par Marsden (1999) lorsqu’il montre le problème de l’entretien d’un marché

Cette loi a donc défini de façon précise le contrat de collaboration libérale non salariée afin de créer des emplois supplémentaires, au sein des professions ne connaissant pas ce type de contrat, et de permettre l’intégration de jeunes professionnels libéraux au sein de structures dans lesquelles ces derniers auraient été formés. C’est aussi évidemment permettre au collaborateur de pouvoir un jour s’installer.

Le CNB a ainsi modifié l’article 14 du RIU (aujourd’hui RIN) sur le statut de la collaboration libérale, afin de concrétiser les dispositions de la loi Dutreil de 2005 (article 18). Rappelons qu’aujourd’hui le cabinet doit s’engager à mettre des moyens à la disposition du collaborateur pour développer sa clientèle personnelle sans contrepartie financière (au moins pendant une période de 5 ans), ainsi qu’à faciliter ses activités en matière d’aide juridictionnelle, commission d’office, garde à vue et consultations gratuites (obligation du « Maître » qui sont consignées depuis 2005 dans le nouvel article 14 du RIN).

Nous allons justement montrer que ce modèle d’intégration de jeunes professionnels libéraux a perdu de ses vertus du fait des difficultés de carrière que certains d’entre eux rencontrent.