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ANALYSE 2. Les coûts cachés de la qualité du travail professionnel : L’entretien de

1. Droit, formes d’organisation et marché des services juridiques

2.2. La niche du droit de la distribution

Le secteur de la distribution donne une autre illustration du rôle de « médiation » des cabinets d’affaires dans un contexte national, en particulier en matière de contrats de distribution entre un mandataire et un mandant qui se sont multipliés à la suite du développement de ce nouveau mode de distribution commerciale (qui nous vient des Etats- Unis). Néanmoins, contrairement aux grands cabinets d’affaires diversifiés, les deux cabinets présentés sont fortement spécialisés dans leur domaine et ont acquis une réputation auprès de clients qui sont attachés au charisme, sinon à la personnalité, de leur responsable. Cette spécialisation de leur activité se déploie également au niveau du type de clientèle, puisque

chacun des cabinets conseille et défend exclusivement l’une des deux parties à la relation contractuelle (le « principal » et « l’agent » par la suite, pour des raisons d’anonymat). Ils mènent de front activités de conseil et de contentieux et estiment faire progresser la jurisprudence, chacun de leur côté. On peut penser que cette inventivité juridique croisée conduit à des clauses contractuelles équitables qui permettent le développement du secteur de la distribution en question. Ils ont du respect mutuel l’un pour l’autre dans leurs joutes oratoires devant les juges. Enfin, leurs expérience et reconnaissance leur ont permis de développer fortement leur activité de conseil et d’arbitrage. Parmi les autres points communs, on peut signaler les difficultés de recrutement qu’ils rencontrent du fait de la concurrence des grands cabinets, ainsi qu’une conception de la formation basée sur une longue période d’apprentissage des jeunes avocats pour acquérir l’expertise souhaitée.

2.2.1. La défense des « agents »

Nous prenons appui sur l’entretien E6 fait auprès d’un cabinet qui s’est spécialisé dans le secteur de la distribution et qui, dès son origine, a fait le choix de défendre uniquement les « agents », à la suite de l’apparition d’un nombre important de contentieux spécifiques : « Le cabinet au départ était un peu un laboratoire d’idées… c’est une question de culture du cabinet ».

Notre interlocuteur a mis l’accent sur la cohérence des arguments juridiques pour défendre uniquement les agents face au pouvoir politique très organisé des « principaux » (parallèle avec le lien de subordination propre au contrat de travail). Il défend l’acquisition d’un savoir- faire, d’une véritable expertise dans une configuration juridique marquée par l’importance du système contractuel et la faiblesse des lois.

L’activité de ce cabinet peut être modélisée en référence à une innovation juridique portant sur les contrats de distribution et permettant de rééquilibrer le rapport de force entre les « principaux » et les « agents ». Ces « innovations contractuelles », reconnues progressivement par la jurisprudence, participent à la fois à la recherche de solutions juridiques plus justes et au développement du secteur. Elles conduisent également à construire un « marché » des services juridiques pour la défense des droits des « agents ».

La question que l’on peut se poser est de savoir si les bénéfices retirés de l’activité innovatrice de ce cabinet ne sont pas supérieurs à son investissement initial. Ce qui pose la question de l’entrée sur ce « marché » de nouveaux cabinets.

La création d’une nouvelle jurisprudence, une fois stabilisée, permet la rédaction de contrats plus ou moins standards qui peuvent être repris par de nouveaux cabinets entrants. Cela est d’autant plus probable que la clientèle des agents est composée essentiellement de petits commerçants qui sont des « joueurs occasionnels ». Il faut noter néanmoins que les associations de réseaux d’agents ont facilité la promotion du cabinet innovateur et stabilisent encore aujourd’hui son image de marque.

D’après notre interlocuteur, il subit de plus en plus la concurrence des « cabinets organisés ». Mais, selon lui, cela n’a pas d’influence sur le montant de ses honoraires. Il n’établit pas de conventions d’honoraires. Ces derniers sont composés d’une partie fixe, une fourchette estimée suivant le temps consacré au dossier (environ 5 jours), et d’une partie variable suivant le résultat du procès. On peut considérer que le « taux horaire » correspond d’une certaine façon au taux qui permet de stabiliser le recours à ce type de prestation par les « agents » qui ont des disponibilités à payer très limitées. Néanmoins, on peut penser que ce cabinet a bénéficié de sa position de monopole temporaire sur ce marché pour ajuster son « taux horaire » par rapport aux « tarifs » des autres cabinets d’affaires parisiens.

En résumé, on pourrait dire que le développement de ce cabinet repose sur une « stratégie de niche », expression reconnue dans la profession, basée sur un investissement dans des contentieux spécifiques, investissement de départ qui limite ensuite l’entrée de cabinets concurrents jusqu’à la stabilisation de la jurisprudence. Sa perte progressive de sa position de monopole sur ce « marché » l’a conduit à stabiliser ses liens avec les associations de réseaux d’agents au sein duquel il assure sa promotion et conforte sa position d’expert du domaine pour participer à des transactions, négociations et procédure d’arbitrage.

Ce type d’innovation juridique contribue à la fois à la stabilisation d’une jurisprudence et à la création d’un nouveau marché de service juridique dans un domaine où le droit positif avait peu de prises. Notons que cette innovation se fait sans vraiment l’appui de l’ordre professionnel et sans pratiquement recourir à un « réseau de conseil » mobilisant différents cabinets qui œuvrent dans le même secteur.

2.2.2. L’émergence d’un droit équitable ?

Cependant l’étude, via E21, d’un cabinet d’avocats défendant la partie adverse, les « principaux », montre que ces constructions jurisprudentielles autour des contrats est en partie distribuée entre les deux cabinets (E6 et E21) qui entretiennent des relations de respect mutuel. Ce second cabinet E21 a, de son côté, des relations symétriques avec l’association des « principaux » qui constitue son support de réputation principal. Son membre fondateur considère aussi qu’il a fait œuvre de création par l’imagination et la rigueur, et en fait un exemple d’une parfaite auto-régulation d’un secteur en dehors de l’intervention de l’Etat (français) ou de la Commission européenne, bien que ceux-ci aient limité l’expansion de ce secteur par les restrictions réglementaire en matière de distribution sélective. L’originalité du développement de E21 est son ouverture à l’international avec la création d’un bureau en Espagne (du fait du développement des échanges commerciaux en matière de distribution entre les deux pays).

Il défend « bec et ongles » la qualité de son travail et dénonce les prestations offertes par les grands cabinets d’affaires caractérisés par un fort turnover de leur personnel. Ce qui a des conséquences sur la qualité des prestations qu’ils offrent. Leur activité publicitaire à grande échelle (reposant en fait sur une marque) et leur couverture du territoire rendent peu coûteuse la perte d’un client. A cet égard, il dénonce la remise en cause éventuelle des restrictions en matière de publicité et, de façon plus générale, le non-respect des règles de déontologie par « cabinets anglo-saxons ». Par ailleurs, il n’est pas prêt à développer son activité, car il ne veut pas tomber dans une logique purement financière, et tient à garder des liens très étroits avec ses clients qu’il admire pour la plupart.

Cela amène notre interlocuteur à préserver la plupart des règles professionnelles, y compris l’interdiction de cabinets pluridisciplinaires. Inversement, il est, comme pratiquement tous nos interlocuteurs, pour la suppression de la « postulation » qualifiée de « survivance de l’Ancien régime ».

Ce sont sur ces questions de pluridisciplinarité, d’ouverture du capital à des non avocats et de publicité que les différences avec les avocats des grands cabinets d’affaires précédents sont les plus importantes. Mais plus que des divergences portant sur des règles explicites, c’est l’état d’esprit, la manière d’exercer la profession qui est source de conflits. Notons d’ailleurs que l’émergence de formes d’organisation en réseau contribue à rendre peu pertinent les restrictions en matière de publicité, de pluridisciplinarité et d’ouverture du capital, restrictions qui ont un sens en référence à une forme d’organisation traditionnelle des activités juridiques avec des frontières étanches. L’activité en réseau permet tout à la fois d’accroître son activité

dans différents domaines et lieux géographiques et de multiplier ainsi les opportunités d’affaires avec les grandes entreprises.