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ANALYSE 2. Les coûts cachés de la qualité du travail professionnel : L’entretien de

6. Les qualités au fondement des marchés

6.2. Les conventions de qualité

Le recours à la notion de convention de qualité permet d’éclairer cette discontinuité à partir de cinq déclinaisons (conventions domestiques, marchandes, industrielles, inspirée et civiques). Par convention, nous entendons une représentation supposée partagée du collectif associée à une idée du fonctionnement correct de la relation que les individus forment entre eux. Une convention se traduit ainsi simultanément par la construction d’un collectif à l’état de représentation, l’affirmation d’une forme de coordination associée à une modalité d’évaluation prééminente en son sein, et la formation d’attentes sur les comportements respectifs de ses membres. Par les évaluations et attentes qu’elle soutient, elle contient une dimension normative mêlant à des degrés divers des considérations en termes d’efficacité et d’équité. Les conventions de qualité sont des spécifications de cette notion de convention à partir de formes de coordination générale reposant sur la tradition (pour la convention domestique), la concurrence (pour la convention marchande), l’efficacité technique (industrielle), l’inspiration (inspirée) et l’intérêt général (civique). Le tableau suivant présente pour chacune de ces conventions, son principe de coordination et d’évaluation (principe supérieur commun), des modes d’expression de ce jugement, l’archétype de l’entité collective à laquelle la convention donne une réalité (figures de l’ordre) et des manières dont les personnes et les objets entrent en relation (relations naturelles entre les êtres), qui guident l’établissement des pratiques congruentes.

TABLEAU : Présentation des formes de coordination générales

Formes de coordination /

principe supérieur commun Expression du jugement Figures de l’ordre Relations naturelles entre les êtres Marchande / la concurrence Prix Le marché Acheter, vendre, monnayer, rivaliser Industrielle / l’efficacité technique Test de fiabilité L'organisation Fonctionner, mettre en œuvre, prévoir Civique / l’intérêt général Vote L'État démocratique Se rassembler, mobiliser, adhérer

Inspirée / l’inspiration Intuition L'imaginaire Créer, découvrir, rechercher Domestique / la tradition Confiance La famille Éduquer, recommander, respecter

En pratique, les agents combinent ces différentes formes de coordination ; chacune intervient dans le fonctionnement de la profession d’avocat et chacune favorise une idée du bien commun par laquelle elles comportent toutes une composante civique (au même titre que le compromis, présenté section 4, qui les combine précisément en maintenant cette perspective du bien commun). Toutefois, la manière dont chaque avocat exerce son activité peut être éclairée par la convention de qualité privilégiée. Les cinq déclinaisons de cette notion doivent être comprises comme autant de constructions idéal-typiques, qui permettent d’identifier la cohérence de différentes manières d’exercer la profession et de se positionner

par rapport au marché. Cette attention portée à une pluralité de qualités nous conduit à proposer une représentation théorique de la profession qui maintient une continuité avec la manière dont la conçoivent ses différents acteurs :

« Lorsque j’enseigne à l’EFB aux jeunes avocats, je leur dis « Vous avez la chance INOUIE, c’est d’avoir choisi une profession qui N’A PAS de modèle économique absolu ». J’entends par là : PERSONNE ne peut prétendre que son modèle économique est forcément le meilleur et qu’il n’y a que CELUI-LA qui devrait exister » (E23)

Convention domestique (« un barreau provincial, c’est une famille »)

La conception de l’avocat défendue par E3 correspond au modèle le plus connu : celui de l’avocat plaidant dont l’autorité est d’abord assise sur la confiance entretenue par l’ordre dans la tradition du « barreau classique » (Karpik, 1995). Dans ce premier modèle, la notoriété de l’avocat est fortement liée à l’ancienneté et transmise de mère/père en fils/fille ou de maître à apprentis au sein de cabinets reposant sur des relations fortement personnalisées (liens amicaux ou familiers). Cette figure semble aujourd’hui plus présente au sein des barreaux de petite ou moyenne taille, constituée principalement d’une clientèle de particuliers et au sein desquels sont avant tout recherchées des compétences de généraliste (qui n’empêchent pas un service personnalisé). La mise en relation entre l’offre et de la demande s’effectue principalement par le bouche-à-oreille effectué par les clients eux-mêmes, et l’avocat stimule cette circulation de l’information par son implication dans des réseaux locaux. Les relations entre confrère apparaissent dans la continuité de celles développées au sein du cabinet :

« Un barreau provincial, c’est une famille. On se voit… Plus le barreau est petit, plus on se voit. On se voit TOUS les jours ou presque, à la bibliothèque, on bat la semelle dans la salle des pas perdus avant de plaider, on boit le café ensemble, ou on sort de l’audience et on va au bistrot boire un coup…c’est ÇA. » (E12)

Convention marchande (« on subit le marché »)

Le cadran sud-ouest de notre typologie concerne des cabinets qui s’insèrent dans le processus de décision de leurs clients et séparent activité de conseil et de contentieux, ramenant de fait certains avocats à la situation des anciens conseillers juridiques avant la fusion de 1991 :

« la stratégie du cabinet, aujourd’hui parce que ça n’a pas toujours été le cas, consiste à dire que l’activité judiciaire est une activité spécifique. Et donc on souhaite que l’activité judiciaire soit réalisée par les avocats qui en ont l’expérience. Donc on ne souhaite pas a priori que les autres avocats qui sont principalement dans le conseil aient une activité judiciaire. On ne le souhaite pas. Cela dit, il y a forcément des exceptions (…) mais notre stratégie globale consiste à dire que l’activité judiciaire, c’est une spécialité en soi et nous, au sein [du cabinet], on croit au principe de spécialité. On est bon, quand on a la pratique, quand on a la documentation, quand on a l’expérience de la spécialité dans laquelle on évolue. C’est vrai pour le contentieux, c’est vrai pour la fiscalité, c’est vrai pour le droit des sociétés, c’est vrai pour le patrimonial. Vous voyez que c’est un peu nuancé, hein. Vous trouverez toujours quelqu’un [au cabinet] qui fera à la fois du conseil et du contentieux, mais ce n’est pas la majorité, bien au contraire » (E16)

«… aujourd’hui, les cabinets anglo-saxons REALISENT la nécessité d’ouvrir des départements contentieux. Je crois que pendant longtemps dans beaucoup de cabinets anglo-saxons installés à Paris, ils ne faisaient pas du tout de contentieux. Et ils se rendent compte que c’est utile. Alors deux observations, je crois hein de l’extérieur. La première c’est que ce ne sont pas les mêmes gens qui font du contentieux et du conseil, c’est des départements différents (…). Et deuxième observation c’est que j’ai l’impression que SOUVENT les gens qui sont dédiés au département contentieux se sentent un peu marginalisés ou OSTRACISES… parce que la culture une fois encore et différente, et que les avocats anglo-saxons préfèrent éviter les procès. Donc… Voilà, on a l’impression qu’ils se sentent un peu différents du reste du cabinet. » (E24)

Ce sont essentiellement de grands cabinets pluridisciplinaires aux méthodes standardisés, qui sont plus présents en droit des affaires, où l’expertise des juristes d’entreprise permet une meilleure information de la demande sur l’offre. Leurs principes d’organisation attestent de l’importance de la convention industrielle au sein de ces cabinets23, mais celle-ci est fortement dominée par la logique marchande, à l’appui de deux processus qui se renforcent mutuellement : l’homogénéisation du service fourni par ces différents cabinets (condition de délimitation d’un marché) et l’accentuation de la concurrence par les prix, au détriment des autres principes de coordination et notamment des règles de déontologie – cette dynamique fera l’objet du point 6.3.

Convention civique (« c’est la militance qui nous a fait avocat »)

C’est parmi les avocats qui prennent en charge le processus de décision et se consacrent majoritairement, mais non exclusivement, à une activité de contentieux qu’on retrouve ceux qui se distinguent d’abord par leur cause. Nous retrouvons ici la figure de l’avocat bâtisseur (présentée dans la section 2) qui ne se situe pas prioritairement dans une « logique mercantile » (E8, cité précédemment) de maximisation du profit, mais cherche avant tout à « faire avancer les choses » (E6 et E8, cités précédemment) dans le sens de leurs convictions. Ce dernier accepte alors plus souvent des clients susceptibles de ne rien rapporter (notamment des clients bénéficiaires de l’aide juridictionnelle) et/ou se sépare plus facilement d’un client en cas de désaccord sur la stratégie (même quand les exigences de ce dernier n’entrent pas en contradiction avec la déontologie). La visibilité acquise par cet avocat tient d’abord à son engagement…

«… il faut vous rappeler que c’est [quelques années] après 68 ça. Ce qui veut dire qu’il y a des choses qui se passent dans la ville, et notamment [une affaire qui concernait un universitaire très engagé]. Et comme c’était complètement dans la mouvance dans laquelle je vivais, aux côtés de l’homme qui était mon compagnon à l’époque, ben on s’est pris au jeu. On est devenu les avocats – c’était complètement SURDIMENSIONNE par rapport à ce qu’on était et… je n’en crois pas mes yeux encore de ça. Mais A PARTIR DE LA, est venu s’agréger sur NOUS qui étions des gamins, toute la clientèle MILITANTE quoi. C'est-à-dire que c’est la MILITANCE qui nous a fait avocat et pas autre chose. Notre savoir, on l’a acquis DU mouvement social. Il a fallu qu’on apprenne ce qui était utile pour les luttes qui nous étaient soumises, voilà » (E17)

…mais les risques de désaccord sont au cours du temps minorés par une « auto sélection » en amont de la clientèle :

« On défend théoriquement tous les syndicats. PRATIQUEMENT, il y en a qui ne viennent pas nous voir, y compris au sein d’un même syndicat. Je crois que notre FACON de défendre notre activité CORRESPOND à la RECHERCHE d’un certain nombre de…de justiciable. Ça ne correspond PAS à tout le monde, y compris ce qu’il faut bien comprendre c’est que les syndicats en soi ne sont pas homogènes et que au sein d’un syndicat, vous aurez plutôt telle ou telle branche d’activité qui va venir nous voir et pas telle ou telle autre, parce que notre façon de travailler ne va pas leur correspondre » (E8)

Il convient d’insister une nouvelle fois sur la dimension idéal-typique des modèles présentées : rares sont les cabinets, ou même les avocats, qui se conforment seulement à l’un de ces cas purs. A ce titre, la pratique d’E6 (amplement mobilisé pour introduire la figure de l’avocat bâtisseur dans la section 2), peut être interprétée comme relevant d’une association des logiques civique et inspirée, dans la mesure où cet avocat est d’abord engagé dans la défense d’un « mode de pensée ou [d’] un système d’analyse » associée à la jurisprudence

construite au sein de son cabinet, plutôt que dans une cause plus directement traduisible en termes politiques24.

Convention inspirée (« cultiver la différence »)

C’est parmi les avocats qui se consacrent majoritairement, mais non exclusivement, à une activité de conseil tout en accompagnant/approfondissant le processus de décision de leur client qu’on retrouve ceux qui se distinguent d’abord par leur créativité, développée à partir d’un service sur-mesure :

« nous on essaie de faire de la haute couture, être vraiment le plus proche possible du client, de donner des conseils spécifiques à chaque client en tenant compte de leurs caractéristiques – hein, on ne donne pas les mêmes recommandations à un homme qui est timide ou au contraire à quelqu’un qui est très allant – donc on essaie d’adapter nos conseils aux possibilités de nos clients, alors que les grands cabinets anglo-saxons font un peu la même chose pour tout le monde, ce qui les conduit à appliquer systématiquement les mêmes méthodes, les mêmes procédures, à facturer à l’heure et… et nous c’est tout l’inverse ». (E24)

L’expertise de pointe entretenue par le couplage des activités de conseil et de contentieux associée à cette exigence de sur-mesure permet à l’avocat d’offrir des prestations innovantes correspondant à une montée en singularité qui rapproche l’excellence visée de celle de l’artiste25. Au-delà du modèle pur de convention inspirée, cette imagination juridique procède également d’un travail de fond sur les dossiers (logique industrielle) qui peut conduire à une limitation du nombre de clients :

« je CONNAIS BIEN mon métier et je pense que je ne suis pas un mauvais avocat, bon. Et donc euh… si j’avais EN PLUS la dimension commerciale, on devrait être 40. C’est ça que je veux dire. Donc si on est PETIT et resté PETIT, c’est parce qu’il y a un VICE quelque part. Il faut être lucide. Ce vice vient du fait que je suis TROP METICULEUX dans les affaires, donc je reste TROP, vous voyez, à 53 ans, je passe encore MES NUITS, comme UN CERTAIN NOMBRE DE CONFRERE, HEIN, à ECRIRE, REECRIRE, CORRIGER, corriger sans arrêt, etc., bon. Or ce n’est PAS COMME ÇA qu’on développe un cabinet. Parce que j’ai des collaborateurs sérieux, ils peuvent le faire. Ce n’est pas comme ça qu’on développe un cabinet. Je suis PLUS utile à mon âge à faire des conférences, à faire du commercial, à rencontrer les patrons, à essayer de leur VENDRE le cabinet, de leur VENDRE mes collaborateurs. » (E20)

A l’extrême, il peut s’agir de cabinet de niche au sens de cabinet quasi mono client :

« Quel sens ça a pour vous l’idée ou l’expression « DEVELOPPER un cabinet » ? C’est quoi d’abord « développer un cabinet » ?

Plusieurs choses. Avant de développer un cabinet, il faut MAINTENIR un degré de compétence, donc déjà. Donc ça nécessite un travail EN AMONT : se tenir au courant des décisions, de l’évolution du droit, de la jurisprudence. Avant de développer, c’est ça. Après ça développer un cabinet, ben soit on développe PAR LE NOMBRE de clients, et autre, que ce soit par le nombre d’associés et/ou de collaborateurs. Moi très clairement, enfin vous l’avez compris depuis le début, je ne suis PAS dans cette optique. Je suis DANS cette ESPECE d’optique qui consiste à dire « Je veux un travail de qualité, hein, et je ne veux pas FORCEMENT grandir pour l’instant » (E19)

Cet avocat privilégie l’investissement maximal dans la problématique de son client. L’augmentation de son chiffre d’affaire passe alors par le développement des potentialités de

24 Rappelons toutefois qu’il déclare également œuvrer au rééquilibrage de la relation franchiseur/franchisé jugée

asymétrique et en cela génératrice de situation inéquitable – rappel de citation : « BURINER ce MUR pour essayer d’EFFRITER ce qui ne va pas, etc., pour RETABLIR de l’équité, de l’équilibre » (E6).

25 « Car c’est la « montée en singularité » qui est avant tout pertinente en matière artistique, où la généralisation

(…) est disqualifiante (c’est la réduction au général qui diminue l’objet par la mise en évidence de ses propriétés communes, non spécifiques), alors que la particularisation y est qualifiante, augmentant la valeur de l’objet par l’insistance sur son unicité, son originalité, son irréductibilité à des catégories » (Heinich, 1998, p.46).

celui-ci. Cette logique n’est toutefois pas incompatible avec un développement des effectifs du cabinet. C’est ce que nous allons voir maintenant en portant directement notre attention sur les dynamiques de marché, engendrées par les cinq conventions de qualités retenues.