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ANALYSE 2. Les coûts cachés de la qualité du travail professionnel : L’entretien de

1. Droit, formes d’organisation et marché des services juridiques

1.4. Redéfinition des règles professionnelles et nature du droit

L’émergence des cabinets d’affaires en France, comme aux Etats-Unis, va être à la source de la remise en cause des règles ordinales au profit de « régimes professionnels », dit privés, pour reprendre l’expression de L. Karpik (2007)3. Dans ces configurations, l’avocat est plutôt dans une relation de coopération avec le client (intéressé principalement par du conseil) et il perd ainsi d’une certaine façon son pouvoir discrétionnaire. Les avocats interviewés relativisent le rôle traditionnel des ordres et n’hésitent pas à remettre en cause la plupart des règles professionnelles qui font l’objet de l’étude, y compris le monopole de la représentation devant les TGI, l’avocat devant prospecter d’autres marchés. Se pose la question d’une nouvelle régulation sortant de l’auto-régulation assurée par l’ordre et contrôlée par l’Etat, auto-régulation qui était à la base du fonctionnement du « régime professionnel classique ».

Karpik définit ce régime de coordination classique sur la base de dispositifs de jugement dits personnels, au sens où la qualité des avocats émerge de proche en proche via des mécanismes de réputation qui reste locaux et des « dispositifs de contrôle » définis par la

3 La notion « d’avocat d’affaires » est d’ailleurs assez récente en France et évoque aussi une ouverture vers

l’international. Cette notion a fait l’objet de critiques très fortes dans les années 1980 par les représentants de la profession.

profession : conditions d’entrée, règles déontologiques, règlements locaux des litiges… Inversement, les régimes professionnels privés reposent de plus en plus, avec l’élargissement des « marchés », sur des dispositifs de jugement impersonnels de la qualité, comme la marque ou le label attaché à un réseau de cabinets d’avocats, l’émergence de guides proposant des classements, en particulier dans le champ des cabinets d’affaires, ou encore les séminaires de formation et les publications dans les revues spécialisées.

1.4.1. Le passage d’un « régime professionnel » à un autre

Un pas supplémentaire par rapport à l’analyse de Karpik, centré autour des régimes de coordination assurant le fonctionnement de « marchés de singularités », est d’essayer de prendre en compte le passage d’un régime de coordination à un autre définissant de nouvelles règles professionnelles. En mettant l’accent sur la notion de technologie juridique et des économies d’adoption associées à son développement (accroissement du nombre d’utilisateurs du côté des avocats et des clients), on peut mettre en évidence une évolution plus diffuse, plus évolutionnaire, qui échappe en partie à la réflexion des acteurs. Ces derniers ne prendraient pas la réelle mesure du décalage croissant entre les règles professionnelles existantes et les nouvelles pratiques qui commencent à s’imposer, à provoquer la critique, sans que de nouvelles règles professionnelles, permettant de réguler les trop grands « déplacements », émergent.

Notons que les formes d’organisation en réseau sont particulièrement propices à ces économies d’adoption (externalité de réseau) et rendent délicate, du fait du caractère très décentralisé d’un mode de coordination connexionniste, la définition d’épreuves instituées sur la qualité des avocats, en référence à des règles professionnelles qui seraient avalisées par l’Etat (Boltanski et Chiapello, 1999). Par ailleurs, l’extension à l’international des activités d’avocats pose la question de leur régulation par des instances supra-étatiques, comme les institutions européennes, qui ne disposent pas d’une véritable souveraineté.

De là sans doute une politique de déreglementation de la profession des avocats qui ne propose pas véritablement de re-réglementation (ce qui supposerait de définir des valeurs communes propre à fonder une véritable communauté politique ; c’est l’idée de cohérence normative entre la pratique interne à la profession et la philosophie externe propre à fonder une société), appelant uniquement à un accroissement des mécanismes de concurrence rendant les consommateurs souverains. Mais on peut penser que, derrière l’idée que les « consommateurs » puissent accéder à une prestation de qualité au meilleur prix, c’est aussi l’idée que le consommateur est à même de définir ses droits, à faire valoir ses prétentions à tel ou tel droit ; ce qui conduit à une concurrence permanente entre les prétentions au droit de chacun, sans qu’aucune autorité politique ne décide a priori d’une hiérarchie entre les droits.

Les avocats sont alors enrôlés dans cette concurrence, pouvant alors servir de médiateur entre des parties aux prétentions concurrentes, pouvant tout aussi bien faire émerger des normes équitables, comme défendre les droits des plus forts au détriment de ceux des plus faibles. En l’absence d’un véritable ordre professionnel qui donne vie à un espace de délibération au sein duquel sont défendus et débattus des « causes » ou des « principes de justice » (Boltanski et Thévenot, 1991), il devient alors plus problématique d’évaluer la qualité de la prestation des avocats à un niveau « macro » (Analyse 4 du rapport).

Ou alors, dans une optique « posnérienne » privilégiant l’efficience économique du droit, les avocats de « qualité » recherchent cette efficience et il faut les inciter à le faire aussi bien au niveau « macro » qu’au niveau « micro » dans la relation contractuelle qu’ils établissent avec leur client. Ou encore, le caractère juste de la décision de justice ne relève que du bon respect de la procédure judiciaire et en particulier du principe du contradictoire. Comme le dit

très bien une de nos interlocutrices (E22), un avocat désagréable est « un confrère qui ne respecte pas le principe du contradictoire, qui oublie qu’il est l’avocat du client et pas le client lui-même ». On ne saurait mieux pointer la contrainte plus « macro » qui pèse sur la qualité de la prestation de l’avocat.

1.4.2. Une conception plus individualiste du droit

Suivant cette perspective, il nous semble que l’émergence de nouveaux « régimes professionnels », qui sont peu explicités, est à relier à une conception plus individualiste du droit (chacun cherchant à défendre son droit par l’intermédiaire de son avocat), privilégiant les « Alternative Dispute Resolution » (arbitrage, médiation, transaction) où les avocats sont plus des négociateurs entre intérêts individuels divergents que les interprètes d’un droit positif ou, encore, les médiateurs entre intérêts particuliers et intérêts généraux. Les « ADR » ont pour conséquence de « privatiser » le droit (et la justice), qui perd alors sa caractéristique de « bien public » et d’incitation à des comportements prudentiels. Ce qui a en plus comme conséquence de limiter les débats publics et démocratiques autour des valeurs.

Ces évolutions professionnelles peuvent être aussi reliées à une conception plus procédurale du droit (multipliant les accords de négociation comme en droit social ou les pactes ou chartes de toutes natures), témoignant du retrait de l’Etat dans la définition de droits substantiels, droits qui permettaient de lutter contre les inégalités sociales et étaient donc fortement associés à un projet politique d’ensemble (qui manque encore à l’Europe ou le « droit » tend plutôt à remplacer le « politique » depuis sa création) appuyée sur une administration puissante.

On se rapprocherait du rôle traditionnel des avocats défendant une forme de libéralisme politique, à savoir une intervention modérée de l’Etat, la promotion des libertés civiques et la bonne représentation des intérêts de la société civile (T Halliday, L. Karpik et M. Feeley, 2007). Cette liberté politique à l’anglaise, qui distingue les activités spontanées de la société civile et les responsabilités limitées de l’Etat, est différente de notre modèle de liberté politique (Europe continentale) où l’Etat est le garant du bien commun, l’élaboration d’un droit positif ayant pour objectif d’établir un ordre de priorité entre différentes catégories de bien commun qui sont toujours en débat.

L’évolution des règles professionnelles actuelles est à distinguer de la tentative de renouvellement des pratiques professionnelles des avocats militants des années 1970, même s’ ils ont milité pour une conception plus individualiste du droit. Il est d’ailleurs marquant de voir comment les avocats militants, vis-à-vis des associations de défense des droits de l’homme, se sont adonné à des activités de conseil suivant un processus de co-production d’argumentaire et faire le même type de démarchage que les cabinets d’avocats d’affaires, avec le risque d’une perte d’indépendance vis-à-vis de la clientèle (Tonneau, 2008).

Cependant un point qui nous apparaît important à souligner est que l’activité de ces avocats militants ne pouvait pas se réduire uniquement à l’accès au droit de tous, suivant une dimension procédurale, mais portait aussi pour la plupart, plus substantiellement, sur l’élaboration de nouvelles politiques publiques visant à résorber des inégalités sociales4.

Le risque d’une conception individualiste qui considère le droit comme une liberté individuelle (ou un pouvoir) est de faire un amalgame trompeur entre tous les « droits à », en ne dissociant pas des droits qui font référence à des possibilités d’action, comme le droit d’expression ou la liberté d’entreprendre, des droits portant sur des choses qui peuvent être

4 Voir ce que dit l’avocate E17 que nous avons interviewée, en particulier l’inscription de son activité dans des

attribués, non sans concurrence, à l’un ou à l’autre, et qui posent des problèmes de justice sociale, de distribution des ressources.

Défendre les « droits individuels » sans contrainte de remonter à une forme ou une autre de bien commun risque de rendre caduque l’existence d’un ordre professionnel permettant la délibération autour d’une pluralité de valeurs (voir l’évolution de la profession au Royaume- Uni). Comme l’avance un jeune avocat travaillant dans un cabinet d’affaires, ce qui rassemble les avocats c’est le fait qu’ils cherchent tous à défendre la position de leur client au nom du principe (purement subjectiviste) que tout le monde a le droit d’être défendu (référence à l’ouvrage d’Albert Naud, Les défendre tous). Ce qui est un renversement frappant par rapport à l’idée de favoriser l’accès à la justice et la protection des plus démunis, en vogue dans les années 1970.

Il est donc important de distinguer entre les « causes » diverses qui peuvent être défendues par les avocats, ce qui renvoie à différentes philosophies politiques et modèles d’intervention de l’Etat.

2. Les nouvelles « technologies juridiques »

En faisant le parallèle avec les processus d’innovation technologique, l’émergence de nouvelles technologies juridiques suit un processus d’innovation incrémentale qui redéfinit progressivement les règles professionnelles régulant les activités des avocats (mais aussi des juges et autres services juridiques réglementés). On peut considérer en premier lieu une nouvelle « technologie juridique », et son mode d’organisation des activités associé, qui se déploie essentiellement dans une configuration juridique internationale dans laquelle les dispositifs réglementaires ont moins de prise sur les activités économiques et où donc les dispositifs contractuels assurent principalement la recherche de garanties juridiques. Nous distinguerons ensuite une nouvelle technologie/marché, de « niche », dans le domaine du droit de la distribution, qui tout en se déployant dans le même type d’univers juridique, reste limitée au niveau national. Cette opposition entre des formes d’organisation des activités juridiques qui se déploient sur des marchés différents sera reprise au sein d’un univers juridique où la réglementation joue un rôle beaucoup plus déterminant, comme en matière de droit social.