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2. Autonomie et subjectivation en santé

2.4 Retombées épistémologiques de l’autonomisation

Les questionnements contemporains visant l’articulation des enjeux pédagogiques et éducatifs dans les champs du soin suscitent le développement de nouvelles analyses. Les publications et travaux de thèses récents attestent de l’actualité de ce sujet et démontrent l’intérêt croissant de chercheurs en sciences de l’éducation. Située à l’intersection de plusieurs communautés de pratiques, l’éducation et l’expérience, dans le champ de la santé, ont toutes les caractéristiques des objets « frontière » inhérents aux métiers de l’intervention sur autrui (Thievenaz & Tourette-Turgis, 2013). En outre, ces activités ont en commun de partager les mêmes enjeux éthiques et épistémologiques (Dominicé & Jacquemet, 2009 ; Dominicé, 2010a) et nécessitent d’être pensées ensembles pour envisager le renouvellement des pratiques institutionnelles (Avanzini, 2010 ; Jourdan, 2014).

Aujourd’hui, les dispositifs éducatifs d’accompagnement à l’autonomie en santé sont réinterrogés, tant dans le champ de la prévention que dans celui de l’éducation thérapeutique. Comme l’envisagent les textes de loi de modernisation du système de santé, le concept d’autonomisation s’appuie sur les ancrages théoriques élaborés en faveur de l’autodétermination des personnes dans leurs rapports à la santé (Saout, 2015). Ces nouvelles explorations empruntent aux méthodologies de recherches développées en sciences humaines des repères qui poursuivent l’ambition d’un renouvellement des pratiques. La notion d’accompagnement à l’autonomie scande le développement des politiques publiques et les préconisations tentent de recenser aujourd’hui les modèles théoriques offrant les formes opératoires d’une possible transférabilité. Ces derniers rapports juxtaposent, sans toujours les distinguer nettement, les bénéfices des théories du care, les nécessités de la littératie en santé (health literacy) et les performances liées à l’acquisition de compétences psychosociales destinées aujourd’hui à promouvoir l’engagement et l’autonomie

des patients usagers. A travers ces modèles, « l’accompagnement éducatif » valorise le

renouvellement d’une autonomisation ou, selon les mots de Foucault, d’un « gouvernement de soi par soi » s’adressant à un sujet en construction (Foucault, 1982,1984 ; Klein, 2011, p. 42).

Bien qu’il soit repéré dès le début du XVIIIe siècle (Pilloud, 2013), l’intérêt des recherches se référant à l’expérience des sujets fait écho, dans sa version contemporaine, à la tradition sociologique de l’école de Chicago (Balleux, 2000 ; Mayen & Mayeux, 2003 ; Jouet et al., 2010 ; Eneau, 2011 ; Thievenaz & Tourette-Turgis, 2013). Dans ces différentes disciplines, les savoirs expérientiels recouvrent plusieurs acceptions et différentes méthodes permettent aujourd’hui de les identifier et de les formaliser (Pineau, 1989 ; Lochard, 2007 ; Jouet et al., ibid. ; Eneau, 2013). Ces choix méthodologiques recensés dans de nombreux courants, se réfèrent à des entrées de type narratives, utilisant l’écrit comme support (journaux de bord, récits biographiques, autobiographies, pathographies). Leurs intérêts réactualisent, les enjeux de la narration

vulgarisés, parfois sous une forme instrumentale, à travers le recours au storytelling développé

dans la littérature anglo-saxonne depuis les années 1980 (Alhadeff-Jones & Le Grand, 2008 ; Delory Monberger, 2009 ; Eneau, 2011). Adossées aux ressorts méthodologiques de la mise en intrigue, les capacités narratives déploient une dimension formative et étayent la construction d’un sentiment de soi offrant la possibilité d’interpréter de nouvelles expériences. À la source

d’héritages philosophiques pluriels provenant des pensées de Dewey et de la Bildung, la

reconnaissance des processus d’individuation alimente des réflexions praxéologiques et épistémologiques constituant les fondements d’une science singulière dite des « faits biographiques » (Pineau, 1989, Alhadeff-Jones & Le Grand, 2008 ; Dominicé, 2010a ; Delory-Monberger, 2009, 2014, 2016 ; Niewiadomski, 2019).

L’activité que suscitent ces enquêtes en sciences humaines émane d’un parti-pris vis-à-vis d’une recherche qualitative s’opposant au déclin du « savoir narratif » dans de nombreux champ de pratiques. Il correspond à l’urgence, pour un certain nombre d’auteurs, de s’opposer aux dimensions envahissantes d’un langage instrumental, informatif et rationnel devenu désormais prédominant. Pour ces représentants, la médecine technique peut s’articuler au sein des dispositifs de santé à l’activité d’une clinique narrative visant à donner un sens aux vécus des personnes souffrantes (Gori & Del Volgo, 2009 ; Dominicé, 2010 ; Marin & Zaccaï-Reyners, 2013). Dans cette perspective, le recours aux médiations narratives permet à l’usager de s’appuyer sur son expérience comme revendication politique. Dans ce sens et afin de gagner la reconnaissance d’une place épistémologique centrale, la valorisation de son savoir expérientiel est mis en avant dans le champ de la santé (Lascoumes, 2007 ; Jouet, Flora, & Las Vergnas, 2010). Supposés garantir les dimensions humaines du soin, les bénéfices du récit du soi favorisent les opérations de subjectivation inhérentes au processus biographique et réflexif de l’expérience vécue.

En sciences de l’éducation, l’intérêt porté au biographical turn prête une attention particulière aux

narrations relatant l’expérience de maux ou «pathographies» (Dominicé, 2010b ; Niewiadomski,

2012 ; Delory-Monberger, 2009, 2014) exprimées lors d’affections chroniques (TouretteTurgis, & Thievenaz, 2013) ou d’un vécu altérant la santé mentale (Greacen & Jouet, 2012 ; Fond-Harmant,

2014). Ces travaux partagent l’intérêt de ceux qui se développent sur le territoire nord–américain dans le champ de la Narrative Based medecine (Kleinmann, 2000 ; Charon, 2006) et de la Narrative Based Healthcare (Greenhalgh, 2006). Ainsi, ils redonnent aux capacités narratives du sujet une place essentielle liée à l’émergence du patient contemporain dans lequel l’usager peut s’identifier, non pas seulement comme « acteur » de sa santé, mais bien plus comme « auteur » d’un parcours de soin. A l’instar des fondements philosophiques de Ricœur, ces reconfigurations narratives poursuivent les démarches d’autonomisation où se croisent toujours les processus d’identification, de reconnaissance et de réciprocité (Eneau, 2005, 2012). Ainsi, en s’opposant au paradigme dominant des canons du structuralisme et de la médecine scientifique, ces pratiques permettent au sujet de déplier les horizons expérientiels de la vulnérabilité et suscitent l’expression subjective en initiant le travail silencieux d’une souffrance inhérente à l’existence (Le Blanc, 2011 ; Dominicé, 2010 ; Marin, & Zaccaï- Reyners, 2013).

Conclusion

Cette revue de la littérature a cherché à circonscrire les repères épistémologiques et politiques des enjeux de l’éducation à la santé en apportant des arguments à la construction de la problématique que soulèvent les intentions de cette thèse. L’examen socio-historique des travaux se référant aux dimensions éducatives liées au soin de soi a permis de contextualiser et de mettre en exergue la polysémie et la genèse des concepts d’autonomisation et de subjectivation. Elle précise leurs fondements et les limites de leurs recours dans le champ des interventions éducatives en santé.

Dans une première partie, l’argumentation souligne la nature ambiguë et incertaine des injonctions à l’autonomie qui finissent par marquer les attitudes pédagogiques dans ce champ de pratique. Pour autant, instituée comme catégorie positive, l’autonomie, valorisée par les usagers eux-mêmes, est à mobiliser avec prudence, car ces revendications sont à la source d’exigences variées et parfois contradictoires. Si le processus d’autonomisation et la prise en compte des savoirs expérientiels des sujets se révèlent être une des caractéristiques essentielles des ambitions de la démocratie sanitaire, c’est plus en termes d’échange et de reconnaissance qu’en termes d’autonomie ou d’autarcie qu’elle devrait être probablement appréhendée. Dans une seconde section l’argumentation instruit les doubles perspectives qu’offrent l’herméneutique et le récit dans le processus de subjectivation inhérent au soin de soi.

En outre, cette revue de la littérature rappelle que les concepts classiques de professionnels, d’usagers, de prévention et de soins ne s’opposent pas, mais qu’ils partagent au contraire des espaces de savoirs complémentaires. Ces recherches poursuivent et réinterrogent les liens qui unissent la santé, le soin et la formation et remettent en cause les frontières de l’expertise. Ainsi, à la source de connaissances acquises de manière pratique et cumulative, les savoirs expérientiels complètent en effet ceux de la production scientifique et, peuvent participer à la gouvernance des soins d’un système donnant une place croissante à la parole de l’usager. Dans la perspective d’une ouverture, cette analyse permet enfin de revisiter la définition de la recherche en santé pour l’articuler au paradigme émergent du « patient partenaire ». Ainsi, elle croise les doubles enjeux de l’Evidence Based Medecine et de l’Evidence Narrative Medecine aux concepts de « sciences participatives » (Jouet et al., 2014 ; Fleury & Fenoglio, 2019). A travers cet argument elle rappelle que les savoirs académiques ne peuvent plus se satisfaire d’enseignements descendants de type top down construits sur la répétition de modèles vicariants, et trace les contours d’un renouvellement d’une recherche en santé où sont réinterrogées les représentations sociales des sciences elles-mêmes. En outre, l’intérêt scientifique que représente cette mutation se double d’une dimension politique qui questionne à la fois les rapports de savoir

mais aussi et surtout les phénomènes de reconnaissance, d’émancipation et de pouvoir (Eneau, 2012 ; Jouet et al., 2014). Cette revue montre en outre le champ sanitaire, qui s’est longtemps réapproprié la conceptualisation des interventions éducatives pensées sur le modèle de la science biomédicale, est en passe de s’ouvrir à de nouvelles pratiques. Ainsi, en tant que discipline appliquée, l’éducation dans les champs du soin et de la santé peut redéfinir son statut épistémologique à partir des activités empiriques, en ouvrant la voie à l’étude des savoirs d’expérience mobilisés par les sujets.