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Postures épistémique, éthique et politique : entre praxéologie et phénoménologie

5. Généalogie d’une expérience de recherche

5.2 Postures épistémique, éthique et politique : entre praxéologie et phénoménologie

Posture épistémique

Les choix épistémologiques (qui désignent la théorie de la connaissance), donnent forme à des approches méthodologiques mais aussi, par conséquent, à des gestes et à une posture de chercheur. Ce parti-pris rassemble les soubassements et les structures sur lesquelles s’échafaudent ses emprunts théoriques. Il fait écho, dans la tradition philosophique des sciences, à ce qui est une posture critique vis-à-vis de la science et de ses méthodes. Selon Le Moigne (1995) la démarche épistémologique interroge la connaissance, cherche à comprendre comment elle s’est constituée, tout en évaluant sa validité et la dimension de sa procédure axiologique. Comme le soulignait déjà Bachelard, l’esprit scientifique se constitue sur un ensemble d’erreurs rectifiées et par cette affirmation, il désigne la perspective fondamentalement historique d’une science qui avance sur la base d’une remise en cause permanente de ses propres fondements. Pour transgresser le passé et les orienter vers l’avenir, ces bouleversements scientifiques attestent d’une progression qui s’enracine dans ce qu’il nomme les « ruptures épistémologiques ». Dans cette perspective, le travail de l’apprenti-chercheur ne consiste pas seulement à accumuler des contenus et à étudier son objet, son processus peut aussi se penser comme la recherche d’une mise en forme (Jablonka, 2017). Ces orientations épistémologiques permettent de saisir l’enjeu des paradigmes les plus pertinents à la cohérence de sa démarche et tente, à travers l’interprétation prudente, de rendre compte d’une réalité complexe et contrastée. Aussi, la démarche exposée au fil des pages suivantes explicite-t-elle les raisons d’un choix épistémologique hybride qui articule les ressources des paradigmes compréhensifs et cliniques aux modalités narratives et interprétatives qu’elles suggèrent. Ces perspectives concentrent des façons de faire et de penser qui conviennent le mieux à la démarche. Elles rappellent, selon l’expression de Diamond, une « texture d’être » qualifiant une posture qui s’insère dans un contexte déterminant la production d’un savoir et d’une subjectivation comme « une façon de penser, de parler et de se représenter le monde » que Foucault désignait sous le nom de « l’épistémè » (Delory-Monberger, 2017, p. 9).

Pour autant, l’interprétation consiste dans ce travail à rendre explicite et significatif des éléments

d’information présentés parfois de façon disparate. Elle est ici « la méthode ou l’opération qui

auteurs d’un « art du comprendre », (idem. p. 16), cette perspective vise à démontrer que « la compréhension et l’interprétation ne sont pas seulement des méthodes propres aux sciences humaines, mais traduisent une recherche de sens et d’expression (…)» (idem. p. 26). Elle n’est ni « impressionniste » ni « poétique » mais revendique cependant une capacité s’autorisant à inventer son propre chemin pour poursuivre une « intuition » et mettre en œuvre une méthode apte à créer et à donner une forme à ce raisonnement (Citton, 2010). Son objectif vise donc l’articulation de faits destinés à produire une analyse critique et de nouvelles formes de savoirs, au sens de Wittgenstein, c’est à dire pour « faire voir des connexions » (Laplantine, 2010, p. 126). Résolument hybride, ce travail assume par ailleurs les « conséquences littéraires et sensibles » et un peu décalées de sa méthode (Jablonka, 2014). L’enquête interdisciplinaire s’éloigne des réductions simples et faciles. A l’écart d’une démarche hypothético-déductive, le processus tente de tenir ensemble sous des modalités interprétatives, la pratique et la théorie. Elle vise, dans la perspective d’un élargissement, l’objectif de pouvoir atteindre le niveau d’une saturation jusqu'à ce que puisse se dégager les éléments pertinents d’un dialogue ou d’une discussion stabilisée à partir des concepts pris en considération (Guillemette & Luckerhoff, 2012 ; Paille, 2016). La méthode de la théorie enracinée, privilégiée dans ce travail, ne cherche pas à faire entrer ces données dans un cadre illustratif pensé en amont. Si le recours aux concepts a facilité la construction d’une pensée et permis d’apprivoiser la forme d’une distance intellectuelle, une vigilance s’est affirmée face aux modèles artificiels ou autres « fictions de méthodes » souvent mobilisés et cités comme des salutations aux auteurs qui les ont pensés à partir d’autres contextes (Jablonka, 2014). Pour cette raison, la posture de praticien-chercheur est restée proche du terrain et « à l’écoute », en faisant toujours confiance aux données et aux observations, même si, sous cette forme, le recueil a pu sembler parfois dense et dispersé (Guillemette & Luckerhoff, 2012).

Au centre d’une réalité « indéterminée » selon l’expression de Deleuze (Citton, 2010), je n’ai

jamais pu envisager la méthode comme un programme, là où il a fallu le plus souvent tenter d’apprivoiser les contingences « dialogiques de l’ordre et du désordre ». Bien vivante, cette activité de recherche itinérante a été celle d’une expérience activant conjointement l’essai et l’erreur, les changements et les ajustements (Lani-Bayle, 2010). En prenant appui sur des constructions et des catégories toujours révisables, j’ai opté pour une stratégie d’aller-retour qu’autorisent les principes de la théorie ancrée (Guillemette & Luckerhoff, 2012). Théoriser, dans ce sens, a permis d’extraire les éléments pour les reconfigurer au gré des nouvelles interprétations qui selon la définition de Citton, consistent à reconnaître « les histoires qui nous traversent » pour les laisser s’entremêler en acceptant de les suivre, sans toujours savoir ce que l’on cherche ni là où elles nous mènent (Citton, 2010, 2017). Cette perspective ne cherche pas à produire en tout point des résultats mesurables. Elle emprunte à l’approche méthodologique des narratives studies l’analyse d’un matériau recueilli grâce à une modalité clinique et met en évidence la démarche co-construite

de savoirs produits dans le dialogue et l’interaction (Niewiadomski, 2012 ; Depraz, 2014 ; Grard, 2017).

Posture éthique

Les abondants recours à l’éthique peuvent parfois prendre la forme d’une incantation, qui désigne l’impasse ou l’aporie dans la manière de l’articuler aux connaissances en santé. Pourquoi les pratiques ne trouvent-elles plus dans le savoir scientifique un mode d’emploi susceptible de la mettre en œuvre ? Aussi face à la vulgarisation de ce concept, issu du champ de la philosophie morale semble-t-il prudent de préciser la pertinence de son recours (Gori & Del Volgo, 2005) et la fragilité épistémologique d’un concept qui échappe à toute connaissance objective (Ogien, 2017b).

Selon Aristote, le lieu et l’exercice de l’action humaine, autrement dit de l’éthique, est d’abord et précisément la contingence, marquée par l’incertitude et l’éventualité. Celle-ci ramène l’enjeu moral sur le terrain de nos pratiques quotidiennes, dans immanence des situations vécues, en prenant soin de laisser ouverte l’expression des voix de chacun. Minimal, ce principe moral suggère des implications dont l’unique et modeste objectif est celui de ne pas nuire aux autres (Gori & Del Volgo, 2005 ; Ogien, 2017b). Aussi, à travers le choix d’une méthode care, cette perspective non idéalisée suppose de mieux la comprendre (Molinier, 2013 ; Garrau, 2014). Elle accepte les formes heuristiques de « l’incertitude » comme ingrédient de la recherche (Go, 2006 ; Coutellec, 2015) et emprunte, à l’instar de ce que décrit Coutellec, la voie d’une pluralité axiologique qu’exprime l’articulation de deux types de valeurs :

x Les valeurs épistémiques qui ont rapport direct avec la façon de produire de la

connaissance (valeurs de cohérence, de parcimonie, adéquation aux données empiriques),

x les valeurs non-épistémiques, celles qui influencent indirectement l’élaboration des connaissances et qui ont une portée plus large (le bien-être, le prendre soin, la bienveillance, l’éthique, la justice) (Coutellec, 2015, p. 24-26).

En outre, ce choix fait écho à celui de la vulnérabilité. Ce concept de la controverse ultime que l’éthique du care fait découvrir en chacun de nous, tour à tour care receiver et care giver, n’a pas quitté la progression de ce travail (Tronto, 2009). Cette réalité donne forme à des constats oubliés et inhérents à la vie commune et attire l’attention sur nos dépendances respectives. Elle suggère une posture qui dépasse la recherche en indiquant que l’expérience est toujours dépendante d’une forme de vie attentive et fragile aux situations, aux personnes et au langage mobilisé. Aussi, en revendiquant l’implication des protagonistes, la méthode vise l’objectivation et remet au centre de ses investigations des modalités éthiques d’attentions liées aux productions de savoirs. Sans destituer les sujets auteurs de la connaissance, son intérêt réside dans la place et la valeur qu’elle accorde aux expériences de chacun. Dans cette perspective, il n’y a pas de coupure entre sujets

et objets de connaissance dans le traitement des données empiriques. Cette méthode s’oppose à la neutralité d’une rupture épistémologique qui détermine dans la pratique la forme d’une méconnaissance et d’une invisibilité des activités habituellement délaissées et méprisées. Au contraire, ce savoir discret, comme processus organisé commence par la description de l’expérience qu’en ont les acteurs, le plus souvent exclus en tant que sujet. Ainsi, en dépassant l’origine genrée de ces travaux, cette réflexion relaie-t-elle un enjeu épistémologique (et politique) dont l’objectif est de mettre en évidence les rapports qui se nouent entre le manque d’attention consacré aux activités ordinaires et le déficit de théorisation touchant cette réalité sociale invisible (Laugier, 2009b ; Paperman, 2013 ; Garrau, 2014 ; Molinier, 2018).

Posture politique

Le choix des perspectives éthiques et épistémologiques appelle l’argument politique (Tronto, 2009, 2012 ; Laugier, 2018). Il s’enracine dans l’idée que nous nous faisons de nos connaissances et de leurs limites. Dans ce sens la posture de recherche tente d’articuler la cohérence théorique prescrite par la science sans s’écarter d’une voix sceptique préoccupée face aux sorts des métiers

de l’humain (Laugier, 2011). Elle interroge la pertinence des travaux en sciences humaines et

sociales qui se préoccupent de la simplification qu’opère la réduction statistique des phénomènes observés ainsi que les résultats d’une recherche standardisée présentée comme unique voie de légitimation dans la production de connaissance (Lecorps & Paturet,1999 ; Soulière & Saulnier, 2017 ; Latour, 2014).

Au-delà du lien manifeste entre le choix d’une perspective care et celui de ma posture soignante, cette conviction s’enracine dans l’attention à ce qui fait sens et continuité (Laugier, 2009b). Cette « voix différente » dépasse le conflit genré pour insister sur la responsabilité collective des activités attentionnelles du prendre soin (Garrau, 2014). Elle prend la mesure d’un concept politique agaçant et déplaisant rappelant l’exigence d’une réalité qui remet en cause l’autonomie et l’impartialité valorisées par la tradition d’une pensée patriarcale restée dominante (Laugier,

2009, 2018 ; Molinier, 2013, 2018). Pour se faire l’écho d’une actualité, le care met en avant

l’urgence ainsi que l’intérêt moral et politique de donner la parole aux sans-parts (Rancière, 1998 ; Auray & Bulle, 2016). Il incite à formuler des questions qui n’ont pas de place dans le débat de manière à réorienter les critères de ce qui compte d’un point de vue éthique en visant l’importance d’une réalité quotidienne « vivable » et « ordinaire » (Tronto, 2009 ; Laugier, 2015).

À l’instar de ce qui est réfléchi au sein des Universités Quart Monde par Defraigne-Tardieu (2012) ou dans l’évolution citoyenne des séminaires tels que Design with care, il semble aujourd’hui essentiel de travailler les rapports aux savoirs avant d’envisager la pertinence de leur application sur le terrain (Fleury & Fenoglio, 2019). Seule l’audace de cette réflexion, menée avec les usagers, peut permettre le développement de savoirs « appropriés », destinés à ceux qui les

vivent. Enracinée dans le modèle des sciences participatives (Jouet & Las Vergnas, 2014, Soulière & Saulnier, 2017), cette recherche s’aligne sur les objectifs (au moins symboliques) de l’émancipation qu’appelle la perspective d’une « démocratie sanitaire » (Tabuteau, 2013 ; Saout, 2015). Elle tente d’actualiser la participation citoyenne dans le but de définir les contours de programmes de recherche pertinents et responsables, pour permettre aux savoirs scientifiques, praxéologiques et expérientiels de s’enrichir mutuellement (Coutellec, 2015). Ce faisant, elle réinterroge les dimensions éthiques liées à l’implication et l’ambition des positions expertes provenant des sphères « technocratiques et androcentrés » qui ne semblent plus adaptées aux dispositions attentionnelles que demande le monde aujourd’hui (Tronto, 2009 ; Molinier, 2018).

Choix d’une science impliquée : phénoménologie et praxéologie

L’implication personnelle du chercheur vis-à-vis des groupes qu’il étudie, inhérente au processus d’enquête peut être explicitée au nom d’une science plus authentique (Devereux, 1980 ; Coutellec, 2019). C’est aussi le parti-pris que partage Loureau dans le champ de l’analyse institutionnelle en soulignant que loin de constituer un frein, l’implication donne plus de pertinence au savoir produit et pallie aux travers d’une neutralité que revendique la recherche dite positive. Bien que les indicateurs de scientificités soient au cœur de cette problématique, la lecture de Devereux rassure cependant en réactualisant la légitimité de ces difficultés, toujours à l’œuvre dans cette entreprise de recherche en sciences humaines et sociales. Aussi, la méthodologie impliquée et originale est-elle condamnée à renoncer à la distance et à la neutralité prescrite d’ordinaire dans les démarches d’investigations universitaires (Perraut-Soliveres, 2001). Dans cette perspective elle interroge la posture spécifique de « doctorant-praticien-chercheur » déterminant la négociation délicate d’un « entre-deux » (De Saint-Martin et al., 2014 ; Soulière & Saulnier, 2017) construit à l’intersection des mondes universitaires et professionnels, sollicitant des formes réflexives différentes qui souvent suscitent plus de méfiance que de curiosité (De Lavergne, 2007 ; Lameul, 2016). Aussi cette « disposition » qui questionne l’émergence d’une identité hybride mise au service d’un double objectif praxéologique et scientifique a tenté chaque fois de dépasser les tensions de cette double posture pour faire de la coopération une « logique » et une « valeur » (Go, 2015). Aussi, sur fond d’implication cette enquête a d’autres sources que la « distanciation » et vise d’autres chemins que celui de la preuve. Elle reconnait plus « l’important que le vrai » en prenant conscience d’un arrière-fond inaccessible échappant à la pertinence et aux formes de rationalités scientifiques fabriquées ex nihilo (Laugier, 2005).

À l’articulation des approches herméneutiques, phénoménologiques et praxéologiques, ce positionnement vise celui du praticien-chercheur comme acteur social directement concerné par l’objet de sa recherche. L’intérêt de son enquête instruit et documente les processus de sa propre démarche expérientielle et permet de préciser les points d’appuis épistémologiques et théoriques

adoptés pour asseoir la légitimité des phénomènes empiriques observés (Lameul, 2016). À travers l’autorité scientifique des approches interdisciplinaires déjà requises en sciences de l’éducation, elle permet de mieux cerner le développement des activités à visée éducative ou formative dans le champ de la santé (Soulière & Saulnier, 2017). Cette perspective praxéologique s’inscrit dans l’intérêt d’un développement d’une épistémologie de la pratique que suscitent les ressorts de la philosophie pragmatique à travers l’intérêt porté aux travaux de Dewey. En renonçant délibérément à une séparation radicale entre le faire et la pensée, c’est-à-dire entre la théorie et la pratique, cet enjeu de connaissance vise une expérimentation sociale. Son intention permet d’appréhender les retombées d’un savoir et vise l’objectif d’une amélioration des problématiques ordinaires et concrètes (Coutellec, 2015 ; Fleury & Fenoglio, 2019). Ainsi, cette approche expérimentale réinterroge l’illusion épistémologique pensée sur le modèle de l’autonomie et de la neutralité en visant au contraire les capacités d’une « science impliquée » qui fédère les concepts de :

● Fécondité (capacité à créer de nouveaux questionnements et à susciter le doute),

● Diversité (capacité d’accueillir le pluralisme dans toutes ces dimensions),

● Impartialité impliquée (capacité à rendre compte du réel et à s’y soumettre, tout en explicitant le contexte),

● Responsabilité épistémique (capacité de répondre de et de répondre à).

(Coutellec, 2015, p. 44)

À travers ces modalités, l’attention mobilisée appelle de ce fait un autre modèle épistémologique qui ne sépare plus l’objet et la méthode. Elle va à l’encontre de ce qui est souvent présent dans le paradigme de la réflexivité. Cette perspective heuristique défend au contraire des formes de co-implications qu’articulent les approches attentionnelles et vise le renouvellement original des méthodes qualitatives et relationnelles destinées à valoriser les enjeux de l’expérience intersubjective (Depraz, 2016).

5.3 Enjeux heuristiques des choix