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2. Autonomie et subjectivation en santé

2.1 L’autonomie incertaine

A la source de nombreuses acceptions, les repères historiques, à la fois antiques, classiques et romantiques permettent de mieux cerner les transformations et l’usage contemporain du concept d’autonomie (Hadot, 1993 ; Galichet, 2014). Depuis la signification antique, qui emprunte la métaphore du retour d’Ulysse à Ithaque, l’épopée marine rappelle que l’acquisition du savoir est d’abord destinée à soutenir et à guider l’orientation de la vie. Aussi, dans la continuité des principes philosophiques de Kant, les textes de loi se réapproprient la force de ce symbole comme l’expression d’un souci de soi associant aux dispositions éthiques les ressources de la lucidité et de la réflexivité. Animé d’une unique loi morale et orienté par l’autorité d’un esprit rationnel, le sujet autonome peut entreprendre de poursuivre le bien commun où chacun respecte l’autre en reconnaissant les principes d’une liberté authentique.

Aujourd’hui, le recours trivial au concept d’autonomie porte les marques de cet héritage philosophique et concentre deux définitions. La première, la plus répandue, valorise l’indépendance et insiste sur ses dimensions pragmatiques pour qualifier la capacité d’une personne à agir par elle-même, de manière rationnelle, sans faire appel au soutien ou à l’aide des autres. La deuxième définition se rapproche quant à elle de celle que formule Aristote pour désigner l’autonomie morale, c’est à dire la capacité d’exprimer soi-même la poursuite de choix désirables (Hadot, 2002). Ces ancrages, dominés par les significations philosophiques de Kant et de Descartes, continuent d’évaluer la capacité d’appropriation par le sujet d’un ensemble de règles procédurales visant l’aboutissement d’un résultat fiable. Pour autant, associées au cœur d’un même concept, ces définitions sont à l’origine d’un certain nombre d’ambiguïtés nécessitant de distinguer l’autonomie d’une part et l’indépendance d’autre part (Laugier, 2011 ; Foray, 2017). En sciences humaines et sociales, les débats scientifiques réinterrogent depuis plusieurs décennies le succès sémantique et managérial de ce concept. De nombreuses publications attestent de son intérêt dans la recherche et questionnent la démesure que suscite désormais cette injonction sociale. Insérée dans le renforcement des valeurs relatives à l’individualisme, repérées dans l’évolution des sociétés contemporaines, l’attention portée à ce concept circule sous l’étendard d’un new public management (Ehrenberg, 1998 ; Foray, 2017). Ainsi, l’autonomie se répand à l’aune d’une idéologie positive (Boltanski, Chiapello, 1999), que réactualise le « paradigme de l’activation » dominant le champ des réformes de solidarité sociale (Castel, 2013). A travers la consécration des avantages liés au choix, à la responsabilité et à l’initiative individuelle ce concept pénètre l’ensemble des discours qu’ils soient économiques, scientifiques ou politiques. Aussi en instituant une norme « d’autonomie généralisée » il caractérise l’individu contemporain

comme acteur et centre décisionnaire des initiatives qu’il poursuit (Ehrenberg, 1998). Adossés au repérage annoncé d’un déclin du programme institutionnel (Dubet, 2002), les sujets sont désormais invités à « l’obligation d’être libres » et autonomes pour poursuivre leurs projets personnels et l’accomplissement de leur performance. Ainsi, l’autodétermination et l’indépendance deviennent les idéaux d’un sujet capable de gérer son développement personnel tout autant que les dimensions afférentes à sa carrière, à sa formation et à sa santé (Klein, 2012). Pour autant, symbole d’une rhétorique néolibérale du pouvoir d’agir et de la responsabilisation, ce concept prend aujourd’hui la forme d’une injonction s’imposant à l’ensemble des acteurs de la société (Bacqué & Biewener, 2013). Ainsi, partout répandu, l’essor de ce discours vise désormais tous les âges de la vie en invitant chacun à se définir à travers un projet destiné à garantir le maintien d’une autonomie (Boutinet, 2013 ; Pelluchon, 2009).

Face à cet engouement, certains auteurs, sans s’opposer aux promesses d’un accomplissement lié à « l’invention de soi » (Kaufmann, 2004) soulignent les limites d’un processus préjudiciable à l’origine d’une inflation d’états aux caractéristiques dépressives et anxiogènes (Ehrenberg, 1998 ; Dejours, 2009, 2016). Ainsi, ces différents niveaux de pertinence concentrent dans leur définition les paradoxes et l'ambiguïté des valeurs inscrites dans les dimensions idéologiques de l’autonomie. Érigée en conception normative, son progrès remet en débat la dimension éthique de ce projet dans une société qui démontre chaque jour aux jeunes qu’ils peuvent très tôt être la cible d’inégalités. Ainsi, bien qu’elle soit inscrite dans les perspectives pédagogiques et qu’elle marque l’orientation des dispositifs d’accompagnement, elle soulève des incertitudes que repèrent de nombreux travaux. Mis en avant dans les champs de la philosophie morale (Laugier, 2009 ; Paperman & Laugier, 2011 ; Pelluchon, 2009), les dimensions praxéologiques et axiologiques de l’autonomie sont remises en débat dans les domaines liés à l’éducation (Perrenoud, 2011, 2012 ; Durler, 2015), au soin (Lascoumes, 2007 ; Baszanger, 2010 ; Bureau & Hermann-Mesfen, 2014 ; Ménoret, 2015) et à la formation des adultes (Dejours, 2010 ; Boutinet, 2013 ; Eneau, 2005, 2012). En outre le contexte sociopolitique et économique se réapproprie les dimensions positives de ce concept pour penser au renouvellement et au statut de l’organisation des services publics. En effet, l’autonomie suscite un engouement discursif et prolonge la perspective néolibérale des réformes liées au démantèlement progressif d’un État providence désormais jugé trop coûteux. Dans cette perspective, les répercussions grandissantes de ce concept visent à redonner un dynamisme au principe contractuel en impliquant la responsabilisation des bénéficiaires (Charpak, 2017) appelés à se soumettre aux logiques « d’usager client » (Castel, 2013). En effet, l’appel à la modernisation et les réformes du secteur sanitaire affichent désormais l’ambition de passer d’une culture de la dépendance à une culture de la participation (Pierru, 2007 ; Tabuteau, 2013 ; Palier, 2015). Pour autant, en dépit des paradoxes que soulèvent ces dimensions rhétoriques, ces valeurs rappellent celles d’une tradition humaniste que relaie la philosophie de

l’éducation populaire attachée aux pouvoirs émancipateurs de l’engagement et du libre choix de chacun (Lochard, 2007 ; Bacqué & Biewener 2013). Ainsi, à travers l’implication qu’elle suscite, l’autonomie réaffirme l’intérêt discursif porté à « l’auto » (autogestion, autonomie, autoformation, autodidaxie, autosanté). Associée aux ressources du savoir expérientiel (Landry, 1989 ; Lochard, 2007) elle souligne l’importance des dimensions affectant les sphères « existentielles et personnelles » attachées aux principes vecteur d’une démocratisation de la connaissance (Pineau, 1989 ; Eneau, 2005 ; Lesourd, 2008).

Au centre de nombreux textes et programmes et bien qu’elle puisse s’éloigner de ses fondements éthiques, la référence à l’autonomie rappelle l’évidence d’un désir d’émancipation lié à une représentation commune visant pour chacun la capacité de devenir des citoyens accomplis et responsables. Cependant, face à la banalité de son recours et aux ambiguïtés de pratiques favorables au maintien d’un consensus, ce concept suppose de réinterroger la pertinence de ses retombées (Ehrenberg,1998 ; Eneau, 2012 ; Galichet, 2014 ; Durler, 2015). Bien que son usage soit trivial dans de nombreux champs d’activités et à tout les âges de la vie, ces réflexions permettent de comprendre que de simples compétences vites acquises sont insuffisantes pour apprendre à se débrouiller seul et atteindre l’idéal d’une autonomie (Galichet, 2014). Pour autant, ces remarques font écho aux dimensions éthiques et interpellent dès son origine l’expérience et les connaissances permettant à chacun de donner un sens à sa vie. Aussi, à la lumière de ces différentes acceptions, sera-t-il plus aisé de comprendre comment ces concepts se redéfinissent mutuellement pour constituer le cœur d’une dialogie axiologique (Eneau, 2012).

Dans le champ de la santé, les revendications d’autonomie sont relayées par les rhétoriques institutionnelles. Celles-ci reposent sur la valorisation des sujets considérés comme acteurs d’un système et s’insèrent aujourd’hui dans un contexte législatif11mis en exergue par la stratégie nationale de santé.

2.1.1 Une santé autonome ?

Revendiquée de tout temps l’autonomie en santé est initiée par les mouvements associatifs à visée militante au début du 20ème siècle. Elle s’adosse aux requêtes d’une démocratie sanitaire et son recours témoigne déjà d’une réaction contre les institutions bureaucratiques. Aussi à travers ces positionnements mûrit-elle une critique des modes d’accompagnement normatifs hérités d’un fonctionnement médical paternaliste (Klein, 2012c).

11 Loi du 4 mars 2002, loi du 11 février 2005, loi Hôpital, Patient, Santé et Territoire (HPST) du 21 juillet 2009, projet de loi de modernisation du système de santé visant l’expérimentation de projets d’accompagnement à l’autonomie du 22 décembre 2014. http://www.social-sante.gouv.fr/actualite-presse,42/communiques,2322/christiansaout-remet-a-marisol,17973.html

Pour autant, ce rappel fait écho à une histoire de la santé qui a, jadis, défini les sujets comme des acteurs dans une médecine restée longtemps sans médecin. En effet les savoirs empiriques et profanes ont été très tôt répertoriés dans des manuels de santé et mis au service des pratiques autothérapeutiques développées à partir du XVIIIe siècle (Pilloud, 2013 ; Klein, 2014). Dans le sillage des travaux précurseurs d’Anselm Strauss, ces désirs d’autonomisation développent une analyse critique du savoir/pouvoir excessif de la pensée médicale. Ainsi, remise en débat dans le

modèle du Health Belief Model (HBM)12, ainsi que dans les travaux provenant de la psychologie

sociale de Herzlich (1969), la notion d’autonomie défend la reconnaissance des expériences et des vécus de santé non réductibles au seul savoir médical. Ces revendications soulignent l’importance du recours aux techniques de soi, que les mouvements féministes américains exprimeront à travers la publication d’Our bodies Ourselves, l’ouvrage d’Hawley paru en 1970 (Andrieu, 2012). Relayées par des engagements militants provenant de groupes néphalistes et développés à la suite de l’épidémie du sida, ces demandes ont une portée politique et ré-examinent la redistribution des prérogatives du pouvoir médical (Klein, 2012c). Aussi, répandues depuis plusieurs décennies ces idées fondatrices d’une émancipation à travers l’entraide (self-help) et l’autonomie en santé (self-care), se donnent pour projet de faire reconnaître l’expérience des personnes souffrantes en soulignant l’essor d’une solidarité des patients valorisée sous la figure historique du « pair aidant ».

Ainsi, en forçant l’évolution d’un patient profane désormais en capacité d’endosser un rôle nouveau « d’usager » de santé, ces perspectives indiquent qu’une zone de pouvoir délibératif est en mouvement au sein de relations soignants / soignés (Jouet et al. 2010 ; Fantini & Lambrichs, 2014 ; Thievenaz & Tourette-Turgis, 2015 ; Fleury & Tourette-Turgis, 2018). Dans ce sens, ces évolutions font progresser la reconnaissance des capacités du sujet pour permettre au savoir expérientiel de mettre en avant les ressources du sujet identifiées désormais à travers le concept de « patient expert » (Aujoulat, 2007;Tourette-Turgis, 2013 ; Gross, 2014).

Ainsi, promu à la fois acteur et auteur, le sujet devient l’initiateur d’un parcours de soin qu’il modélise à l’aune de ses valeurs et de ses attentes (Andrieu, 2012 ; Klein, 2012c). Dans cette science médicale citoyenne, symbole d’un paradigme de l’acteur émergent, (Rabeharisoa, 2007 ; Jouet, 2014 ; Charpak, 2017), le discours des usagers s’impose comme l’expression de nouvelles valeurs. Dans ce sens, il dessine les contours d’une médecine renouvelée où l’autonomisation devient une qualité conditionnant la narration et la formation discursive des sujets de santé (Jouet, Flora & Las Vergnas 2010 ; Klein, 2012a, 2012c). Ainsi défendue par la demande des associations, la requête des patients affirme l’avènement d’un sujet réflexif visant le

12 The Health Belief Model (HBM) est une approche développée en 1950 dans le champ de la psychologie sociale par G. Hochbaum, I. Rosenstock et S. Kegels pour décrire les dimensions subjectives de la santé.

renouvellement d’un partenariat. Dans cette perspective, elle revendique l’expression d’une expertise considérant que la participation citoyenne est utile et nécessaire à l’amélioration des traitements et à la qualité des soins (Lascoumes, 2007 ; Klein, 2012). Ainsi, en s’opposant à une conception de la santé provenant du discours médical, ces perspectives renouvellent l’expérience de la maladie (Jouet & Las Vergnas, 2014) et s’alignent sur la prise en compte d’une santé « autonormative » à l’instar de celle que défend la thèse de Canguilhem (Klein, 2012a ; Barrier, 2010, 2014 ; Andrieu, 2012 ; Vicherat, 2016). Inhérentes aux mutations socio-historiques de la science médicale et aux nouvelles demandes de prise en charge, ces figures conditionnent la mutation du statut du patient contemporain et la conversion d’une identité héritée d’un malade conforme et observant (Fainzang, 2012 ; Klein, 2012c ; Bureau & Hermann-Mesfen, 2015). Depuis les années 1980, ces capacités d’autonomisation, à l’origine des conceptualisations progressives du « patient partenaire » ou « patient formateur », ont permis de saisir les enjeux d’un partage dans l’amélioration des pratiques de soin. D’abord initiés sous la forme du pair-aidant, ces concepts, encore controversés aujourd’hui, commencent à s’imposer dans les communautés de patients atteints d’affections chroniques. Explorés désormais dans le domaine de l’éducation thérapeutique, ils permettent de rendre plus effectif le partage et la modélisation de savoirs s’inspirant de la salutogénèse (Lascoumes, 2007 ; Andrieu, 2012 ; Tourette-Turgis & Thievenaz, 2013). Ainsi, déçus par les lacunes de l’approche organique dans le soin et par les faiblesses des réponses médicales vis-à-vis des pathologies chroniques, les usagers expriment une « crise de confiance » adressée depuis quelques années au champ de la biomédecine (Dominicé & Jacquemet, 2009 ; Andrieu, 2012 ; Fantini & Lambrichs, 2014 ; Klein, 2016). En dépit des préoccupations cliniques, éthiques et juridiques annoncées dans les textes (loi HPST, 2009), la prescription d’autonomie subit les manques d’un consentement éclairé souvent ambigu et source de malentendus dans la réalité quotidienne des soins (Fainzang, 2012 ; Klein, 2012c, Menoret, 2015). Aussi, en dépit des ambitions liées à l’autonomisation des malades les pratiques d’une médecine « centrée sur le patient » restent encore divergentes et confuses (Baszanger, 2010). En effet, la configuration du système de santé, organisé d’abord pour les professionnels, maintient des contradictions à l’avènement d’un patient contemporain, qui semble encore dominé face à l’asymétrie des relations soignants-soignés (Bureau & Hermann-Mesfen, 2015). Dans ce contexte, la hiérarchisation des rapports aux savoirs et les cloisonnements professionnels ne facilitent pas la reconnaissance des expériences du patient et freinent encore le développement des partenariats appelés à répondre pourtant aux renouvellements structurels du système de santé (Lascoumes, 2007 ; Lombrail, 2014). Ainsi, en dépit des vagues de réformes entreprises, la médecine contemporaine semble résister à ce processus et peine à entendre la demande d’un partage de savoir suggérant une réorganisation des rapports sociaux institués (Pierru, 2007). Dans ce sens, elle maintient une confusion entre autonomie et autodétermination

qui met en évidence la contradiction des discours visant l’empowerment d’un sujet à qui sont refusées les conditions réelles d’une émancipation de la tutelle médicale (Baszanger, 2010 ; Klein, 2012c). Ainsi, et bien qu’il soit désormais identifié comme nouvel « usager », « responsable » et « compétent » ces recommandations publiques n’actualisent pas pour autant la possibilité réelle de son expression et de ses choix thérapeutiques (Fainzang, 2012 ; Charpak, 2017 ; Ogien, 2017a). En outre, ces perspectives viennent s’opposer aux capacités d’autoformation que relaient aujourd’hui les credo de la « e-santé » (Dubey, 2017) et la diffusion d’une presse spécialisée sur les sujets de santé (Jouet, et al, 2010 ; Andrieu, 2012 ; Lesourd, 2012 ; Klein, 2012 ; Bureau & Hermann-Mesfen, 2015).

Aussi, la notion d’empowerment introduite pour repenser les modalités d’actions descendantes, et enrayer l’inefficacité persistante des campagnes d’information cherche-t-elle à développer de nouvelles stratégies d’intervention. En s’appuyant sur les capacités d’engagement d’un groupe ce concept suggère de promouvoir des modes de vie sains en agissant sur les déterminants socio-économiques et culturels de la santé. Pour autant, cette notion retrouvée dans de nombreux textes institutionnels reste malmenée. Confuse, elle garde l’empreinte d’une rhétorique professionnelle visant la responsabilisation et la motivation de sujets qui peinent à s’extraire de conditions et de contraintes de vie complexes à dépasser (Castel & Duvoux, 2013).

2.1.2 Limites de l’empowerment

Actualisées en 1990 par la promotion de la santé que définit la Charte d’Ottawa, ces intentions d’autonomisation, privilégient désormais l’amélioration d’une santé globale et des environnements plutôt que la seule prévention des risques en santé. Dans ce sens, elles désignent le développement d’un changement social dont l’enjeu est d’aider les acteurs à identifier les problèmes de santé repérés dans leur environnement (Deschamps, 2003 ; Broussouloux & HouzelleMarchal, 2006 ; Piperini, 2016).

Bien qu’elle ne soit pas stabilisée dans la littérature internationale, la notion d’empowerment articule la dimension du pouvoir à celle d’apprentissage et reprend, à la racine du mot empower le principe d’autoréalisation de l’individu ou de sa communauté. Ainsi, en désignant la possibilité d’une réappropriation des capacités par les personnes elles-mêmes, ce concept rappelle celui d’une auto-prise en charge autrement nommée self-help dans les pays anglo-saxons. Vulgarisé, il s’est répandu alors, sous différentes modalités, pour faire écho aux notions de « capabilité », de « capacitation » ou de « pouvoir d’agir ». Assimilé aux notions d’émancipation et d’autonomisation, son principe sous-tend l’organisation de nouvelles relations entre

professionnels et usagers, dans l’objectif de faire évoluer les modalités des partages des savoirs et donc de pouvoirs (Bacqué & Biewener 2013 ; Eneau, 2016 ; Piperini, 2016).

En dépit de son origine liée à l’intervention sociale et communautaire, la notion positive d’empowerment suscite un certain nombre de controverses. Bien qu’elle soit ancrée dans le double héritage philosophique de Dewey et des mouvements d’éducation populaire, les débats mettent en garde sur la nécessité de se saisir de la complexité d’un concept qui semble ne pas pouvoir atteindre ses promesses d’émancipation (Broussouloux & Houzelle-Marchal, 2006 ; Bacqué & Biewener, 2013). En effet, l’invitation des sujets à endosser le rôle de membres actifs suppose de prendre en compte les incidences de l’environnement et la réalité des inégalités sociales. Il semble alors excessif aujourd’hui d’attribuer aux comportements individuels la responsabilité morale de leur vie précaire alors que des études démontrent que la santé n’est plus uniquement du ressort du comportement mais qu’elle est aussi éminemment liée aux contextes de vie (Le Grand, 2014). Si le concept d’empowerment participe d’abord au développement de sentiments positifs chez la personne, son objectif s’aligne pour autant sur les indicateurs d’une pensée individualisante empruntée aux travaux de Bandura (2005). En effet, il vise à favoriser une image positive de soi et à renforcer le sentiment d’être responsable de sa propre vie. Aussi, mobilisé au service d’un nouveau pouvoir biopolitique, ce concept médiatise la forme d’une discursivité performative plus qu’une réelle émancipation tout en relayant le fantasme nord-américain d’un « pouvoir d’agir idéal » (Le Grand, 2014 ; Descarpentries, 2016). Aujourd’hui galvaudée, cette notion s’insère donc progressivement dans des programmes de restructuration d’un État Providence en s’éloignant de sa valeur transformatrice. Pour autant, le principe d’autonomisation qu’il suggère s’inscrit dans des dimensions politiques qui ne peuvent être pensées sans les notions de justice sociale, de reconnaissance et de démocratisation, seules en mesure de pouvoir faire émerger les caractéristiques possibles d’un nouveau projet social (Eneau, 2012 ; Bacqué & Biewener, 2013). Aussi, et à la lumière de ces constats, sans doute est-il important pour les professionnels soucieux de donner du sens à leurs projets, de dépasser les discours bienveillants qui tournent à vide. C’est en réinterrogeant les fondements de ces concepts que d’autres voies peuvent être initiées pour permettre aux usagers de penser des alternatives et susciter des capacités de résistances.

Ainsi, accompagner l’autonomisation, c’est tenter de créer une diversité de situations éducatives qui respectent la temporalité des apprentissages et la qualité des relations interpersonnelles. Ce projet sous-tend de prendre en considération les connaissances du sujet et rappelle que :

« l’empowerment s’inscrit davantage dans une rhétorique expérientielle fondée sur le vécu singulier de la personne et sur le sentiment profond d’un changement d’identité que sur des modèles d’apprentissage. A partir du questionnement de la

personne, sa participation active est visée, dans la mesure où il existe une interaction entre le sujet et la société dans laquelle il vit » (Descarpentries, 2016, p.28).

Dans ce sens, l’éducation « du soi corporel », suggère la réappropriation de sa propre santé. Pour autant et paradoxalement celle qui est instituée poursuit l’approche prescriptive et rationnelle. Aussi, l’opposition théorique entre ce qui serait de l’ordre du contrôle biopolitique et de l’agentivité suggère une dimension dynamique et positive de l’empowerment qui ne peut être alors mobilisée qu’à l’aune d’une relecture de l’histoire de l’éducation pour la santé qui démontre que « l’autosanté » implique les modalités d’une réflexivité. Dans cette perspective, l’éducation du soi à « l’autosanté » devrait offrir la possibilité de pouvoir décrire le vécu de santé en première personne à partir de son expérience et non pas seulement à travers le discours du soignant ou de l’expert gardien du diagnostic (Andrieu, 2012).

2.2 L’expérience du patient : enjeux d’une