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5. Généalogie d’une expérience de recherche

5.3 Enjeux heuristiques des choix méthodologiques

Bien qu’ils aient pu orienter dans leur début le choix d’une procédure, les ouvrages de méthodologie parcourus comme des couloirs « de légitimation » m’ont souvent ennuyée. Ils sont restés éloignés d’une conception personnelle d’un chemin heuristique où il n’existe jamais en sciences humaines de recette efficace pour des résultats attendus. Aussi, cette approche du terrain réclame à la fois la capacité à inventer son propre chemin dans l’agencement et la mise en œuvre de la méthode pour s’autoriser à créer, sous des modalités intuitives son objet de

découverte (Delory-Monberger, 2004 ; Lani-Bayle, 2010 ; Citton, 2010). Dans ce sens, l’exercice de la thèse tente de montrer qu’il peut y avoir convergence (ou réconciliation) entre sciences humaines et création. Selon cette hypothèse, il semble acceptable d’un point de vue théorique qu’une forme d’écriture créative offre à l’enquête une plus-value épistémologique (Jablonka, 2014, 2017). Ainsi, à la lumière des différents courants épistémologiques identifiés en amont, la démarche qui s’est construite sous la forme d’un travail artisanal a déterminé progressivement le choix des modalités de recueil sur le terrain (entretien, récits coconstruits). Cette perspective méthodologique précisée dans les paragraphes ci-dessous réinterroge l’intérêt et les limites de l’appropriation du réel par les mots et par la parole. Pour sonder les rapports aux langages traditionnellement privilégiés dans l’enquête en SHS, elle s’arrête dans un premier temps au renouvellement et à l’actualisation de la tradition herméneutique classique, puis revient sur la sensibilité d’une démarche descriptive et sur les limites de celle visant l’explicitation. En articulant ces ressources à celles d’un modèle coopératif, cette perspective emboîte le pas aux fondements méthodologiques d’une démarche dynamique qui tente de prendre en considération les retombées de l’échange intersubjectif. Pour ce faire, elle associe les enjeux de la phénoménologie pragmatique aux ressources de la narration, pour remettre en débat l’épistémologie dominante d’un sujet solipsiste et réflexif.

Discutée à travers les caractéristiques expérientielles, cette perspective assume la présence d’un arrière-plan valorisant les ressorts d’une attention conjointe et « relationnelle » qu’appellent les enjeux respectifs de la description, de l’explicitation et de l’interprétation (Depraz, 2016, p. 413). Dans ce sens, elle cible la plus-value heuristique des méthodes intersubjectives et montre en quoi l’étude des coprésences remet au premier plan l’enjeu éthique des interprétations formulées de manière différentiées.

Face aux enjeux et limites de ces ressources, la démarche explicite à travers la méthodologie ancrée le choix d’un logiciel de traitement des données. A l’issue de la présentation d’une double analyse à la fois conceptuelle et expérientielle, elle revient sur les biais inhérents au choix d’une méthode qualitative. Cette perspective amène à reconsidérer toujours le mode de la relation entre le réel et le récit, entre l’opération cognitive, l’objet du langage lui-même et le choix de la modalité interprétative, là où se croisent les travaux de la narrativité et de la sémiologie (Baroni, 2016 ; Citton, 2017).

Enjeux heuristiques de l’interprétation

L’approche interprétative appréhendée ici comme une modalité d’analyse est destinée à réguler les questions d’ordre épistémologiques. Elle interroge l’enjeu du récit mobilisé comme un acte de configuration articulant la possibilité de raconter son (une) histoire de manière à pouvoir l’inscrire dans les dimensions temporelles de l’expérience subjective (Citton, 2010, 2017). Pour autant,

selon l’auteur, l’interprétation s’écarte d’une activité individuelle pour s’enrichir au sein d’un

échange. Elle met en mouvement la pensée des lecteurs qui « s’inter-prêtent des idées, des

rapprochements, des contextualisations et des processus de symbolisation » (Citton, 2010, p. 37). Son objectif n’est pas de transmettre de nouvelles connaissances, mais de réagencer des éléments dont l’intérêt ne relève pas d’un savoir, mais bien plus d’une compréhension. Articulée au processus d’individuation, celle-ci, toujours en mouvement, qualifie un processus qui relie, associe et reconfigure un ensemble de réalités hétérogènes. Lorsqu’elle est réussie, l’interprétation produit bien un effet d’adhésion, par la reconnaissance attentive, au cœur de laquelle prend forme l’impression d’une « justesse » plus que d’une « vérité » (idem.). Au début et paradoxalement ancrée sur le pressentiment, elle a guidé mon intuition et son tâtonnement, et m’a fait avancer sans savoir vraiment ce que je recherchais pour étayer une signification d’ensemble qui sent que « ça colle » et que c’est « bien ça ». Ainsi, cette version de la réalité emporte avec elle la conscience de sa fragilité. Elle affiche un pouvoir dont les bénéfices de sa recevabilité tiennent à une prudence qui « (…) ne tire sa force que d’être reçue par d’autres interprètes » et ne devient solide qu’à travers la signification partagée avec autrui (Citton, 2010, p. 67).

Médiatisée par un langage issu de textes, de conversations ou d’images cette signification prend alors consistance par des effets de résonance et d’empathie communes aux individuations respectives. Ainsi, en frayant des possibles et de nouvelles compréhensions, les interprétations régulent le mouvement des affections et la possibilité de leur expression. Face à cet univers de « médialisation » il m’a donc semblée important de me « mettre au goût du jour » pour suivre la vie interprétative à travers les multiples avatars qui naissent aujourd’hui sous des formes rajeunies et plus populaires que les textes anciens. Ces renouvellements remettent en cause les présupposés du paradigme herméneutique pour court-circuiter nos habitudes, nos catégories et nos méthodes de recherche qui portent encore aujourd’hui le symptôme « d’une dissociation entre capacités expérientielles et compétences interprétatives » (Citton, 2017, p. 487). Ainsi, elles posent le problème de « l’actualisation » de nos sensibilités méthodologiques et de « l’adaptation » nécessaire de nos dispositions interprétatives pour réapprendre à rester fidèles à ce qui les rend désirables (Citton, idem.).

Leur intérêt heuristique est de constater que nous sommes tous des interprètes et par conséquent tous plus ou moins des chercheurs. C’est ce que j’ai observé dans ma pratique et si le terme chercheur est ambigu, c’est parce qu’il tend à séparer de façon binaire ceux qui seraient chercheurs de ceux que ne le seraient pas. Or, l’activité d’interprétation qui imprègne la vie quotidienne de chacun restitue la perspective d’une intelligence collective possible ne ciblant plus une catégorie socioprofessionnelle exclusive d’interprètes (Citton, 2010, 2017). Considérée d’abord et toujours comme une « autoformation transindividuelle » de sa propre vie,

l’herméneutique réflexive sculpte un objet interprété (un texte, un fait, une relation, une médiation) en un sujet qui affirme la continuité et la compréhension de sa propre vie. Aussi, sur mon terrain d’enquête j’ai constaté qu’apprendre à décrire et à interpréter l’information plus qu’à l’emmagasiner, pouvait constituer une puissance d’agir et faciliter le développement de capacités.

Enjeux heuristiques de la description

Inscrite au cœur de la pensée du care, la volonté descriptive caractérise les enjeux d’une éthique qui consiste, selon les mots de Wittgenstein, à « apprendre à voir ce qui est important et non remarqué, justement parce que c’est sous nos yeux » (Laugier, 2009b, p. 80). Cette perspective appelle le développement d’une capacité d’expression pertinente qui oriente la description de ce qui compte. En s’opposant aux seuls ressorts de la rationalité, celle-ci appelle une dimension sensible, nécessaire à l’amélioration d’une compréhension juste et adéquate.

Exprimée dans l’attention aux détails de l’expérience ordinaire qui caractérise la fragilité inhérente au réel, cette perspective care se déploie, selon Nussbaum, à travers une perception sensible, qu’elle décrit comme « conceptuelle et langagière », toujours appropriée aux situations et aux personnes (Brugère, 2013). Elle vise le caractère perceptif et performatif d’une activité discursive et représentative dont l’objectif est d’autoriser « l’expression d’une confiance dans sa propre expérience » (Laugier, 2009a, 2009b). Sa description invite à redonner une forme légitime et fidèle à la possibilité de « dire » pour retrouver la voix de son expression subjective. Aussi, cette perspective suggère-t-elle une vigilance vis-à-vis des détails et se déploie à travers une méthode qui fait attention aux mots, mobilisés dans « les formes de vie ».

Pour autant, ce postulat questionne la nature de la description que met en avant la psychologie scientifique qui a souhaité faire du « soi » et de « l’intérieur » la voie d’une vérité et d’une conscientisation vérifiable (Laugier, 2005). Il ramène l’intérêt d’une description en première personne capable de définir le sens et de s’approprier la dimension subjective de sa propre expérience (Depraz, 2014). Cependant, à travers les ressources d’une phénoménologie contemporaine qui se définit comme pragmatique, les descriptions recueillies m’ont apprise, dans ce processus de recherche, à prendre de la distance vis-à-vis d’une subjectivité forte et maitrisée. En effet, j’ai observé que l’expérience était difficile à appréhender sous la forme d’une réduction et qu’elle était restituée le plus souvent comme un tout qui accepte la complexité d’une réalité vivante toujours en train de se faire. À travers le regard renouvelé d’une épistémologie pragmatique, je me suis autorisée à faire une place à l’ambiguïté pour me laisser inquiéter par la diversité irréductible des sens, inhérente à la pensée descriptive. J’ai appris à saisir comme un mouvement, qu’elle ne pouvait pas toujours s’appréhender sous le registre de l’intention, mais aussi à travers l’étendue d’une perception sensible et affectée (Benoist, 2013 ; Molinier 2018). Sous cette forme, l’expérience ne s’exprime plus uniquement en termes de volonté et de

connaissance, mais en termes de vécu perçu et de ressenti. Ainsi à travers son intérêt pragmatique, j’ai privilégié sa perspective téléologique et adopté ce concept non pas pour sa réalité, mais pour ses résultats (Charbonnier, 2015).

En prenant de la distance vis-à-vis d’une tradition méthodologique qui tente de donner une forme conceptuelle à la réalité et à imposer une distinction trop nette entre la pensée et le réel, j’ai appréhendé la description à travers le prisme des regards et des formes d’implication qu’elle suscitait pour faire parler simplement ce qui est déjà là. C’est ce que met en avant Laugier lorsqu’elle souligne que l’ordinaire s’enracine d’abord dans une expérience qui se laisse difficilement saisir dans des catégories transcendantales (Laugier, 2005 ; 2008). Son point de vue fait écho à celui de Rosset qui rappelle qu’à trop vouloir décrire la réalité, « la chose nous échappe » et plus la description se précise « plus on constate que le réel s’est perdu en cours de route » (Rosset,1976, p. 124). Pour autant, l’attention et la perception sont déterminées par le contexte et seuls les concepts provenant d’une activité cognitive peuvent lui donner une valeur épistémique. À partir des difficultés à rendre compte d’expériences réelles qu’interroge la méthode de l’explicitation, j’ai réinterrogé les façons d’explorer ces traces de la subjectivation et saisi avec prudence et humilité les manques et insuffisances de ces processus méthodologiques.

Enjeux et limites heuristiques de l’explicitation

Les enjeux heuristiques de l’explicitation ont été mobilisés au début de cette enquête, au service d’une posture épistémologique qui valorise d’abord, à travers l’expression, le vécu de l’expérience. Ces ressources, ancrées dans les usages de la psycho-phénoménologie, permettent, selon Vermersch de renouveler les cadres d’une pensée en acte. Son intérêt vise à rendre intelligible l’expérience vécue tant dans le champ de la recherche que dans celui de la formation. Dans ce sens, la verbalisation rétrospective est mobilisée au service de l’analyse des processus de subjectivation permettant de rendre intelligible un vécu singulier en situation. Son recours est privilégié pour documenter l’approche expérientielle exprimée sous la forme d’intuitions ou de savoirs implicites. Ainsi, selon Vermersch, la psycho-phénoménologie permet de décrire, de modéliser et de conceptualiser la « subjectivité ». Cette méthode suggère de pouvoir rendre compte des dimensions sensibles, implicites de l’expérience vécue en première personne. Pour les partisans de cette approche, l’entretien d’explicitation permet, en particulier, de réfléchir et d’échanger avec autrui à propos d’éléments qui ont déjà été conscientisés. Présents sous une forme « non loquace », les contenus de cette réflexion ne sont pas encore mis en mots mais peuvent l’être a posteriori, à l’issue d’une saisie rétrospective qui s’affirme alors sous la forme d’une prise de conscience. C’est en suivant l’hypothèse d’une conscience pré-réfléchie empruntée aux travaux de Piaget que l’entretien d’explicitation ouvre l’accès à la verbalisation de l’activité ou du ressenti par le sujet. Les spécificités méthodologiques de l’explicitation visent à déplier

l’implicite pour rendre intelligible les savoirs d’action et les connaissances tacites exprimées en première personne (Vermersch, 2014). Selon Vermersch, sa valeur ajoutée offre une description plus fine des détails liés aux processus cognitifs visant les prises de décision et d’explicitation. Ainsi, le vécu représenté prend la forme d’objet de connaissance et ces méthodes d’accès à l’expérience renouvellent le débat au sujet de la place de la subjectivité dans la démarche scientifique.

L’entretien d’explicitation permet en outre, toujours selon Vermersch, d’accéder à la verbalisation des formes attentionnelles développées pour elles-mêmes (auto-explicitation). Son enjeu théorique est de montrer les formes d’intersubjectivité qui s’enracinent dans une clinique de la relation, au cœur de laquelle sont prises en compte les conditions psychiques permettant d’accéder, avec l’aide d’un accompagnement, au vécu en première personne. L’émergence d’un espace intersubjectif partagé se coconstruit sous une forme hybride à travers une dynamique interactionnelle d’où émerge une « psychophénoménologie de l’intersubjectivité » (Depraz, 2014). Selon Depraz, c’est la forme descriptive procédurale qui désigne l’immanence attentionnelle ; son bénéfice permet d’atteindre le sens d’une phénoménologie pragmatique, correspondant selon l’auteure à l’émergence d’une dynamique heuristique et transformative, marquée par l’ouverture d’une attention éthique (idem.).

Dans cette perspective, l’étude de la subjectivité vise la confiance dans le point de vue des acteurs pour permettre d’accéder à leur vécu. Construire de l’expérience constitue ici le soubassement d’un travail d’accompagnement silencieux et invisible, élaboré à partir de ce que Vermersch nomme la « pensée privée » ou la « boite noire ». Selon l’auteur, la rencontre intersubjective permet d’accéder au silence de l’expérience et peut devenir un espace interprétatif d’autoformation, destiné à laisser des traces réelles ou fictives de son vécu.

Pour autant, eten dépit des ressources et des ouvertures qu’offre l’entretien d’explicitation, j’ai trouvé le descriptif de ses étapes trop raffinées et je me suis souvent interrogée sur les formes d’introspection qu’évoque (non sans réserve) Vermersch lui-même. L’entretien d’explicitation est une technique d’aide à la verbalisation des vécus et peut être de ce fait considérée comme l’expression d’une étude de la subjectivité. Pour autant, privilégier l’introspection, pour rendre compte de l’inobservable comme mode de recueil de données, ne m’a pas semblé simple à mettre en œuvre face au déficit imaginaire ou lexical de certains jeunes. Bien que Vermersch lui-même reconnaisse la présence de nombreuses couches de sédimentation (corporelles, émotionnelles, liées au vécu, aux croyances et à l’identité), la pluralité de ces niveaux de vécu m’a paru complexe à disséquer et les zones de compréhension variées en V1, V2, V3 difficile à atteindre et à séparer. À travers ces modalités, l’entretien reste sur un schéma très piagétien de l’organisation cognitive même s’il reconnaît qu’elle se structure en partie de manière inconsciente. Si cette perspective donne une légitimité scientifique au recueil de donnée construit sur l’introspection, son niveau

d’analyse devient très subtil lorsqu’il propose de séparer l’inconscient refoulé de l’inconscient organisationnel.

Ces constats s’alignent sur ceux de la vulnérabilité de l’énonciation et de l’expérience remises en question par les travaux phénoménologiques adressés, tant à « l’attention » (Depraz, 2014) qu’à « l’intention » (Benoist, 2013). En effet, ces derniers interrogent la fascination contemporaine qu’exercent les méthodes tournées vers le modèle de l’objet et la pertinence de ces formes d’adéquation au réel. Traversée par des questions éthiques, sémantiques et ontologiques la méthode sollicitant le récit interpelle par conséquent tout autant son processus vulnérable que les modalités de sa co-construction (Delory-Monberger, 2019).

Le récit comme processus vulnérable

C’est ce que Ricœur explore à travers le mouvement de « la mise en intrigue » qui met en avant le lien existant entre l’activité de raconter et le caractère temporel de l’expérience. En explicitant la corrélation entre la temporalité de l’expérience humaine et l’acte de raconter, l’auteur montre que le récit suit toujours le processus d’une triple médiation où la reconfiguration transforme une succession d’évènements divers en une histoire cohérente et synthétisée (Delory-Monberger, 2004, 2019). Aussi, bien plus processus que produit, l’activité du récit « n’est pas » la vie, mais une fiction que le sujet « poétise » selon les mots de Rancière, en choisissant de communiquer sous la forme qui lui convient le mieux (Citton, 2017; Fjeld, 2018).

Il s’agit là, comme le souligne la phénoménologie, d’une sensibilité au langage, de ses différents usages, spécifiques et ordinaires ainsi que des variations potentielles qu’il peut « dessiner » pour mieux percevoir les choses. Ces constats rejoignent ceux de Wittgenstein, pour rappeler que le langage est limité pour décrire le réel, qu’il ne dit pas tout et que les silences parfois s’imposent et sont nécessaires (Laugier, 2009b). Aussi, à l’instar de ce que repère la philosophie pragmatique, la fiction apparaît comme une façon plus appropriée pour comprendre l’expérience inhérente à la fragilité constitutive du langage et de ses formes de vie (Laugier, 2015 ; 2017b). Pour Merleau-Ponty auteur du « langage indirect et les voix du silence », la communication ne vise pas une logique instrumentale, elle est aussi un outil de formulation de sens où se loge l’activité d’une pensée qui se comprend dans les interactions et les intervalles. Dans cette perspective, le philosophe autorise l’introduction d’autres formes langagières sans concepts comme le dessin, plus aptes à soutenir la perception de l’affect et la genèse de l’expression (Depraz, 2014a). De même pour la médecine narrative, « la représentation », qui se réfère principalement au langage, reste attentive aux différentes formes d’expression (Goupy, 2016, p.30). Ainsi, pour les jeunes qui n’ont « rien à dire », ou lorsque les mots sont insuffisants à décrire l’expérience vécue, la possibilité d’exhiber ou d’incarner des symboles suggère qu’ils puissent être « entendus » comme les signes d’un autre langage (Pommereau, 2011, p. 51).

En effet, les personnes souffrantes peuvent éprouver des difficultés à s’exprimer et perdent leur voix face à une situation de subjectivité affectée (Delassus, 2014). Dans de nombreuses situations, l’écriture n’est pas possible et peut prendre la forme d’une chirurgie invasive. Elle n’est pas toujours synonyme de salut et l’essentiel peut parfois passer « à côté » des mots, pour « mau (dire) » la vie. (Lani-Bayle, 2017). Aussi, le choix d’une méthode interprétative a-t-il réactivé la problématique des difficiles rapports au langage, bien connue dans le soin, où se mêlent régulièrement le mal à dire ou « le mal à dit » (maladie), les ambiguïtés, « les déformations cohérentes », « les échappatoires du mensonge », les astuces du langage indirect, ou encore celles « des voies du silence et du secret » (Lani-Bayle, idem.).

Cette prudence s’impose toujours lorsque l’on constate que le langage, dans le care, rompt avec l’illusion de la transparence et de la clarté et qu’il est interrompu par l’hésitation, la vulnérabilité, l’incertitude et plus encore chez les jeunes où les mots semblent souvent impuissants à décrire ce qu’ils souhaiteraient pouvoir exprimer (Pommereau, 2011). Ainsi, dépendante d’une attention aux accords (fragiles), l’analyse de ce matériau confirme la perspective de narrations complexes à transformer en « données » (Arborio, 2017 ; Molinier, 2018). Comment est-il possible de dissoudre les ressources symboliques inséparables des expressions du corps, des sens et de la voix, dans des critères qu’imposent la rationalité scientifique ?

Aussi, poursuivre un tel projet suggère l’idée de réinterroger la description et revendique un nouveau partage à la fois psychique et social des activités de soutien en impliquant de s’ouvrir aux choix de méthodes coopératives (Tronto, 2009 ; Brugère, 2011 ; Molinier, 2013 ; Paperman, 2015). Selon le care, la reconnaissance de ces activités passe par les modalités d’une science descriptive et expérientielle. Elle consiste, à travers le renouvellement de l’enquête, à déployer une écriture qui porte les traces de l’expérience capable de trouver les mots pour la dire (Laugier, 2009).