Partie-II : méthode de l’analyse des réseaux sociaux en histoire
II- C/ Ce que nous retenons pour l’analyse des réseaux sociaux en histoire
Au delà des trois critères de la méthode ARS venant des sociologues, à savoir individualisation, quantification et visualisation, pour une étude en histoire nous retenons le critère de la diachronie avec au moins trois dates clefs. C’est la dimension temporelle qu’un historien doit associer dans ses analyses d’évolution des distances dans les relations sociales.
Car la démarche sociologique d’analyse des réseaux sociaux souligne l’importance des distances sociales. La distance a une dimension spatiale. Pour cette dernière, nous utilisons le concept du géographe Michel Lussault selon lequel le laboratoire que nous voulons étudier se présente comme « l’ensemble de relations entre un placement de l'individu dans un champ social (qui contribue à définir ce qui lui est autorisé ou non en matières d'actions) et les emplacements qu'il est susceptible d'occuper dans l'espace matériel »341. Cet auteur nous invite à passer du concept étroit de l’espace
topographique au sens des distances en géographie, au concept plus large de l’espace topologique au sens où, à l’espace topographique ou géographique, celui-ci ajoute des
distances sociales en ce qu’elles impliquent d’évolution des distances dans divers types de relations342. Ainsi par exemple : les relations entre un doctorant et les représentants des organismes ou des entreprises privées qui le financent343 ; les rapports qui rapprochent les individus et les organismes, comme par exemple entre un doctorant et un laboratoire à l’étranger où il retournera en fin de formation ; les publications qui, lorsqu’elles sont faites avec plusieurs noms d’auteurs, raccourcissent les distances sociales entre ces différents auteurs.
Avec cette définition d’un espace topologique qui se combine au temps (au sens de la diachronie), il est possible de visualiser les espaces de travail, ou terrains d’étude, selon
340 En explicitant notre objectif méthodologique nous répondons au conseil de Erikson Emily , « Formalist and Relationalist Theory in Social Network », Sociological Theory, Vol. 31, No. 3, Madison (Winsconsin) :
American Sociological Association, 2013, pp. 219-242, p. 235 … qui mentionne « A more explicit sense of why researchers make these choices would significantly aid in the interpretation of different research projects, particularly in establishing what types of criticism are valid given the goals of the researcher ».
341 Michel Lussault, L'homme spatial, La construction sociale de l'espace humain, Seuil, Paris, 2007, p. 32 342 Andrew Abbott utilise pour cela le mot « Liked ecologies » (voir : Andrew Abbott, Processual sociology, Chicago, Univ.press, 2016, page 35, 112).
343 Michel Grossetti, Corinne Autant-Bernard, Christophe Carrincazeaux, Frédéric Corrolleur, Nadine Massard,, « Proximité et activités de R&D », p. 71-90, in Claude Dupuy, Antje Burmeister (dir.), Entreprises et territoires,
qu’il s’agit des sociologues ou des historiens. Notre figure II-9 ci-dessous le propose sous forme d’un schéma :
Figure II-9 : définir la diachronie par trois dates clefs344
Dans l’utilisation que nous faisons de la diachronie nous nous donnons l’objectif d’utiliser au moins trois dates clefs. Couvrir une période d’étude par seulement les deux dates clefs qui sont le début et la fin de la période permet de distinguer les tendances d’évolution que sont une augmentation ou une diminution ou une stabilité apparente. Mais deux dates clefs ne permettent de distinguer, dans une stabilité apparente globale, ni une augmentation suivi d’une diminution, ni une augmentation globale construite sur une augmentation suivie d’une stabilisation, un cas qui laisse présager que l’augmentation est tarie et ne se poursuivra pas au delà, à la différence d’une augmentation continue et régulière qui laisse présager qu’elle va continuer. L’utilisation de trois dates clefs est nécessaire à l’historien pour traiter de ces derniers cas. Nous en aurons l’illustration en partie-III lorsque nous analysons les irrégularités de l’évolution
344 Schéma par l’auteur du présent Mémoire : pour le domaine « synchronique » des sociologues, voir Andrew Abbott, Processual sociology, Chicago, Univ.press, 2016 page 15.
des effectifs des différentes catégories de chercheurs, irrégularités significatives pour comprendre ce qui intervient dans les modes de fonctionnement de la recherche universitaire dans un laboratoire universitaire. Notons aussi que ce besoin d’avoir trois dates clefs, et non seulement deux, est une illustration du théorème de Nyquist-Shannon, un théorème que nous avons mentionné en sous-partie I-A-2.
Ayant ainsi séparé les deux disciplines de la sociologie et de l’histoire par le critère de la diachronie, il nous reste à formuler à nouveau, en les justifiant, les critères communs à la sociologie et à l’histoire.
L’individualisation, une analyse au niveau des personnes qui agissent
L’individualisation dans une étude, demande que l’analyse menée par le sociologue ou l’historien descende au niveau des individus et de leurs relations. Cette approche se retrouve dans l’historiographie. Il y a le cas bien connu de l’étude que Carlo Ginzburg a faite en la centrant sur une personne singulière345. De son côté Walter Benjamin, un membre de l’école de Frankfort, propose de « reprendre dans l'histoire le principe du montage, c'est-à-dire édifier les grandes constructions à partir de très petits éléments confectionnés avec précision et netteté »346. Les arguments développés par Isabelle Rosé qui ont été détaillés dans notre sous-partie II-B, face aux risques soulevés par Pierre Bourdieu, y donnent une réponse tout à fait pertinente. Le choix de ce type de traitement au niveau de l’individu nous permet de suivre le parcours de telle ou telle personne au long de notre chronologie diachronique347. Nous pouvons aussi regrouper, à la demande, les personnes par fonction ou statut, et ainsi appliquer la notion de « clique » particulière aux « réseaux »348. Il nous est possible, par exemple, de distinguer les enseignants-chercheurs universitaires qui, en plus de tâches de chercheurs, ont des obligations d’enseignement, et les chercheurs-CNRS qui n’ont d’obligation que dans leurs tâches de recherche. De même nous savons identifier l’origine géographique des doctorants et la mettre en lien avec différents types de financement, afin d’en mesurer
345 Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers : univers d'un meunier au XVIe, Saint-Amand-Montrond : Impr. Bussière, 1980
346 Citation de Walter Benjamin selon Jacques-Olivier Bégot, Walter Benjamin, voix allemandes, Belin, Paris, 2012, p. 125. Walter Benjamin a été entre les deux-guerres un membre éminent de l’école de Francfort
347 Voir « The Historicality of Individuals » by Andrew Abbott, Processual sociology, Chicago : univ. Press, 2016, p. 3
les évolutions au cours de la période. Nous pouvons aussi suivre un chercheur ou un enseignant-chercheur à travers ses publications successives et en fonction des thèses qu’il aura soutenues, identifier ses changements de statut universitaire avec les recrutements ou les mutations qui forment sa carrière, et le cas échéant identifier si le contexte de son environnement social change (le « champ » selon Bourdieu).
Dans ce Mémoire nous traitons d’un laboratoire ayant un effectif typique d’une centaine de personnes. Aussi nous avons été à même de renseigner pour chacun des membres de ce laboratoire, de manière individuelle, chacun par son nom, leurs faits et gestes lorsqu’ils sont reliés à nos problématiques. Comme outil de saisie de ces données, nous avons choisi la simplicité en utilisant un « tableur », un simple fichier Excel349.
C’est l’outil informatique le plus simple, très diffusé et utilisé par tous, ce qui évite les inconvénients d’outils plus sophistiqués350. Il nous permet de constituer une « matrice » avec par exemple les noms de personnes, les noms d’organisations et, aux croisement des lignes et colonnes, des informations sur les statuts, les origines géographiques, les dates. Il nous permet ensuite d’en tirer des aspects quantifiés. Les outils de tris, de recherche par mots, les fonctions de calcul, les fonctions de présentations graphiques, telles qu’elles sont offertes par ce simple tableur, facilitent grandement notre travail d’analyse et de préparation de la présentation des résultats.