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I/ Présentation de la bibliographie et des sources

I- A 2 / Historiographie de la recherche : science et technique

Commençons par examiner l’historiographie sur la recherche en général. Un premier terrain en occupe une large place. Il traite de la différence entre science et technique. Pendant longtemps les historiens et les sociologues ont vu, et ils voient encore souvent, la recherche et la science sous l’angle idéal d’une activité désintéressée dans laquelle les

104 André Michaud, « Contribution à l’histoire de la Société Transac – 1970-1982 », p. 24-37, in Actes du 7ème

colloque sur Histoire de l’Informatique et des Transmissions, 16, 17 et 18 novembre 2004, Rennes : ed. Irisa, 2004.

105 Jacques Billard, Alain Daladoire, « Le Minitel en Bretagne », p. 81-86, in Actes du 7ème colloque sur Histoire

chercheurs en science, à la différence d’un ingénieur qui traite de la technique, disposent d’une large autonomie pour choisir leurs sujets de recherche106. Ces chercheurs seraient indépendants des gouvernements, des empires financiers et des entreprises privées. Le contrôle des chercheurs, ainsi que les orientations de la recherche, seraient assurés par leurs pairs, membres de leur discipline107. Cette situation est typique au XIXe siècle et jusqu’à l’entre-deux-guerres, avec les professeurs d’université jouant un rôle privilégié dans la recherche. Dans ce contexte une large place a été accordée au rôle dévolu à l’Enseignement supérieur et à la recherche universitaire, ainsi qu’aux travaux portant sur les recherches en sciences fondamentales. Sauf exception, ces dernières sont réalisées par les universités. Pour le XIXe siècle, des exceptions existent qui sont usuellement mises en avant, avec par exemple : La société Vicat et ses études fondamentales sur les ciments108 ; Louis Pasteur avec ses démêlées contre la science rétrograde de Pouchet, la connaissance par le grand public de ses découvertes scientifiques sur les microbes et vaccins, et son Institut dont le financement s’appuie sur une collecte de dons privés109. Puis il y a le XXe siècle, influencé par le changement significatif de la deuxième révolution industrielle et la création des Laboratoires d’entreprise appliquant des méthodes scientifiques, mais ils ne sont pas indépendants des intérêts financiers et manquent de l’autonomie associée à l’idéal de la science fondamentale110. Dans les études de sociologie, les Bells Labs aux Etats-Unis sont alors le

106 Dans cette approche se voit l’influence de Merton et de son ethos (universalisme ; communalisme ; désintéressement ; scepticisme), cf. Christine Musselin, La longue marche des universités françaises, Paris : PUF, 2001, p. 160

107 Dominique Raynaud, Qu’est-ce que la technologie?, suivi de Post-scriptum sur la technoscience, Préface de Mario Bunge, ÉDITIONS MATÉRIOLOGIQUES, Paris, 2016, p. 115, 180 ; cet auteur mentionne (p. 114) que s’il est ardu de séparer le vrai du faux au sein d’une discipline, la tâche est encore plus difficile quand plusieurs disciplines sont mélangées. Et il ajoute la distinction classique :- L’interdisciplinarité́ désigne toute recherche

approfondie au croisement de deux disciplines avec une perspective de création d’une spécialité́ nouvelle (exemple: la biochimie). - La pluridisciplinarité́ qui consiste à juxtaposer plusieurs éclairages classiques sur un

problème. - La transdisciplinarité́ qui désigne la combinaison novatrice de connaissances pour résoudre un

problème : «la connaissance [...] émerge d’un contexte d’application particulier avec sa structure théorique, ses méthodes de recherche et ses modalités pratiques propres ; elle ne peut pas être située sur une carte disciplinaire préétablie ». Elle transgresse les divisions instituées au profit de sa seule utilité́.

108 Ibid. p. 92

109 Ibid ; p. 185, et François-André Isambert, « Après l'échec du ‘programme fort’, une sociologie du contenu de la science reste-t-elle possible ? » p. 51-81, in Raymond Boudon, Maurice Clavelin, Le relativisme est-il

résistible ? Regards sur la sociologie des sciences, Actes du Colloque international « La sociologie de la connaissance scientifique : bilan et perspectives », Univ Paris-Sorbonne, Janvier 1993, PUF, Paris 1994, p. 54 110 Dominique Pestre, Histoire des sciences et des savoirs, 3-le siècle des technosciences, depuis 1914, Paris : Seuil, éd. Christophe Bonneuil, Dominique Pestre, 2015, p. 9 ; et selon Christophe Lécuyer, « Manager

l'innovation », in Dominique Pestre (dir.) Histoire des sciences et des savoirs, t. 3, Seuil, Paris 2015, p. 423-439, la création de ces laboratoires de recherche peut s'expliquer en partie par la concurrence et les lois qui régissent la concurrence industrielle au début du XXe siècle. (par exemple en 1890 le Sherman Act contre les trusts).

laboratoire d’exception jusqu’à son démantèlement en 2008111. Bien que dépendant de l’industrie privée, il mène des recherches en science fondamentale et en rend publics les résultats. Ces recherches auront un grand impact sur les télécommunications et les systèmes numériques. Parmi les contributeurs de ce laboratoire on trouve Claude Shannon pour sa théorie de l’information112. Le théorème d'échantillonnage de Nyquist- Shannon, par exemple, est bien connu des concepteurs d’imagerie numérique lorsqu’il s’agit d’éviter les effets de moiré113. Le CNRS en 2017 lui a consacré une exposition qui lui attribue aussi la paternité du « bit » à la base des systèmes informatiques114.

Notre sujet entre dans le cadre d’une histoire des techniques et non d’une histoire des sciences. En choisissant d’étudier un Laboratoire d’informatique, et singulièrement d’automatique, nous nous éloignons d’une « histoire de la science » qui consiste :

« à montrer l'émergence et la disparition des différentes conceptions de la nature, à mettre en évidence la succession des systèmes métaphysiques et des cadres épistémologiques. […] L'histoire des sciences est avant tout une histoire des idées qui ont changé le monde, mais au sens idéaliste du terme, c'est-à-dire qui ont changé notre vision du monde. Comme dans la philosophie, ce sont les idées qui sont les acteurs et ce sont les arguments qui permettent de faire agir les idées. »115

Cette définition d’une histoire des sciences comme histoire « des idées » ne correspond pas à notre sujet qui s’intéresse à l’agencement et aux fonctionnements relationnels et managériaux du savoir-faire de la technique, de la science appliquée et de l’innovation, laquelle :

Apparait tout à fait distincte de la science, lorsqu'il n'y a pas un savoir nouveau, mais pure combinaison ou agencement d'éléments déjà connus. La technique ne s'intéresse pas à la science pour elle-même ; n'y voyant qu'un moyen, elle ne vise que le savoir qui peut lui être utile.116

Des ouvrages d’histoire ont déjà décrit les caractéristiques de l’innovation par grandes périodes et les évolutions des conditions générales et politiques qui influent sur

111 Dominique Raynaud, Qu’est-ce que la technologie?, suivi de Post-scriptum sur la technoscience, Préface de Mario Bunge, ÉDITIONS MATÉRIOLOGIQUES, Paris, 2016, p. 123

112 Ibid. p. 120

113 Nous même dans ce Mémoire faisons appel à ce théorème pour justifier que notre approche diachronique doit utiliser au moins trois date clefs (voir ci-dessous la sous-partie II-C)

114 Christine Girard, Anne-Sophie Boutaud, Claude Shannon, le monde en binaire, http://centenaire-

shannon.cnrs.fr, 2017, consulté le 5/4/2018

115 Lorraine Daston, « Une histoire de l'objectivité scientifique », p. 363-375 in R. Guesnerie, F. Hartog (dir.),

Des sciences et des techniques. Un débat, Cahier des Annales, 45, EHESS, Paris, 1998, reproduit dans J.-F. Braunstein, L’histoire des sciences, méthodes, styles et controverses, VRIN, Paris, 2008, p. 363 – ref. 90

116 François Russo, « Science et technique », p. 1111-1143, in Bertrand Gille (dir.), Histoire des techniques :

l’innovation et le progrès technique117. Par exemple, Vincent Duclect de l’EHESS, traite de la création de la DGRST (Délégation Générale à la Recherche Scientifique et Technique), et montre que cet organisme d’Etat finance jusqu’à 10% de la recherche en France dans les années 1960 et joue un rôle important jusqu’en 1981, date à laquelle il disparaît118. Nous nous intéressons dans ce Mémoire à ce type d’influences, en examinant comment leurs effets se voient dans la vie du laboratoire objet de notre étude. Et de fait en début de notre période d’étude, le financement du LAG par la DGRST est très clairement montré par les rapports d’activité de ce laboratoire.

S’agissant de « technique », les concepts de Bertrand Gille sont utiles119. Il décrit comment mot « science » prend un sens quelque peu différent lorsqu’il a le sens d’une « démarche scientifique », à l’opposé d’une « démarche technique » :

L'attitude scientifique a le souci de rassembler des faits et des règles particulières en un corps de doctrine cohérent couvrant un domaine étendu […]. La science est une

contemplation au terme de son investigation.120

La science est d'abord un savoir, la technique est d'abord une pratique. »121

La discipline informatique qui d’abord consistait seulement en une démarche technique, a ensuite introduit des éléments propres à une démarche scientifique122123.

Cependant pour évaluer dans quelle mesure une recherche, globalement technique et appliquée, introduit ou utilise une démarche scientifique il est nécessaire de l’étudier au niveau des détails techniques. Ce type d’étude n’est pas l’objectif de notre Mémoire qui

117 Bertrand Gille, « Progrès technique et société », in Bertrand Gille (dir.), Histoire des techniques : technique

et civilisations, technique et sciences, Gallimard, 1978, p. 1241-1314 ; Christophe Lécuyer, « Manager l'innovation », in (Dominique Pestre dir.) Histoire des sciences et des savoirs, t. 3, Seuil, Paris 2015, p. 423-439 118 Vincent Duclert, La naissance de la Délégation générale à l recherche scientifique et technique : la

construction d'un modèle partagé de gouvernement dans les années soixante, p. 647-658 in Revue Française d'Administration Publique, n° 112, 2004, p. 653

119 Bertrand Gille, « Prolégomènes à une histoire des techniques », in Bertrand Gille (dir.), Histoire des

techniques, Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, Tours, 1978, p. 3-118 – ref. 70

120 Ibid. p. 1115 - ref. 82

121 Anne-Françoise Garçon, « Techniques : une histoire entre acteurs, idées et territoires .. », p. 519-546, in J.F. Belhoste, S. Benoit, S. Chassagne, Ph. Mioche, Autour de l'industrie, histoire et patrimoine, Mélanges offerts à

Denis Woronoff, Comité pour l'histoire économique et financière, Paris, 2004, p. 453 - ref. 73

122 François Russo, « Science et technique », p. 1111-1143, in Bertrand Gille (dir.), Histoire des techniques :

technique et civilisations, technique et sciences, Gallimard, 1978. p. 1632 : Vers une problématique et une typologie qui permettent de caractériser aussi exactement que possible les principaux types de relations entre science et technique.

123 Jean Ricodeau, Le cycle de vie de Socrate, logiciel informatique de bases de données, de 1963 à 1990 :

Parcours professionnels et innovations, à Grenoble territoire de coopérations Université-Entreprises, Grenoble : Université Pierre Mendes France, Mémoire de Master1, Dept d’Histoire, 2016

veut seulement analyser les relations humaines et non les aspects méthodologiques des technosciences124.

En ce qui concerne l’étude des travaux qui ont lieu dans un laboratoire, Lorraine Daston, une historienne américaine des sciences, distingue trois écoles historiographiques125 :

-L’école philosophique de l’histoire des sciences, au sens des « idées »126 : nous avons déjà dit que ce type d’étude n’était pas adaptée à notre sujet qui correspond à une histoire de techniques s’intègrant au sein d’un ensemble d’idées connues.

-L’école sociologique qui « concentre son attention sur les structures sociales dans

l'activité scientifique. »127 . Cette tendance envisage la science comme une institution clef de la société qui, à l'instar d'autres institutions comme la religion ou l'école, reflète et modèle la distribution sociale des pouvoirs et la production des significations culturelles. C’est bien ce que nous visons à réaliser dans notre étude, et dans notre cas les structures sociales sont celles de l’Université, des Etablissements Publics scientifiques et techniques, celles des étudiants et des industriels, celles des gouvernements.

-L’école historique qui se partage entre une approche philosophique de l’histoire des sciences et une approche s’interrogeant comme les sociologues sur les structures sociales qui mènent la science. Notre travail d’historien se situe dans cette dernière approche. Nous voulons analyser le jeu de ces structures à un niveau de détail, qui « porte attention au local et au singulier, par des études méticuleuses et détaillées de tel ou

tel épisode de l'histoire des sciences.[…] La connaissance s'enracine au plus profond d'une

124 Voir pour ce terme notre introduction, ainsi que l’ouvrage de Dominique Raynaud (2016), Qu’est-ce que la

technologie?, suivi de Post-scriptum sur la technoscience, Préface de Mario Bunge, ÉDITIONS MATÉRIOLOGIQUES, Paris, 2016

125 Lorraine Daston, « Une histoire de l'objectivité scientifique », p. 363-375 in R. Guesnerie, F. Hartog (dir.),

Des sciences et des techniques. Un débat, Cahier des Annales, 45, EHESS, Paris, 1998, reproduit dans J.-F. Braunstein, L’histoire des sciences, méthodes, styles et controverses, VRIN, Paris, 2008 – ref. 90

126 Ainsi les travaux d’Alexandre Koyré qui s'intéresse aux théories et aux liens entre la science et des présupposés d'ordre métaphysique. Ibid. p. 227 ; encore plus éloignée est l’approche de Gilles Granger cf. Raymond Boudon, Maurice Clavelin, « Le relativisme est-il résistible ? Regards sur la sociologie des sciences »,

Actes du Colloque international « La sociologie de la connaissance scientifique : bilan et perspectives », Univ Paris-Sorbonne, Janvier 1993, PUF, Paris 1994, p. 86 ou encore Philippe Lacour, La nostalgie de l'individuel

G.G. Granger, Paris : Vrin, 2012 ; ou encore Jolivet Jean, Roshdi Rashed (dir.), Études sur Avicenne, Paris, Les Belles Lettres, 1984

127 Lorraine Daston, « Une histoire de l'objectivité scientifique », p. 363-375 in R. Guesnerie, F. Hartog (dir.),

Des sciences et des techniques. Un débat, Cahier des Annales, 45, EHESS, Paris, 1998, reproduit dans J.-F. Braunstein, L’histoire des sciences, méthodes, styles et controverses, VRIN, Paris, 2008 p. 364

époque et d'un lieu, elle émerge au confluent du réseau, dense mais circonscrit de manière extrêmement précise, que forme tout contexte particulier, caractérisé par des catégories de pensée, une culture matérielle, un champ de forces politiques et institutionnelles et toute une série d'intérêts personnels. »128

Le Laboratoire d’automatique de Grenoble objet de notre étude, étant institutionnellement rattaché l’université, nous commencerons par aborder la bibliographie de l’histoire de l’Enseignement supérieur et des universités vis-à-vis de la recherche et puis, comme il s’agit en même temps d’un Laboratoire Associé au CNRS, nous aborderons ensuite la bibliographie de l’histoire des organismes publics de recherche129.