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La responsabilité de l’intervenant ou le point mort de la doctrine

Dans la présente partie, nous dressons un inventaire raisonné des impasses dans lesquelles la doctrine postérieure à l’adoption de la Charte des Nations Unies de 1945 s’est enfermée en traitant de l’intervention altruiste unilatérale65. Comme nous allons le voir la doctrine dont nous parlons est en réalité divisée sur cette question. Il existe différents courants qui s’opposent sur l’interprétation du droit en vigueur en la matière. Les juristes

« prohibitionnistes » estiment qu’une telle intervention est illégale du point de vue du jus ad bellum. Les internationalistes « interventionnistes », pour leur part, soutiennent qu’elle est bien compatible avec le droit positif. Faut-il voir dans ce désaccord un élément de preuve tendant à montrer que la juridicité de l’intervention altruiste n’est pas ou plus tranchée comme nous le suggérerait C. Atias, selon lequel : « Dès que le débat s’instaure … (sur une question juridique) … il n’y a plus de droit établi »66 ? Ces différents auteurs s’affrontent non seulement sur le registre strictement légaliste, mais aussi sur le terrain de la théorie des sources du droit.

Les prohibitionnistes67 privilégient les sources formelles admises par le droit des gens contemporain : principalement le droit conventionnel et le droit coutumier68. Ils défendent ainsi l’approche volontariste du droit international public qui se base essentiellement sur le consentement des Etats pour admettre qu’une règle de droit est en vigueur69. Les tenants de l’intervention

65 Notre propos n’est pas de dresser un inventaire complet des contradictions de la doctrine, mais d’identifier celles qui convergent vers une cause dominante de la problématique de l’intervention

« altruiste » liée à l’abus d’autorité de l’intervenant.

66 Atias Christian, Epistémologie juridique, Paris 1985, 96. Voir dans ce sens C. Kress pour qui il suffit qu’un seul juriste « raisonnable » diverge de l’opinion de ses collègues sur la légalité de l’intervention humanitaire pour admettre qu’il s’agit d’une question non résolue. Kress (2009), 1140-1141. Mais le fait que le droit ne soit pas établi ne signifie pas qu’il n’existe pas un droit qu’il faut établir comme nous le fait comprendre la notion de non liquet, soit la « (f)ormule judiciaire (…) signifiant que le cas est douteux » mais qui ne « dispense » pas le juge de se prononcer « sauf à commettre un déni de justice, l’autorisant seulement à un renvoi de l’affaire à une date ultérieure pour plus ample informé ». Roland (2006), 225-226.

67 Pour des raisons pratiques nous appellonsprohibitionnistes les auteurs qui soutiennent l’opinion que l’intervention « altruiste » est contraire au droit international. Pour désigner ceux qui défendent l’avis contraire nous utiliseront parfois le terme d’interventionnistes.

68 Ils constituent les deux premières sources prévues par l’article 38(1) du Statut de la CIJ.

69 Une définition du volontarisme nous vient de D. Anzilotti (1999), 67-68: « La source directe, ou source dans le sens formel, des normes juridiques est constituée par les manifestations de volonté (qui) traduisent en normes positives, en éléments du système juridique, les critères et les exigences qui jaillissent de la réalité des choses de la conscience sociale; mais le droit, comme système de normes, existe seulement quand cette traduction est un fait accompli et dans les limites où elle est un fait accompli. Les accords entre les Etats résultent généralement, ou bien des déclarations explicites de leur volonté concordante d'observer certaines normes, ou du fait qu'ils les observent comme des normes obligatoires. La déclaration expresse est, en règle, accompagnée par l'énoncé des normes, tandis que, si l'accord résulte seulement des faits, le contenu de ces normes doit être tiré de ces faits et spécialement de leur répétition (usage). La déclaration explicite de la volonté concordante de deux ou plusieurs Etats d'observer une manière donnée de se conduire à l'égard

humanitaire partent du principe que les considérations morales universelles liées au « droits inhérents » de chaque individu peuvent justifier ladite intervention quelle que soit l’interprétation contraire que l’on tire des règles de droit établies par les Etats. Cette vision se sert largement du raisonnement juridique objectiviste qui fonde le droit dans les nécessités sociales plutôt que dans les textes conventionnels et les coutumes70. Ainsi pour les interventionnistes, l’irrésistible montée en puissance des droits de l’homme observée ces dernières décennies dans les relations internationales prouverait la supériorité de leur point de vue sur celui des volontaristes71. Les contempteurs de l’intervention répliquent sur le thème de l’endurance des Etats qui campent parfois sur leurs prérogatives dans les conférences internationales72. Les Etats resteraient ainsi les seuls législateurs du droit international en tant que détenteurs exclusifs de la souveraineté territoriale;

une souveraineté qui ne ferait pas bon ménage avec la revendication d’un droit d’intervention.

Le dialogue entre ces deux courants a pour effet d’accentuer la dualité entre l’individu et l’Etat et de la représenter presque uniquement comme une antinomie. Dès lors qu’un conflit se concrétise entre les éléments de ce binôme, l’un des deux doit forcément succomber devant les prétentions de son vis-à-vis. Dans le premier cas de figure, c’est l’Etat dans lequel une partie de la population est opprimée qui se soumettra devant la démonstration de force d’une intervention étrangère. Dans le second cas de figure, ce sont les individus maltraités qui devront se résigner face à un Etat tyrannique, ou déficient, en l’absence du secours de la communauté internationale. Mais est-on bien sûr que le rôle des Etats intervenants se limite à une décisiest-on ponctuelle de réagir lorsque survient une crise qui serait le fait des acteurs

des autres prend le nom detraité international. L'accord tacite se manifeste dans la coutume ». Voir aussi Corten (2009), 46 et suiv.

70 Pour une définition classique de l’objectivisme, voir Scelle (1934), 298: « La coutume et les traités législatifs (Droit conventionnel) ayant la même fonction juridique ont la même nature intrinsèque.

Ce sont des modes de constatation et d'expression du Droit objectif préexistant, qui se trouve ainsi traduit en règles normatives ou constructives de droit positif. La valeur obligatoire de la coutume, aussi bien que la législation, ne dérive donc à aucun degré de la volonté des sujets de droit qui ont compétence pour l'élaborer, ils ne font autre chose que remplir une fonction sociale. La validité du droit positif réside fondamentalement dans sa conformité avec la règle de droit objective ». Cf.

Corten (2009), 48 et suiv.

71 G. Cohen-Jonathan explique la montée en puissance des droits de l’homme par le caractère objectif des obligations qu’ils comportent à l’égard des Etats. Cohen-Jonathan (2007), 109 et suiv. Pour cet auteur les droits de l’homme tirent leur validité du droit international commun, voire du droit international impératif (jus cogens) : « La référence aux principes généraux du droit international lui permet d’affirmer son autorité à l’égard des systèmes nationaux, de ses normes et de ses décisions, fussent-elles constitutionnelles ». Ibid., 111 et 125. Cet ancrage permet de contourner le principe volontariste de la réciprocité des engagements internationaux des Etats. Dans ce sens lire la décision de la CourEDH dans l’affaire Bankovic (2001), §57 : « la Convention devrait être interprétée dans toute la mesure du possible en harmonie avec les autres principes du droit international dont elle fait partie ».

72 Lire C.-A. Morand qui ironise sur « la mort de l’Etat souvent annoncée ». Morand (2001), 153 et suiv.

locaux ? Les agissements des Etats tiers, avant tout ceux des grandes puissances, ne conditionnent-ils pas dans une proportion non négligeable la vie interne des Etats fragiles73 ? Le tissu conventionnel dont ils sont les principaux instigateurs n’imprime-t-il pas sa marque aux droits nationaux et aux rapports sociaux entre gouvernants et gouvernés en y accroissant, le cas échéant, les tensions internes74 ? Et qu’en est-il des moyens de communication globaux qui véhiculent un type de commerce, certaines technologies et des croyances dominantes en faisant peu de cas des frontières ? Ce flux continu maîtrisé de manière prépondérante par les grandes puissances n’accroît-il pas les difficultés de certaines sociétés nationales à régler leurs différends internes de manière pacifique ? Les explications, volontaristes aussi bien qu’objectivistes, de l’intervention humanitaire se bornent à une dialectique entre l’individu et l’Etat alors que la problématique relève d’une triangulation entre des individus, leur Etat de juridiction mais également les Etats tiers. Une relation à trois qui s’inscrit dans le temps long : avant, pendant et après la survenance d’une crise75.

Ces données ont été largement ignorées par les prohibitionnistes qui conçoivent l’Etat d’une manière excessivement formaliste. Ils prennent le principe de l’égale souveraineté des Etats pour une réalité acquise alors qu’elle n’est qu’une fiction idéale dont la réalisation dépend du bon vouloir des acteurs nationaux et internationaux76. Ils sous-estiment ainsi l’extraordinaire disparité de moyens entre certains Etats qui ont des institutions relativement stables et d’autres qui n’en disposent pas encore. Les interventionnistes quant à eux réduisent les droits de l’homme à la partie qui implique un effort

73 La Banque mondiale donne le sens suivant à ce concept : « Fragility and fragile situations—Periods when states or institutions lack the capacity, accountability, or legitimacy to mediate relations between citizen groups and between citizens and the state, making them vulnerable to violence ».

Banque mondiale (2011), xvi. Rice (2007), 33-34 : « The world’s weakest states are typically poor states that lack the capacity to fulfill essential government functions, chiefly (1) to secure their population from violent conflict, (2) to competently meet the basic human needs of their population (that is, food, health, education), (3) to govern legitimately and effectively with the acceptance of a majority of their population, and (4) to foster sustainable and equitable economic growth ».

L’administration américaine y voit surtout un vecteur de menace unidirectionnel de l’Etat faible à l’égard des autres Etats : « Numerous U.S. government documents point to several threats emanating from states that are variously described as weak, fragile, vulnerable, failing, precarious, failed, in crisis, or collapsed ». Congressional Research Service <CRS> (2008), i. Cette dernière conception s’appuie sur une partie de la doctrine favorable au droit d’intervention « altruiste » comme A.-M. Slaughter (2000), 86.

74 Voir dans ce sens N. Wahi (2005), 346, pour laquelle il a été démontré, au sujet des arrangements passés entre le FMI et la Banque mondiale avec certains gouvernements débiteurs, qu’ils ont exacerbé la pauvreté et le chômage, et « have led people to a state of destitution, thereby violating their human rights to food and an adequate means of livelihood ».

75 L’emploi international de la force armée a pu être traditionnellement divisé entre lejus ad bellum et lejus in bello. Une tripartition est toutefois imaginable entre un jus ad bellum, un jus in bello et un jus post bellum. C. Stahn propose un retour à cette tripartition. Stahn (2006), 922-923. Pour G.

Lewkowicz il s’agirait d’une innovation. Lewkowicz (2011), 25.

76 La Charte de l’ONU nous rappelle qu’il existe dans les faits des « grandes » et des « petites » nations. Charte, Préambule, §2. D’où la nécessité de favoriser le progrès par la coopération internationale. Charte, Préambule, §8 ; Charte, art. 1(3) ; DUDH, art. 22.

protecteur des Etats77. Une fonction protectrice qui se focalise sur l’aspect sécuritaire des droits de l’homme et en délaisse le facteur économique78. La puissance publique doit user du glaive et du bouclier pour conserver la vie et la propriété des individus dont elle a la garde mais elle reste sans bras, ni tête, pour générer les biens dont tous ont besoin pour vivre dignement. Or, la fonction protectrice ainsi promue met logiquement en difficulté les Etats qui ont des institutions fragiles et donne la part belle aux Etats forts : les intervenants en puissance. Ces deux doctrines, aussi opposées soient-elles en apparence, se rejoignent donc sur ce qui constitue le constat central de notre thèse : l’une comme l’autre ménage les puissances intervenantes et leur offre une large échappatoire face à la justice et au droit. Les auteurs qui s’opposent à la reconnaissance d’un droit d’intervention altruiste ne tirent pas toutes les conséquences juridiques qui découlent de l’« abus de pouvoir » qu’un intervenant est susceptible de commettre79. Les interventionnistes se concentrent sur les « victimes », individus et populations, qui subissent l’oppression de leurs gouvernements – et dédouanent mécaniquement l’intervenant.

Nous déconstruirons, donc, dans un premier temps les interprétations positivistes pro et anti intervention qui s’appuient sur le texte de la Charte des Nations Unies ou sur des principes extra-légaux (Chapitre 1). Nous exposerons, ensuite, l’ébauche de la théorie alternative, fondée sur la recherche de l’intention réelle de l’intervenant (Chapitre 2).

77 Leur discours porte principalement sur l’obligation de respecter et de protéger la vie. Il relègue l’obligation de réaliser l’ensemble des droits de l’homme pour tous. Même la CIISE qui prévoit les obligations deprévenir et de reconstruire montre par l’intitulé même du concept qu’elle a élaboré : la « responsabilité de protéger », que l’obligation de protection est au centre de son attention.

CIISE, 21 et suiv. et 43 et suiv. Cette focalisation va à l’encontre de la nature universalisante et interdépendante des droits de l’homme et des obligations qui y correspondent. VoirSupra, 8, note 30.

78 Les résultats à atteindre, pour réaliser pleinement les DESC, nécessitent pour l’Etat de prendre des mesures de nature économique comme d’incorporer dans son budget des subsides ou de prévoir un contingent d’abris pour assurer le droit au logement en cas d’urgence. Comité européen des droits sociaux DEI c. Pays-Bas, 20 octobre 2009, §46 ; FEANTSA c. France, 2 juillet 2014, §103. La question, posée en filigrane, est bien de savoir comment l’Etat peut-il favoriser la création de richesses à redistribuer.

79 Schachter (1991b), 429-430 : Si la pratique d’interventions prétendument altruistes est acceptée comme une exception à l’interdiction de l’emploi de la force : « It would surely lend itself to abusive interventions by powerful states in their own self-interest ». Bien que le risque d’abus de pouvoir soit souvent évoqué dans la doctrine, il n’est pas détaillé dans ses mécanismes essentiels.

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