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Chapitre deuxième : Le débat décisif entre finalisme et fatalisme

A. Le droit fait partie de la science

Pour trouver un juriste moderne qui a réellement traité de la question de la soumission du pouvoir et de la violence au droit, il faut chercher du côté de ceux qui soumettent le juridique à la notion de justice plutôt qu’à celle de la suprématie des lois ou du décisionnisme. Suivant en cela les traces de Platon776, Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) a marqué cette école plus que tout autre en définissant une justice universelle capable de réaliser la suprématie du droit au-dessus de l’arbitraire des princes, en théorie comme en pratique. Leibniz n’est pas toujours présenté comme un juriste777, il le fut pourtant de bout en bout de sa vie de savant778. Son approche du droit sera poursuivie notablement par Christian Wolff (1679-1754) et par Emer de Vattel (1714-1765)779.

776 Supra, 123-124. Cf. Loemker (1969), 6 : Leibniz a découvert les fondements métaphysiques du droit

« in a Platonic theory of ideas, which was in turn supported by his mathematical, logical, and theological studies and became one of the permanent components of his system (…) ».

777 M. de Gaudemar souligne la difficulté de situer cet auteur : « Ce philosophe baroque, à la fois très connu et méconnu, est fondamentalement peu lu ». De Gaudemar (2014).

778 Le père de G. W. Leibniz est un jurisconsulte et professeur de morale à l’Université de Leipzig et sa mère est elle-même fille d’un professeur de droit. Leibniz (1966), Chronologie, 5. En 1666, il soutient sa thèse en droit,De casibus perplexis in jure (Des cas perplexes en droit). Ibid. 5. A lire dans Leibniz (2009). En 1667, à l’âge de 21 ans, il rédige sa proposition deNouvelle méthode pour apprendre et enseigner la jurisprudence (Nova Methodus Discendae Docendaeque Jurisprudentiae).

Il obtient alors un poste d’assistant au ministère de la justice à la cour de l’évêque électeur de Mayence et complète ainsi son approche théorique par la pratique du droit. Leibniz proposera à l’empereur Leopold I, leCodex Leopoldus, soit une réforme profonde du Corpus Iuris Civilis qui s’applique en tant que droit commun en Europe. Berkowitz voit en Leibniz l’initiateur du mouvement de codification des droits nationaux européens qui va voir le jour après la mort de Leibniz. Berkowitz (2001), 15-16. Mais Leibniz est aussi l’un des premiers à publier une collection des grands traités interétatiques en 1693, leCodex Iuris Gentium, accompagné d’une préface personnelle à lire dans Riley (1988), 165 et suiv. Ceci bien avant que G. F. Martens et d’autres internationalistes ne perpétuent cette idée au 19e siècle. Leibniz meurt dans son lit en 1716 à l’âge de 70 ans, avec à ses côtés son ouvrage de jeunesse sur la jurisprudence (Nova Methodus) contenant ses dernières annotations. Cairns (1949), 297.

779 Voir Jeffery (2006), 70. Lapradelle note en parlant de Vattel que « (s)a philosophie est celle de Leibnitz, maître de Wolff : philosophie optimiste qui propose à l'homme, comme but, la perfection, c'est-à-dire le développement de son être, et, comme résultat, le bonheur ». Lapradelle (1916), x.

Le premier traité scientifique de Vattel est consacré à la « défense du système leibnizien ». Vattel (1741). Nous voyons le constitutionnalisme des pères fondateurs des Etats-Unis ainsi que de celui de certaines nations européennes comme l’Allemagne et la Suisse en 1848 comme des prolongements de cette école de pensée. La démonstration de ce lien mériterait des

Pour Leibniz, il faut chercher la « propriété formelle » de la justice ailleurs que dans la puissance réduite à la capacité d’user de la violence. Cette propriété formelle est intelligible parce qu’elle appartient en commun à l’homme et à l’ordre qui est supérieur à l’homme, à certains degrés près, soit l’ordre métaphysique780. L’homme bien qu’étant un être imparfait, responsable de son plus grand malheur, est également capable de son plus grand bonheur781. Il dépend de lui, et en premier lieu de ceux parmi les hommes qui détiennent le plus de pouvoir, d’agir en direction du niveau le plus élevé de justice atteignable782. Le fait de reconnaitre l’existence, dans la substance suprême, de la justice absolue, implique qu’il ne peut y avoir de justice humaine que conforme à celle-là. Parler de différentes sortes de justices particulières qui entreraient en collision les unes avec les autres ne peut provenir que d’un raisonnement inachevé. La justice est ou elle n’est pas. Si l’homme dispose de ce mot dans son vocabulaire, alors ce dernier ne peut pas être vide ou insensé783. Ce raisonnement permet de distinguer la notion de loi humaine de celle de la justice à laquelle le droit doit être relié. Une loi humaine peut être injuste784, le droit ne peut pas l’être : « Le droit ne saurait être injuste, c’est une contradiction, mais la loi le peut. C’est la puissance qui donne et maintient la loi. Et si cette puissance manque de sagesse ou de bonne volonté, elle peut donner et maintenir de fort méchantes lois »785.

développements qui ne s’imposent pas dans le cadre de cette thèse. Lire toutefois la remarquable étude de W. Ossipow et D. Gerber (2010), qui montre l’influence à nul autre pareil de Vattel sur les institutions naissantes des Etats-Unis à la fin du 18e et au début du 19e siècle.

780 Leibniz désigne la plupart du temps cet ordre supérieur par le mot « Dieu ». Mais Dieu est tout sauf une notion superstitieuse ou irrationnelle dans la pensée du philosophe allemand puisqu’il la compare à l’« ultima ratio » ou ratio sibi ipsi. Carraud (2002 a), 17. Cf. Carraud (2002 b), 261 :

« Dieu est, absolument parlant, "la raison suffisante" ». Il est encore « l'intelligence infinie ».

Gaudemar (2014). Dans la Monadologie il est également appelé « substance suprême » ou la

« perfection (…) absolument infinie », Leibniz (2002) 17, §40 et §41. Et Jaurès écrit dans sa thèse, De la réalité du monde sensible, combien la notion rationnelle leibnizienne de Dieu permet de

« pénétrer les sens multiples du mot réalité, de dégager les conditions, les garanties supérieures de la réalité du monde et de manifester le secret divin que la réalité enveloppe ». Jaurès (2000), 119.

Cette pensée, il l’a développée bien à partir de la définition leibnizienne du Dieu en tant qu’ordre et harmonie des choses (Deus est ordos et harmonia rerum). Ibid., 119. C’est que Jaurès adhère à l’approche métaphysique de la philosophie ce qui le rend proche des idées de Leibniz et l’éloigne de celles de Kant. Lire Taburet-Wajngart (2000), 11.

781 Leibniz reprend l’idée déjà énoncée par Plaute de la dualité de l’homme : « Rien n’est plus sûre que ces proverbes : Homo homini deus, homo homini lupus. Et rien ne peut plus contribuer au bonheur et au malheur de l’homme que les hommes ». Leibniz (1893), 59.

782 Notons ici qu’il s’agit d’un attribut de l’homme à l’exclusion des autres animaux. Cf.Infra, 233.

783 Leibniz (1893), 47.

784 Il faut garder à l’esprit qu’à côté des lois faillibles humaines il y a les lois divines qui sont infaillibles et partant, justes et conformes au droit, et dont l’univers rend raison : « (H)eureusement pour l’univers, les lois de Dieu sont toujours justes, et il est en état de les maintenir (…) ».Ibid., 47.

785 Soulignés par nous.Ibid., 47.

Leibniz parvient à démontrer la suprématie du droit selon la justice universelle par la méthode interdisciplinaire qu’il emploie786. Ce faisant, il fait du droit une partie intégrante de la science787. Toutes les expressions du savoir, les logiques empiriques comme spéculatives, sont mises à contribution pour valider ses principes de droit788. Réciproquement, la discipline juridique joue un rôle d’arbitre pour sanctionner les autres domaines scientifiques789. Dans la méthode leibnizienne, le droit, la morale et les autres disciplines scientifiques entretiennent un dialogue qui permet l’explication rationnelle des phénomènes de la nature et la découverte des principes et lois justes qui s’appliquent aux hommes790. Pour ce faire, ce dialogue est articulé autour d’une finalité qui consiste en la poursuite du bonheur des hommes, laquelle est du ressort du possible. C’est là un trait tout à fait remarquable de la méthode leibnizienne qui consiste à inférer de la nature une intention providentielle. La nature dans son essence et dans son mouvement étant porteuse d’une volonté orientée vers le bien, il suffit de comprendre les causes finales pour déduire les causes efficientes applicables aux phénomènes de la nature ainsi que les normes souhaitables pour la vie des hommes791. C’est en cela

786 Le natif de Leipzig aura travaillé sur les plus grandes questions posées à différentes autres branches de la science. Il fait faire un bond spectaculaire aux mathématiques lorsqu’il résout le problème du calcul différentiel. Selon E. A. Fellmann (2003), 21, Leibniz a bien devancé Newton à ce propos.

Dans le même sens Keynes (2008), 290. Il contribue à l’approfondissement de la physique des mouvements, y compris le mouvement de la lumière et des phénomènes optiques. Rescher (1981), 50. Il a l’occasion de vérifier dans la pratique son travail théorique lorsque, par exemple, il est nommé ingénieur des mines d’argent dans la région du Harz. Il œuvre alors très directement à la question de la démultiplication de la productivité du travail humain par la maîtrise de la mécanique et de laforce vive du système (vis viva). Voir Cohen et Wakefield (2008), XVIII ; Eric Bellanger et autres, Physique, Montreuil-sous-bois 2013., 425. Il coopère alors avec Denis Papin dans l’innovation majeure que représente l’invention de la machine à vapeur. Lienhard John H., How Inventions Begins, Echoes of Old Voices in the Rise of New Machines, Oxford 2006, 54.

787 Comme Berkowitz l’a bien compris : « By subordinating ius to a science of justice, Leibniz initiates the metaphysical transformation of law into a product of science ». Berkowitz (2010), 15.

788 Toutes les disciplines scientifiques avec une place prépondérante pour la physique. Rescher (1981), 122. Ce qui s’oppose à la vue erronée selon nous de Hoeflich (1986), 99, qui fait de Leibniz le précurseur du « geometric paradigm in law ». Berkowitz balaie cette assertion. Berkowitz (2010), 17 et suiv.

789 Berkowitz (2010), 53 : « The essential paradox at the heart of human freedom is that man is free to stand on his own willful and appetitive ground even as that ground necessarily must seek to justify itself according to some higher scientific end or rational purpose. This means that the traditional distinction between theoretical and practical knowledge disappears :as ius becomes a science, so too does science become ius ». Soulignés par nous.

790 Comme Leibniz l’affirme lui-même : « My particular family origin commends me to the effort to reestablish morality, the basis of right, and equity with a little bit more clarity and certitude than they are accustomed to having ». Cité et traduit dans Berkowitz (2010), 12.

791 Les « raisons finales » recouvrent ce qui a été fait par entendement, elles forment une liaison entre une vérité connue et une vérité à connaître. Les causes efficientes sont les effets mécaniques et apparents des choses. Belaval (1995), 206. Pour Leibniz, les premières n’excluent pas les secondes.

Elles ne sont pas non plus identiques. Mais elles coïncident : « (L)a cause dans les choses répond à la raison dans les vérités. C’est pourquoi la cause même est souvent appelée raison ». Leibniz (1966), IV, XVII, §3, 422. Voir Carraud (2002 a), 391 et suiv.

que Leibniz porte la théorie qui fonde l’optimisme de la DUDH et contredit le fatalisme malthusien792.

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