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Chapitre second : Chercher l’intention de l’intervenant

A. Les différentes portées du critère de l'intention droite

1) La guerre juste et l'apparence du droit selon Grotius

La controverse éclate au grand jour lorsque Emer de Vattel (1714-1767) apostrophe, à plus d'un siècle de distance, son illustre prédécesseur Hugo Grotius (1583-1645) au sujet précisément de l'intervention d'humanité en

371 La dénomination de responsabilité de protéger a officiellement été adoptée par l'Assemblée générale de l'ONU dans le document final du sommet mondial de 2005, A/60/L1, §138, §139.

372 CIISE (2001), 36.

373 Grotius (1759), Prolégomènes, XXXVII.

l'accusant « d'ouvrir la porte à toutes les fureurs de l'enthousiasme et du fanatisme, et de fournir aux ambitieux des prétextes sans nombre »374.

Hugo de Grotius, juriste hollandais et théologien protestant, expose sa doctrine de la guerre juste dans son ouvrage de référence, De jure belli ac pacis, publié en 1625375. Celui qui est parfois considéré comme le « père du droit international moderne »376 a effectivement une interprétation très extensive de l'intervention coercitive altruiste qu'il soutient avec beaucoup d'emphase :

« Vos Phalaris et vos Diomède de Thrace auront beau se prévaloir du principe de non-intervention pour commettre sur leurs sujets des attentats qui révoltent la conscience universelle : il y a quelque chose que "l'intégrité" et

"l'indépendance" de leur empire n'excluront pas, c'est le droit de la société humaine »377. La guerre est faite, dans ce cadre, pour venir en aide à des populations en vertu du principe de la « solidarité humaine »378. N'importe quel souverain peut donc intervenir de son propre chef sans même qu'une demande préalable ne lui parvienne de la part des victimes en cause379.

a) Ineffectivité de la bonne intention et effets illimités de la guerre Après avoir détaillé les conditions de la juste cause ainsi que celles de l'autorité compétente380, Grotius vide la condition de la recta intentio de toute portée pratique. Il commence pourtant par décrire le iustus animus comme une disposition intérieure qui doit présider à l'action des belligérants381. Il en fait même une condition nécessaire pour rendre « parfaite » la guerre juste que doit remplir aussi bien le « chef » qui mène la guerre que ses « subordonnés ». Mais

374 Vattel (1983), II, I, §8.

375 Première publication en 1625, nous nous référons à l'édition en français duDroit de la guerre et de la paix, traduite par J. Barbayrac: Grotius (1759).

376 Pro : Pradier-Foderé (1867), LVIII: « La gloire d'être le fondateur de la science du droit de la nature et des gens devait revenir à Grotius ». Selon cet auteur, Grotius introduit un droit dont la source est la raison humaine contrairement à ses prédécesseurs qui « considèrent longtemps encore l'Écriture comme la source unique du droit », Ibid., LIII. Contra : Haggenmacher (1984), 622: « (I)l n'empêche que son auteur (Grotius) n'y a vu encore qu'unius belli de type scolastique et humaniste (...) plutôt que d'un droit international, il s'agit d'une théorie générale des conflits juridiques extra-nationaux ». Pour un avis sceptique voir Schmitt (2001), 160. L'auteur allemand, qui note que la pensée de Grotius « hésitante et mal assurée sur tous les points décisifs », passe dans l'opinion courante pour être le vrai fondateur du droit des gens "moderne" ».

377 Grotius (1759), II, XXV, §VIII. Grotius ajoute: « (A)insi Sénèque a raison de dire, comme nous l'avons remarqué ailleurs, qu'on peut faire la guerre aux étrangers qui maltraitent leur Nation (...) », Ibid., II, XXV, §VIII.

378 Ibid., II, XXV, §VI.

379 Ibid., II, XX, §XXXX. Pour une comparaison de différents auteurs avec Grotius sur ce « droit d'intervention pénale » voir Regout (1974), 277-276: « Grotius semble aller plus loin que ses devanciers en attribuant à chaque prince le droit de punir de sa propre initiative, donc sans avoir été sollicité, où que ce soit que l'injustice ait été commise (...) ».

380 Grotius (1759), I, II, §V, sur l'autorité qui a le pouvoir de faire la guerre. Le livre II est entièrement consacré aux causes de guerre. R. Regout souligne que pour Grotius la guerre juste est une

« exécution de droit »,Ibid., 275.

381 Haggenmacher (1984), 400.

l'ineffectivité, avec laquelle est pris en compte l'élément subjectif de l'intervenant apparaît, lorsque Grotius introduit deux concepts différents de la justice : l'un externe382, l'autre interne. Cette distinction est développée à l'occasion de la discussion sur les effets légitimes de la « guerre publique solennelle »383 qui est faite entre souverains et qui englobe la guerre juste. Or, ces effets peuvent être « illimités » lorsqu'ils sont régis par la « justice externe »384. Le belligérant a le droit d'annihiler l'ennemi385 ou de l'asservir ou de conquérir son territoire386; il a le droit de provoquer la dévastation de ses biens ou de procéder à sa spoliation387. L'idée de proportionnalité des moyens utilisés lors de l'action est étrangère à ce que Grotius décrit comme un droit de la guerre abstrait, indépendant de sa cause matérielle388.

Pour pallier à cette contradiction, le juriste hollandais édifie le concept de justice interne389, qui est mis en œuvre dans l'hypothèse où l'intervenant n'agit pas selon la recta intentio. Si au niveau juridique positif, l'intervenant fautif n'est pas obligé de restituer les biens acquis et reste impuni pour les atteintes faites aux personnes, le coupable sera jugé par le « tribunal de l'âme »390. Pour justifier la forclusion de toute prétention qui serait élevée contre un acteur qui a agi par vice, Grotius fait appel à l'argument utilitariste selon lequel l'on éviterait ainsi un plus grand mal, à savoir l'extension du conflit à des Etats tiers qui s'aventureraient à se prononcer sur la justice de la cause391. Le juriste reconnaît que la justice externe constitue un « droit au rabais ». Dans le cas, néanmoins, où le droit positif contredit le droit naturel, le premier – même inférieur et injuste au sens plein du terme – doit être validé par les

382 Grotius (1759), III, III-IX et X-XVI. Voir, P. Haggenmacher (1974), 571 : « (L)a justice externe (...) se confond en l'espèce avec le droit des gens (...) ». Dans la penséegrotienne, le droit des gens qui est issu de la volonté des nations peut s'opposer au droit naturel. Voir à ce sujet Remec qui distingue deux types de droit des gens chez Grotius: l'un conforme, l'autre contraire au droit naturel. Remec (1960), 124.

383 Grotius (1759), I, III, IV, 1. Haggenmacher (1984), 536.

384 Grotius (1759), III, VI, II, 1. Haggenmacher (1984), 572.

385 Grotius (1759), III,IV.

386 Ibid., III, VII-VIII.

387 Ibid., III, V.

388 Ibid., III, VII, I, 2. Haggenmacher (1984), 572.

389 Les vertus de l'homme constituent le contenu de cettejustice interne, voir Grotius (1759), I, I, IX, 1: « (L)e droit, suivant l'idée que nous y attachons ici, (...) embrasse encore ce qui fait la matière des autres vertus (...) ». Voir encore Haggenmacher (1984), 582-583 : « Sans doute la justice interne comprend-elle au premier chef et par excellence le droit naturel; sans doute englobe-t-elle en outre des qualités telles que humanitas, caritas, bonitas, pudor, modestia, honestum, pietas, ensemble de vertus annexes à celle de justice (...) ».

390 Haggenmacher (1984), 581. Selon Haggenmacher ce tribunal de l'âme avait un caractère juridique pour Grotius.

391 Grotius (1759), III, IV, IV, 1-2. Grotius avance aussi un argument agnostique selon lequel un Etat tiers serait dans l'impossibilité de juger « par des indices et des preuves suffisantes (...) la cause du conflit ». Le Professeur Basdevant qualifie cette argumentation de « bien compliquée, purement formelle et peu convaincante ». Haggenmacher se montre plus compréhensif pour le raisonnement de Grotius et le contextualise par rapport à son époque.

tribunaux392. Par conséquent, le système construit par Grotius aboutit à privilégier l'« apparence de droit »393.

Le de jure belli ac pacis ne nous fournit donc pas d'éléments novateurs pour objectiver l'intention de l'intervenant. D'un point de vue négatif, cependant, le concept grotien d'« apparence du droit » confirme notre objection de départ au sujet de « l'apparence » du motif humanitaire de l'intervention qui affecte la justification de cette dernière. La permissivité de l'intervention altruiste que Grotius défend est difficilement conciliable avec les effets de la guerre qu'il légitime. En ce sens, la critique formulée par Vattel394 prend une nouvelle résonnance.

b) Un contrat social ultra-subjectiviste

La réflexion du juriste hollandais est fortement imprégnée par une vision que l'on pourrait qualifier d'« ultra-subjectiviste » du contrat social où l'individu disparaît dans l'Etat395. Pour le juriste hollandais, le fondement contractualiste de l'Etat se situe dans la conservation des acquis des individus qui ont accepté de renoncer à l'état de nature396. Grotius n'assigne pas véritablement de deuxième but fondamental de type dynamique à l'Etat comme pourra le faire Vattel397. En acceptant le contrat social, les citoyens d'un Etat ont renoncé à la protection du droit naturel qui condamnerait habituellement les comportements excessifs durant une guerre. Ils doivent supporter le fardeau encouru par cet engagement et partager le sort de leur prince, si la guerre se conclut par une défaite, par la « solidarité passive » dont parle P.

Haggenmacher398. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, Grotius défend donc le concept d'une guerre publique solennelle qui peut, le cas échéant,

392 G. Gurvitch y voit, quant à lui, la manifestation d'une innovation dans la pensée de Grotius, qui aurait ainsi séparé le droit positif et le droit naturel attribuant à ce dernier un simple rôle d'outil critique du droitde lege lata. Gurvitch (1927), 365-391.

393 Expression empruntée à P. Haggenmacher (1984), 584 et 588. Voir Grotius (1759), Prolég., XLI :

« (J)'ai distingué entre ce qui est vraiment et à tous égards de l'essence de ce droit, et ce qui ne produit seulement qu'un effet extérieur (...) ». Pour Basdevant (1904), 337, le jeu entre les justices extérieure et intérieure aboutit presque à supprimer l'importance du droit naturel, y compris les libertés individuelles « qu'on avait conçu cependant comme la base nécessaire de l'ordre social. (...) il y a là une inélégance grave qui entache le système».

394 VoirSupra, 79-80.

395 Terme emprunté à Hauriou (1933), 91. Pour le juriste français, le système subjectiviste a eu « la prétention de faire de ces personnes (les Etats) et de leurs volontés subjectives le support de toutes les situations juridiques durables (...) ».

396 Lire Basdevant (1904), 241. Le juriste français résume l'objectif du contrat social selon Grotius: « Le but de l'Etat a donc été de mieux défendre les droits antérieurs des hommes (...) »; ceux qu'ils étaient impuissants à défendre dans l'état de nature « contre la mauvaise foi et les méfaits de certains d'entre-eux (...) ». Cette vision contractualiste centrée sur la fonction conservatrice de l'Etat est proche de celle que développera plus tard John Locke, Cf.Infra, 104, note 552.

397 VoirInfra, 93-94.

398 Grotius (1759), II, XIII, I, 2. Cette solidarité passive se traduirait par une « charge publique » assumée par chaque citoyen, Haggenmacher (1984), 587.

punir un tyran qui opprime son peuple, mais également conduire à l'appropriation ou la destruction de biens et à l'asservissement d’individus, sans distinction basée sur le statut civil ou l'éventuelle faute préalable de ces derniers.

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