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Chapitre premier : Une doctrine polarisée

II. Le finalisme de la méthode d’interprétation

Le texte de l’art. 2(4) de la Charte est-il suffisamment claire pour exclure absolument la légalité de l’intervention « altruiste » ? Ce n’est pas l’avis d’une partie de la doctrine dont nous allons voir les arguments. Mais avant d’examiner ces derniers, il nous faut poser la question de fond qui se joue ici, celle de l’interprétation des traités. Existe-t-il un moyen en mesure de déterminer univoquement, dans tous les cas, les exigences d’une norme posée dans un traité ? Faut-il, à l’inverse, admettre l’inévitabilité d’interprétation divergente ?

A. Ross expose bien la raison de douter de l’existence d’un système d’interprétation infaillible. Le phénomène juridique s’explique non seulement

« largement abusive » nous dit A. Pellet (2012), 138. Ladite résolution condamnait bien la

« répression des populations civiles (…) qui a pour conséquence de menacer la paix et la sécurité internationales dans la région ». Mais, à ce stade, elle n’appelait la communauté internationale qu’à un effort d’« assistance » humanitaire. L’intervention de l’OTAN en Yougoslavie en 1999, dite opération « Force alliée », a également été tirée d’une interprétation extensive des résolutions du CS, 1160 (1998), 1199 (1998), 1203 (1998), lesquelles constataient bien l’existence d’une menace pour la paix et la sécurité internationales. Mais elles ne prévoyaient ni l’usage de « tous les moyens nécessaires pour y mettre fin ni d’une autorisation expresse d’employer la force ». Corten (2008), 544 et suiv. Pour la Commission sur le Kosovo (2000), 173 : « To endow the nato campaign with an aura of legality on the basis of “implicit” authorization to use force by the unsc seems an undesirable precedent. This is likely to encourage an even greater reliance on the veto by those Permanent Members who fear expansive subsequent interpretations ».

85 Sørensen (1960), 245 : « (L)e moindre mal nous paraît d’accepter une interprétation de la Charte qui limite rigoureusement la faculté des Etats de faire respecter leurs droits par leurs propres moyens ». Cité dans Kolb (2009), 86.

86 Le secours de ses ressortissants menacés à l’étranger par l’emploi de la force a pu être soutenu par certains auteurs comme étant un droit autonome. Pour une analyse critique lire Ronzitti, xiv et suiv.

La question du soutien à un mouvement de libération nationale (MLN) a également émergé à l’occasion de la vague d’émancipation des peuples colonisés peu de temps après 1945. Le colonialisme étant considéré comme une « agression permanente » il a été présenté comme un cas d’application de légitime défense au sens de l’art. 51 de la Charte qui permet l’appel à l’aide de puissances étrangères. Lire L. Nizard (1965), 514. Mais d’autres commentateurs ont refusé d’y voir un cas de légitime défense qui se déduirait de l’art. 51 et y ont parfois vu une dérogation à l’art.

2(4) en tant que droit autonome. Cassese (1986), 314 et suiv. ».

par la législation, mais également par des faits d’ordre « psycho-physique »87. C’est pourquoi :

« (A) source of law is not only the judge’s notion that certain rules are valid law, but also his personal prejudices, his sympathies and antipathies, his whims and private interests, in short, every thing which in given circonstances may psychologically influence his decision. (…) a judge’s personal aversion to women is a source of law in the same way as legislation is »88.

Il suffit de se référer aux opinions dissidentes que produisent quotidiennement les tribunaux pour confirmer cette constatation. Mais cet auteur réaliste se contente trop vite, à notre sens, d’inférer de cette constatation exacte une conclusion fataliste selon laquelle il n’est pas possible de soumettre ce « chaos » à un ordre supérieur.

La Charte des Nations Unies peut être interprétée selon les principes formulés par la Convention de Vienne sur le droit des traités de 196989. Les moyens principaux d’interprétation nous sont donnés à son article 31(1), selon lequel « un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but »90. Deux éléments essentiels doivent être tirés de cette disposition.

Il est, tout d’abord, reconnu que le concept de « sens ordinaire » d’un texte est insuffisant devant la difficulté posée par l’indétermination du langage. C’est pourquoi il se trouve encadré par le principe de la bonne foi et par ceux du contexte, de l’objet et du but du traité. Il en ressort, ensuite, l’idée optimiste

87 Ross (1946), 140. Les faits psycho-physiques, soit les « free practical considerations, ideologies, and other motivating factors (…) », forment la source matérielle du droit. Ibid., 141. La législation désigne « all sources fixed authoritatively », c’est-à-dire qu’elle est fixée par les autorités compétentes.Ibid., 142-143.

88 Ibid.,144.

89 Bien qu’en vertu du principe de non-rétroactivité inscrit à son article 4, la Convention de Vienne de 1969 ne trouve pas d’application directe à la Charte dont l’adoption en 1945 lui est antérieure. Elle peut toutefois lui être appliquée en tant que manifestation de la coutume internationale selon la CIJ (1994),Affaire Libye c. Tchad, §41 : Le droit international coutumier en matière d’interprétation des traités « a trouvé son expression dans l’article 31 de la Convention de Vienne de 1969 (…) ». Voir aussi CIJ (1995),Affaire Qatar c. Bahreïn, §33.

90 L’art. 31(2) de la Convention de Vienne de 1969 précise que « (l)e contexte est déduit du texte, du préambule et des annexes dudit traité mais également de tout accord qui a un rapport avec le traité en cause et qui a été passé au même moment que son adoption ». Dans son règlement systématique de l’interprétation des traités ladite Convention pose encore les moyens suivants : Il est notamment tenu compte des accords et pratiques ultérieurs qui établissent l’identité de vues des parties quant à l’interprétation du traité selon l’art. 31(3a) et 31 (3b). En outre, un terme sera entendu dans un sens particulier s’il est établi que telle était l’intention des parties en vertu de l’art.

31(4). Il peut enfin être fait appel à deux moyens complémentaires d’interprétation : les travaux préparatoires ou les circonstances dans lesquelles le traité a été conclu. Ces moyens peuvent alors confirmer l’interprétation donnée selon les prescriptions de l’article 31 ou corriger cette dernière lorsqu’elle conduit à un résultat manifestement absurde ou déraisonnable (art. 32 b) ; ou qu’elle contient un sens ambigu ou obscur (art. 32 a).

qu’une interprétation conforme peut être trouvée pour chaque cas posé91. Il suffit pour cela d’appliquer correctement la méthode fournie. Le scepticisme le plus radical, selon lequel il serait vain d’essayer d’ordonner la dimension anarchique du langage et du droit, plus précisément celui qui postule que tout et son contraire peut être défendu, est donc rejeté92. La méthode de la Convention de Vienne peut prétendre à cette exhaustivité parce qu’elle allie les trois méthodes traditionnelles d’interprétation : elle « combine la méthode textuelle, intentionnelle et fonctionnelle »93. Elle repousse notablement la mise en concurrence de l’interprétation littérale (verba) avec celle de la substance (voluntas)94. Le support du traité, i.e. le texte posé, est indétachable des sujets qui l’ont adopté, soit les parties. Il est indétachable, au demeurant, de la finalité commune qui unit les parties. Une finalité que le but du traité doit nous aider à trouver.

La synthèse de la question de l’interprétation représentée par la Convention de Vienne nous montre donc, une fois de plus, d’où vient le progrès dans la détermination du droit. Elle provient de l’opération qui consiste à cerner toujours plus précisément les obligations dues par les parties, en fonction de la finalité morale à poursuivre. Le support matériel du traité n’a de sens que pour nous aider à élucider « l’intention commune des parties » et à les pousser à respecter leurs engagements95. Et le principe de la bonne foi, soit un élément moral s’il en est96, doit empêcher les interprétations abusives des traités que seraient tentés de formuler certains sujets97. La bonne foi s’exprime par « l’esprit de loyauté, de respect du droit, de fidélité aux engagements de la part de celui dont l’action est en cause » ; elle qualifie celui qui sait « s’abstenir

91 C’est une application du principe optimiste, à la fois réaliste et idéaliste, qui prend en compte les difficultés mais pose en même temps que les moyens de les surmonter existent et qu’ils sont accessibles à l’entendement humain. VoirSupra, 9.

92 H. Lauterpacht fait référence à ces théoriciens du droit international qui ont tendance à « souligner l’inutilité foncière » des règles d’interprétation employées par les tribunaux. Lauterpacht (1950), 372. Sur ce scepticisme radical ou « nihiliste » de la doctrine lire J. Singer (1994), 4 : « nihilism is a central issue of cotemporary legal theory ». Il la fait dériver d’un pessimisme moral et épistémologique qui doute « that life means anything or that anything good is possible ».Ibid., 3, note 4. Vattel a, en son temps, combattu la vision sceptique radicale. Vattel (1983), Livre II, Ch.

XVII, §263 : « Quant un acte est conçu en termes clairs et précis, quand le sens en est manifeste et ne conduit à rien d’absurde, on n’a aucune raison de se refuser au sens que cet acte présente naturellement. Aller chercher ailleurs des conjectures, pour le restreindre ou pour l’étendre, c’est vouloir l’éluder ».

93 Selon les termes utilisés par le représentant de la Pologne, S. Nahlik, durant la Conférence des Nations Unies sur le droit des traités, deuxième session. A lire dans : Annuaire de l’Institut de droit international, Vol. 43-I (1950), 61.

94 L’impasse de cette mise en confrontation rhétorique a été mise en exergue par J. Stroux (1949), 7 et suiv. Voir à ce sujet Broggini (1994), 3.

95 Yasseen (1976), 25. Dans le même sens Lauterpacht (1950), 372.

96 M. K. Yasseen parle d’un « état d’esprit ». Yasseen (1976), 21.

97 Le principe de la bonne foi doit aussi inciter les parties prenantes à fournir plus d’efforts pour clarifier ce qui doit encore l’être. Yasseen (1976), 23.

de dissimulation, de tromperie, de dol dans les relations avec autrui »98. L’exigence de la bonne foi dans l’interprétation des traités ne fait que prolonger l’art. 2(2) de la Charte qui stipule que « (l)es Membres de l’Organisation, afin d’assurer à tous la jouissance des droits et avantages résultant de leur qualité de Membre, doivent remplir de bonne foi les obligations qu’ils ont assumées aux termes de la présente Charte ». L’élément moral fait pleinement partie du processus juridique, il en est même le pôle magnétique, malgré les réticences de certains à l’admettre99.

III. Le verrou sous pression de l’article 2(4) de la Charte A. Portée de l’intégrité territoriale et de l’indépendance

politique

Pour certains auteurs interventionnistes, il conviendrait de limiter la portée des termes suivants que contient l’art. 2(4) de la Charte: « (L)’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout Etat »100. L’action armée transfrontalière, qui est en jeu lors d’interventions « altruistes », serait effectuée « temporairement » et, partant, ne conduirait pas à violer l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de l’Etat visé par une telle action. Il en serait de même de l’« usage indirect » de la force, lorsque l’intervenant se contente de soutenir des groupes armés ressortissants de l’Etat visé, qui luttent pour se défendre contre un régime oppressif101. Il suffirait pour cela de distinguer le principe général d’inviolabilité du territoire de celui, plus exigu, de son intégrité. L’art. 2(4) ne mentionnant que ce dernier expréssément, il y aurait lieu de considérer comme admis tout ce qui se trouve en-deçà d’un cas d’atteinte à l’intégrité territoriale aussi limitativement définie. Si donc l’action militaire ne conduit ni à une conquête territoriale aux dépens de ce dernier, ni à son démembrement, ni à sa subjugation par l’intervenant, alors l’article 2(4) ne trouverait pas à s’appliquer102.

98 Dictionnaire de la terminologie du droit international, Paris 1960, 91

99 Selon M. Alfaro : « La référence à la bonne foi devait être écartée de ce texte (la Convention de Vienne de 1969). En effet, il n’est pas possible de considérer l’interprétation d’un traité comme une opération morale ». AIDI (1956) Vol. 46, 333. Dans le sens opposé, J. Basdevant nous dit que ce principe « domine tout le droit international ». Basdevant (1936), 521.

100 Dans ce sens : Bowett (1958), 152 ; Lillich (1967), 325 ; Reisman et McDougal (1973), 177 ; D’Amato, (1987), 57-73.

101 M. Schmitt (2014), 151.

102 Tesón (1997), 151. Ce raisonnement a été alimenté par L. Goodrich et E. Hambro qui ont soutenu dès 1946 que certains usages limités de l’usage de la force pour des raisons de « protection » pouvaient passer le test de l’art. 2(4) de la Charte. Goodrich et Hambro (1946), 68-69.

Ce raisonnement se base sur le topique réductionniste inclusio unius est exclusio alterius103, lequel est combattu par les prohibitionnistes qui favorisent l’interprétation extensive de l’art. 2(4)104. Ces derniers qualifient de déraisonnables105, voire d’« orwelliennes», les raisons données pour limiter la portée de l’art. 2(4) de la Charte de l’ONU :

« An invasion, however brief in duration, violates the essence of territorial integrity (the right of a state to control acces to its territory). Moreover, for a foreign power to overthrow a government of an independent state is surely ‘against the political indepenence of that state,’

whatever its internal political structure. The idea that war waged in a good cause such as democracy and human rights would not involve a violation of territorial integrity or political independence demands an Orwellian construction of those terms »106.

Un auteur comme C. Tomuschat, pourtant partisan de la légalisation de l’intervention humanitaire107, concède que l’usage de la force tel que prévu par la Charte a un caractère large qui englobe l’intervention humanitaire, même si cette dernière se veut limitée dans le temps108. Mais un auteur prohibitionniste comme O. Schachter admet que l’art. 2(4) « is not a model of clarity »109.

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