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Chapitre deuxième : Le débat décisif entre finalisme et fatalisme

A. Du fatalisme kantien à l’interventionnisme kantien

1) L’objectivisme étriqué du subjectivisme kantien

La théorie de la connaissance de Kant est guidée par un subjectivisme ambigu dont il s’agit de bien comprendre les contours881. Pour le philosophe de Königsberg, le centre de la connaissance n’est pas dans les objets ou dans l’univers, mais dans le sujet, l’homme individuel882. L’expérience qu’il tire des perceptions que lui transmettent ses sens, couplée à la faculté humaine à

880 La délibération judiciaire qui jugea posteriori un acte et son auteur évaluera donc la responsabilité de ce dernier en comparant son acte et ses effets avec toutes les actions qui étaient à sa disposition, selon la conscience des éléments pertinents qu’il avait ou qu’il aurait dû avoir et en vertu de l’étendue du pouvoir qu’il exerçait sur la société et les individus concernés par le cas.

881 Kant pose l’hypothèse selon laquelle « nos concepts ne se règlent pas sur les objets, mais les objets sur nos concepts ». Comme le souligne Lange (2008), 13. Cf. Kant (1980), 45-47. Mais il est effectivement habituel de présenter sa philosophie comme une théorie dont le subjectivisme n’est pas entièrement conséquent. Voir Kalar (2006), 66 :« Kant’s vew about beauty calls of course into question Kant’s professed subjectivism ». Beiser (1987), 148 : « Whether by intention or by implication, Kant breaks with some of the basic assumptions of the subjectivist tradition (…) ». Le subjectivisme étant selon une définition large « (t)he doctrine that knowledge is merely subjective and that there is no external or objective truth ». Stevenson Angus, Waite Maurice (éd.), Concise Oxford English Dictionary, Oxford 2011, 1431.

882 Maritain (2002), 269 : « Kant ne voit dans la vérité que l’identité de la pensée avec elle-même ».

ordonner un questionnement rationnel à l’égard de ces sensations, produisent en lui la connaissance883. Or, le monde extérieur avec lequel les sens de l’individu sont en contact ne comprend qu’une extension congrue de l’univers.

L’homme ne peut donc espérer atteindre qu’une connaissance qui se situe en deçà d’une borne infranchissable. Cette borne nous assigne aux phénomènes884. La connaissance de l’objet en tant que tel, par la connaissance du noumène qui s’en rapproche, reste inaccessible à l’homme885. A partir de ce raisonnement, le philosophe de Königsberg opère une séparation stricte entre science et croyance886. L’une et l’autre ne peuvent être reliées. La croyance est le domaine de l’illimité, de l’infini. La science est celui du confiné. La soif de connaissance universaliste, qui est le propre de l’esprit humain, est condamnée à rester inassouvie887. La maxime suprême qui domine la philosophie kantienne est donc fataliste888. Elle prend le contre-pied du principe de la raison suffisante de Leibniz889.

883 Kant (1980), 43 : « La raison n’aperçoit que ce qu’elle produit elle-même d’après son projet, qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements suivant des lois constantes, et forcer la nature à répondre à ses questions, au lieu de se laisser conduire par elle comme à la laisse (…) ». Kant (1980), 63 : « (T)oute connaissance commence avec l’expérience ».

Mais il existe, en parallèle, des connaissancesa priori parmi lesquelles existent des connaissances pures « auxquelles rien d’empirique n’est mélangé »Ibid. 64.

884 Kant définit le phénomène comme étant « l’objet indéterminé d’une intuition empirique ». Kant (1980), 88. Or, la connaissance empirique est générale et renferme donc des exceptions alors que la connaissance pure est universelle et la seule à pouvoir établir une loi scientifique. Mais ce que dit également le philosophe est que ces vérités ne permettent pas, en tant qu’évidence, d’étendre le champ de connaissances nouvelles. Kant (1980), 63 et suiv.

885 Le noumène kantien renvoie à la notion platonicienne d’« idées » en tant qu’objet de l’intelligence pure. Armengaud Françoise, « NOUMÈNE », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 28 novembre 2014. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/noumene/. « (L)e noumène kantien, c'est-à-dire l'"intelligible", est de fait l'inconcevable. L'être humain se voit refuser, dans la philosophie kantienne, tout contact direct et intuitif avec l'Idée. Sensible et finie, sa faculté de connaître est limitée ».Ibid. Voir aussi Boulad Ayoub (1990), 42.

886 La raison humaine serait divisée entre les deux pôles du savoir scientifique et des croyances :

« (L)’opinion n’est en aucune façon permise, et tout ce qui ressemble seulement à une hypothèse est une marchandise prohibée, qui ne doit même pas être mise en vente à bas prix, mais doit être saisie aussitôt que découverte ». Kant (1980), 35.

887 Le dualisme impuissant de l’entendement et de l’empirisme prévaudrait donc et supplanterait le monisme de la connaissance sur lequel s’appuyait l’école platonicienne et leibnizienne dont « le désir délirant de savoir (…) ne saurait être satisfait autrement que par un art magique, auquel je n’entends rien ». Kant (1980), 34. Seul le domaine des expériences possibles, l’espace et le temps, permettrait d’étendre la connaissance humaine comme l’ont affirmé, avant Kant, Bacon, Locke ou Hume. Et le maître à penser en la matière se trouve être Newton qui refusait d’admettre le rôle moteur de l’hypothèse dans la science à travers sa formulehypotheses non fingo. Voir Kant (1980), 784, note 44.

888 Kant se démarque dans un premier temps d’un empiriste comme Locke à qui il reproche d’avoir failli en proposant que même les croyances soient issues du domaine sensible. Mais ce reproche ne vise pas l’empirisme mais seulement sa maladresse à réfuter le finalisme leibnizien, « vieux dogmatisme vermoulu », puisque ce dernier prétendait facilement démontrer que les croyances n’étaient pas du ressort des sens. Kant (1980), 32.

889 Kant fut à ses débuts influencé par la philosophie de Leibniz avant de s’en détacher avec obstination. En 1870, il restait encore partiellement attaché à la philosophie leibnizienne en admettant encore comme le résume F. Alquié que « l’intelligence demeure donc bien la faculté de se représenter ce qui ne tombe pas sous les sens et, par là, les choses telles qu’elles sont ».

Le sujet étant dépendant des objets qui l’environnent, les quelques propriétés de ces derniers tels qu’ils sont compris par le sujet régleront les normes qui s’appliquent à lui890. Le subjectivisme kantien rejoint ainsi l’objectivisme matérialiste891. Ce n’est pas dans une intention providentielle qui se réalise dans l’univers, de ses parties à son ensemble, que l’on peut déterminer les obligations que les hommes doivent suivre. Ce sont ces derniers qui doivent adapter leurs comportements aux objets qui les entourent892. Ce qui conduit à poser la problématique, notamment du droit, sous la forme d’un dualisme intransgressible. Le « ce qui est » est totalement impuissant à faire advenir le « ce qui doit être » de la morale et des aspirations humaines à la justice universelle. L’impératif catégorique893, produit de l’aspiration humaine illimitée, ne peut donc pas être réalisé dans la pratique894. La réalisation des droits de l’homme étant dépendante de la mise en œuvre de l’impératif catégorique, la philosophie kantienne ne peut pas être désignée comme celle qui a préfiguré les droits de l’homme moderne895.

Soulignés par l’auteur. Alquié (1980), 7. Mais il construira la sienne en réaction au « dogmatisme » leibnizien et wolfien qui sera l’objet principal de ses critiques et de sa philosophie propre. Ibid., 6.

Lire en particulier Kant (1980), 294-317. L. Couturat a brillamment décrit la profonde différence entre la pensée kantienne et le système leibnizien tout en faisant de Leibniz le précurseur de l’impératif catégorique: « peu s’en faut qu’il ne considère l’homme comme unefin en soi ». Couturat (1903), 93.

890 Les objets extérieurs en tant que phénomènes sont donnés et donc leur représentation pour l’homme « n’est pas produite par l’esprit lui-même, mais précisément par l’objet ». Freuler (1992), 189.

891 E. Moutsopoulos note que « derrière le subjectivisme kantien pointe un réalisme fondamental, décidément soutenu par une conception absolue de l’existence ». Cité dans Schüssler (2000), 13.

892 Kant (1980), 12.

893 L’impératif catégorique prévoit que « l'homme ne peut être utilisé par aucun homme (...) simplement comme un moyen, mais il faut toujours qu’il le soit en même temps comme fin (...) ».

Kant (1994b), 333.

894 J. Maritain avait percé à jour l’incohérence fondamentale de Kant : « Ce subjectivisme de la connaissance aurait dû conduire à un scepticisme complet en face de l’action. Mais sur le plan moral, il faut bien que Kant avoue la faillite de son déterminisme rigoureux, et l’insuffisance de son idéalisme subjectiviste. Pour n’avoir pas voulu reconnaître que l’intelligence est ordonnée à l’être, il en a fait un simple mécanisme qui se fabrique à soi-même son objet. Voici qu’il rencontre l’action de l’homme qui s’affirme libre, et par là-même enraciné dans le monde de l’absolu. Kant accepte ce fait sans le discuter comme il avait accepté le fait de la science newtonienne ; et il tranche l’opposition en affirmant d’une façon toute arbitraire le primat de la volonté sur l’intelligence. Ce sont les postulats de la Raison pratique qui nous poussent à agircomme si nous étions libres, comme si l’âme était immortelle,comme si Dieu existait. Mais quoi, et sans examiner ici la genèse illogique de ces affirmations, quel objet peut avoir la volonté ainsi monstrueusement isolée ? » Maritain (1987), 269.

895 Goyard-Fabre signale que « certains exégètes crurent aussi découvrir dans la doctrine du droit de Kant une moderne philosophie des "droits de l’homme" ». Goyard-Fabre (1996), 274. F. Rigaux fait partie de ces exégètes. Rigaux (2007), 330 et suiv.

2) La relégation du principe catégorique

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