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dans les espaces scolaires français Linguistic socialization of deaf children

II. Représentations sociales à l’épreuve des réalités des terrains

Le conflit autour des questions linguistiques et didactiques est très virulent – cf. chapitre 1 – alors même qu’on ne sait pas grand-chose sur les usages sociaux que les locuteurs font des langues une fois sortie des systèmes de scolarisation.

Ce questionnement était le point de départ de nos recherches sur un groupe de jeunes adultes sourds (Estève, 2006; 2007; Millet et al., 2008), largement étayé au préalable par nos premières recherches sur la place effective des langues dans

4 Note si place: répertoire verbal, répertoire linguistique, répertoire langagier utilisé de façon interchangeable, mais répertoire langagier conseil de l’europe = acception restreinte au linguistique.

Socialisation langagière de l’enfant sourd dans les espaces scolaires français...

-development support and education of children and youth with hearing impairment – comparative analysis on the example of five European countries aborniak-Sobczak, Katarzyna Ita Bieńkowska, Edyta Tomińska Wydawnictwo APS Warsaw 2017

les espaces scolaires (Millet, 1990, 1999; Mugnier, Millet, 2004; Mugnier, 2006).

La mise en regard des données, adultes et enfantines, nous permet de montrer que le caractère dichotomique des représentations sociales – cf. chapitre1 – est large-ment infondé. Les réalités socio-langagières, loin de s’exclure mutuellelarge-ment aux deux extrêmes fantasmées, se déploient, en effet, le long d’un continuum d’utili-sations diversifiées conjuguant les 2 langues et des 2 modalités.

II.1) Réalité de l’hétérogénéité langagière d’un groupe de jeunes adultes sourds

Une recherche qualitative effectuée sur un groupe de pairs de 10 jeunes adultes sourds nous a permis d’entrecroiser, d’une part, des données sur leur vécu lan-gagier, scolaire et social – recueilli par le biais d’entretiens semi-directifs – et, d’autre part, des données interactionnelles – recueillies par les jeunes adultes eux-mêmes dans différentes situations quotidiennes (famille, amis, etc..) 5.

Figure 1. Répertoires langagiers de jeunes adultes sourds

Non-verbal (onomatopées)

Quasi-linguistique

Verbal (LSF)

Non-verbal (gestes non-verbaux) Verbal (français vocal)

Bimodalité Monomodalité

Léa

Tim Eva MV

MG

(vocalisations)

Quasi-linguistique (a estes quasi-linguistiques) Verbal (labia Is at ions)

(Estève & Millet, 2008)

Ce corpus nous a permis de rendre compte des façons diversifiées dont ces locuteurs utilisent et conjuguent les deux langues et les deux modalités, pour répondre à la diversité des interactions auxquelles ils sont confrontés au quo-tidien: en présence de locuteurs sourds et/ou entendants, locuteurs ou non du français et de la LSF. Plus particulièrement, à travers le corpus fourni par les

5 Pour des analyses exhaustives sur les entretiens et les interactions: cf. Millet et al. 2008.

Isabelle Estève, Saskia Mugnier

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3 locuteurs qui ont contribué activement au volet ‘données interactionnelles’, nous avons pu identifier des répertoires langagiers qui bien que contrastés, restent fondamentalement inscrits dans des contours bimodaux et bilingues:

Ainsi, malgré la similarité apparente de leur parcours en scolarisation6, ces 3 jeunes adultes présentent des profils langagiers hétérogènes, se différenciant dans leur recours et leur adaptation des ressources amenées par la bimodalité:

– profil à dominance gestuelle: L’adaptation communicative de Tim est mar-quée par une prédominance de la LSF, et de la modalité gestuelle plus large-ment. Il adapte, en effet, son recours à la modalité gestuelle en fonction de la compétence de son interlocuteur: utilisation de la LSF de manière exclusive avec un interlocuteur entendant maîtrisant la LSF dans la situation d’entre-tien; de manière privilégiée dans les interactions avec sa famille entendante;

mobilisation adaptée de la modalité gestuelle sous forme de gestes non-ver-baux en interaction avec un ami entendant monolingue français.

– profil à convergence monolingue: Léa présente un éventail plus large de pratiques exploitant l’ensemble des ressources communicatives amenées par la bimodalité. Cette locutrice a tendance, en effet, à converger vers la langue de son interlocuteur: français avec sa Famille entendante, LSF avec ses amis sourds ou en présence d’un autre sourd et d’un entendant maîtrisant la LSF en entretien.

– profil mixte: Eva, quant à elle, mobilise principalement les ressources verbales de la bimodalité, ne s’adaptant pas réellement à la présence ou non d’une compétence en LSF chez ses interlocuteurs entendants. Elle recourt à des pratiques bilingues où les deux langues sont utilisées simul-tanément, de façon plus ou moins importante: insertions ponctuelles ou en continu de la langue qui ne sert pas de base à l’interaction. Elle uti-lise simultanément le français et des insertions ponctuelles ou continue de signes de la LSF avec les entendants; et la LSF et des insertions ponc-tuelles ou continues de labialisations/vocalisations avec ses amis sourds.

A partir des observations de l’ensemble du volet interactionnel, nous avons ainsi pu proposer une typologie des pratiques bilingues bimodales, qui puissent rendre compte du continuum observé chez ces jeunes adultes sourds: allant de

6 Ces 3 locuteurs sont, en effet, tous 3 sont nés dans une famille entendante; ont été, par ailleurs, en contact avec la LSF au cours de leur scolarité; et tous 3 ont connu des périodes d’intégration scolaire avec les entendants.

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pratiques monolingues monomodales, en français ou en LSF, à des pratiques monolingues non-verbales, vocale ou gestuelle; et en passant par toutes les combinaisons, bilingues et/ou bimodales, possibles entre ces deux poles.7

L’hétérogénéité des pratiques langagières effectives contraste donc, de manière frappante, avec les constructions idéologiques monolithiques – cf.

chapitre 1 – et nous donne à restituer la trajectoire de ces enfants sourds, deve-nus jeunes adultes, en lien avec non seulement leur projet éducatif “ oraliste “ ou “bilingue”, mais plus largement la réalité socio-langagière de leur parcours en scolarisation, et plus largement en socialisation. Quel que soit, en effet, le projet éducatif dans lequel ils ont, en effet, été propulsés dans leur enfance, ils se construisent vraisemblablement comme des locuteurs bilingues bimodaux, à des degrés divers, et cela n’est très certainement pas sans faire écho à l’uti-lisation effective faite des langues et des modalités dans les espaces classe.

II.2) L’utilisation des ressources dans les classes:

de l’idéologie au pragmatisme

Dans la réalité des terrains scolaires, en effet, nous avons pu montrer dans nos recherches successives (Millet, 1990; Mugnier, 2006; Estève, 2011), que, dans la classe, bien souvent, les enseignants et leurs élèves optent pour un prag-matisme communicationnel, comme le montre ce continuum synthétisant nos observations empiriques:

Bien loin d’être soit “vocal”, soit “gestuel” uniquement, en effet, apprenant et enseignant puisent dans toutes les ressources des répertoires langagiers des locuteurs en présence, pour co-construire une progression langagière, linguis-tique, culturelle et cognitive, qui, au bout du compte, s’ancre dans des interac-tions dont l’essence langagière est bilingue et bimodale à des degrés divers.

Fortes de ces observations, notre perspective compréhensive et descriptive de la socialisation langagière de l’enfant sourd s’inscrit donc dans la lignée de celle poursuivie par d’autres chercheurs à l’international, dont la voix est trop peu reléguée: “The point is not to propose some new model for deaf educa-tion but to urge careful descripeduca-tion of individual repertoires and sense-making

7 Pour une présentation argumentée des choix théoriques et descriptifs sous-jacents de la typologie des pratiques bilingues bimodales: cf. Estève (2011, p. 133).

Isabelle Estève, Saskia Mugnier

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efforts (Maxwell, in press), to be aware that whatever ideology about language people hold, communicators are busy with their relationships, to be aware (as Erring, 1988; Supalla, 1991, and others have pointed out) that people will draw on the linguistic resources at hand to relate to others and make sense of their world.”(Maxwell, Doyle, 1996, p. 134)

C’est dans cette optique que nous proposons maintenant de nous décentrer, dans un premier temps, de l’espace classe pour envisager les interactions socia-lisantes au sens large à travers lesquels les enfants sourds font l’expérience du langage dans l’espace scolaire, pour mieux pouvoir, dans un second temps, reve-nir dans l’espace classe, dans l’optique de donner du sens aux enseignement/

apprentissage fait dans cet espace, et plus spécifiquement concernant l’écrit.

III. L’espace scolaire: un lieu de socialisation langagière

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