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Des repères heuristiques sur les relations entre conception, action et situation

PARTIE 1 – PROBLEMATIQUE DE RECHERCHE

2.2. Des repères heuristiques sur les relations entre conception, action et situation

Nous avons aussi choisi de présenter ici des travaux de Schön (1983), qui nous offrent des repères pour penser les relations entre conception, action et situations, et nous offrent donc d’autres prises pour penser les relations entre ‘étude de pratiques innovantes d’agriculteurs’ (situées et en prise avec l’action) et la conception de nouveaux objets en agronomie.

Les travaux de Schön (1983) et Schön et Wiggins (1992), qui viennent aussi enrichir les travaux de Simon, ont été précurseurs d’autres approches développées ensuite (ex. Gero et Kannengiesser, 2008). Son approche des activités de conception se construit par l’observation de concepteurs dans leur situation, lors de processus en train de se faire. Il considère que les situations et le travail des concepteurs évoluent, en interaction, pour faire exister un nouvel objet. Il propose une théorisation de la conception comme une ‘reflective conversation with the situation’, dans laquelle il positionne la situation d’action et sa matérialité au cœur du processus de conception, et montre que c’est dans et par l’action qu’évolue le processus par lequel émerge un nouvel objet. Cette proposition part du constat qu’on ne peut pas imaginer toutes les dimensions d’un objet avant d’avoir agi, que c’est l’action qui permet de découvrir certaines dimensions et, ainsi, de gérer la complexité de l’objet en cours d’émergence.

Schön désigne ce processus au travers de l’expression « seeing-moving-seeing », pour se référer à l’activité par laquelle le concepteur entre ‘in transaction’ avec une situation de conception, qu’il répond à ses demandes, ses possibilités, ce qui en retour l’aide à concevoir. Plus précisément, il montre qu’au cours de ces « seeing-moving-seeing », ce sont les observations du concepteur qui lui permettent de produire des jugements qualitatifs sur les situations, en détectant des ‘désirables’ ou des ‘décalages’19. Il insiste sur l’importance de distinguer le jugement a priori, en amont de l’action et celui qui s’opère au cours de celle-ci et passe donc nécessairement par sa réalisation. Il montre que la conception est guidée par des intentions, et que le mouvement est la réalisation de certaines d’entre elles. Mais il montre aussi que par le « seeing-moving-seeing », on détecte des conséquences attendues et inattendues qui permettent de faire émerger ou préciser certaines intentions. Ainsi, pour lui, la conception va au-delà de la formalisation et de la réalisation d’une intention, et il insiste sur l’importance de certaines conséquences inattendues : on commence avec l’intention de faire quelque chose, et on réalise, au cours de l’action, qu’on a aussi fait autre chose (nouvelle conséquence non prédite). Schön considère que c’est

27 la capacité à reconnaitre de nouvelles configurations qui donne accès à un système d’appréciation (qui est propre à chaque concepteur, et/ou au groupe dans lequel il s’insère, liées aux normes, valeurs, croyances, …). Ainsi, l’intention du concepteur se développe en conversation avec la situation, selon un processus qui fait évoluer l’objet conçu : on juge dans le contexte, et on identifie des choses qu’on trouve désirables. Parfois ce jugement, positif ou négatif, est porté tacitement, sans être en mesure de mettre des mots dessus. Au cours du « seeing-moving-seeing », le concepteur ne fait pas que capitaliser des informations mais aussi construit leurs significations, identifie des modèles et leur donne des significations.

Schön (op.cit.) considère que le fait de faire un mouvement – agir, puis voir, porter un jugement – est une forme d’expérimentation20 ; il faut agir pour se rendre compte si cela a marché. La matérialité de la situation s’incarne aussi pour lui dans les objets matériels que manipule le concepteur, dont le choix peut être arbitraire ou non (selon les contraintes, disponibilités…). Le concepteur ‘joue’ avec ce matériel, qui a lui-même son propre comportement et lui répond, et contribue à la formation d’appréciations. Schön insiste ainsi sur l’importance de ce qu’il appelle les prototypes, qui sont, pour lui, des objets matériels qui portent la mémoire d’expériences passées. Face à une tâche de conception particulière, le concepteur a accès à des répertoires de prototypes, qu’il choisit en relation avec les spécificités de sa situation, et des opportunités et contraintes qu’il découvre en faisant. Pour lui, ces prototypes sont porteurs de règles, dont l’interprétation repose sur les lectures contrastées que pourront en faire différents concepteurs. Dans les travaux de Schön, les connaissances en conception sont des ‘connaissances dans l’action’, qui sont révélées dans et par la conception, ce qui implique qu’elles soient pour beaucoup tacites : les concepteurs en savent plus que ce qu’ils peuvent dire, et ils ne peuvent y avoir accès qu’en faisant (ce qui implique qu’on ne peut pas tout rendre explicite).

Nous retiendrons les propositions de Schön dans ce travail comme repères pour penser le rapport aux situations et à l’action en cours de conception, et pour discuter du rôle de l’étude de pratiques innovantes dans les activités de conception en agronomie.

28 Conclusion de la section 2.

En explorant cette littérature, nous avons posé que l’étude des relations entre conception et étude de pratiques innovantes, dans notre recherche, prendra comme porte d’entrée l’analyse des raisonnements des acteurs impliqués dans ces processus et de leur instrumentation.

En effet, nous considérons que les raisonnements et leur instrumentation peuvent à la fois être des marqueurs de l’expression des relations entre agronomes et agriculteurs (ex. des méthodes qui suggèrent des formes de collaboration particulières), et des espaces dans lesquels peuvent s’exprimer et être inventées des relations entre étude de pratiques innovantes et conception en agronomie.

Aussi, les travaux que nous avons présentés dans la section 2 nous offrent des repères heuristiques pour appréhender des processus qui façonnent les activités de conception (l’émergence de l’identité d’un nouvel objet, le rôle de l’agir en situation pour stimuler l’exploration, l’importance de la dynamique de production de connaissances au sein du processus…) ce qui nous aidera à les repérer, les analyser voir à les stimuler.

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Encadré 1. Repères sur les principaux acteurs de la recherche et du développement agricole en France.

Extraits de : L'avenir du système de recherche et développement agricole français à l'horizon 2025 : étude prospective (Ministère de l'agriculture, de l'agroalimentaire et de la forêt, 2017).

« Le système de R&D agricole français est constitué par plusieurs catégories d’acteurs, on trouve :

- Les acteurs de la recherche publique finalisée - qui participent à la production, au partage et à la diffusion de connaissances scientifiques, au transfert de technologies et offrent un appui aux politiques publiques. Les acteurs de la recherche finalisée participent également à l’enseignement et à la formation d’ingénieurs et de chercheurs (l’INRA, l’Irstea, des chercheurs des établissements de l’enseignement supérieur agronomique, le CIRAD, l’IRD, le CNRS, l’INSERM…),

- les acteurs privés - toutes les organisations non publiques et non soutenues par des financements publics qui proposent des services de conseil aux agriculteurs (les coopératives agricoles, les négoces agricoles, les entreprises de l’agrofourniture, de l’agroalimentaire, les cabinets de conseil indépendants et les associations de producteurs…), - Les instituts techniques agricoles - sont des structures de recherche de droit privé (associations de loi 1901 ou Centres Techniques Industriels) reconnues par l’état au travers de leur qualification et par la signature entre l'ACTA, tête de réseau des ITA, et le Ministère chargé de l'agriculture d'un contrat d'objectifs pluriannuel visant à répondre aux priorités du monde agricole et rural. (…) 15 instituts techniques sont qualifiés, spécialisés par filières de productions (céréales, bovins, porcs, aviculture, fruits et légumes, horticulture ornementale, vigne et vin…). Leurs missions, portant sur des thématiques variées se rapportent à : Assurer l’interface entre la recherche et le développement ; Conduire des projets de recherche appliquée et finalisée ; Expertiser pour éclairer les décisions professionnelles et publiques ; Transférer et diffuser les résultats de la recherche; Concourir à la définition objective de la qualité des produits dans le cadre de procédures de normalisation, de certification, et de qualification ; Réaliser des missions ponctuelles à la demande des interprofessions ou des contrats privés de type prestations de service.

- Le développement et conseil agricole – qui comprend trois types d’organisations :

(i) Les chambres d’agriculture – sont des établissements publics, sous tutelle du Ministère de l’agriculture et des organismes consulaires de développement, dirigés par des élus professionnels représentant les différentes catégories d’acteurs de l’agriculture. Elles constituent en 2015 un réseau de 88 Chambres départementales, 21 Chambres régionales ou de région, une tête de réseau. (…) Les objets des Chambres d’agriculture sont : d’accompagner le développement des agricultures dans tous les territoires par l’animation de groupes d’agriculteurs, la réalisation de formations et d’actions de conseil, de représenter les intérêts du secteur agricole auprès des pouvoirs publics, de mener à bien, par délégation de l’Etat, des missions de service public auprès des agriculteurs et des territoires. Leurs champs d’intervention sont variés : appui à l’installation et aux entreprises agricoles ; conseil technique ; animation territoriale ; acquisition de références notamment par une implication forte dans l’expérimentation et dans des projets de R&D…

(ii) Les ONVAR (Organismes Nationaux de Vocation Agricole et Rural) regroupent des associations nationales, têtes de réseaux d’associations ayant une action locale, via des associations départementales, des groupes locaux ou « groupes de base » (AFIP, FNCIVAM, Inter AFOCG, le MRJC…). Ces associations travaillent sur l’agriculture, mais plus largement sur des initiatives de développement rural.

(iii) Les cabinets de conseil privés - offrent des prestations aux agriculteurs dans divers domaines : en conseil technique, en gestion comptable et certains ont développé leur activité autour de l’accompagnement stratégique et la gestion des ressources humaines (…) il s’agit souvent de structures PME. »

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Explorer les relations entre étude de pratiques innovantes et

conception en agronomie : itinéraire et questions de recherche

Les deux premières sections ont permis de (1.) clarifier ce que sont des activités de conception en agronomie et les formes que prend l’étude de pratiques d’agriculteurs, et (2.) d’identifier des repères heuristiques pour appréhender les relations entre ces deux activités. Dans cette section nous présenterons le design de cette recherche, et les déclinaisons opérées de notre objet de recherche.

Nous proposons dans un premier temps de faire un point sur le cadrage général du sujet de thèse (§3.1). Puis nous présenterons le cheminement de la recherche, donnant lieu à une articulation de questions et de méthodes mises en œuvre au cours de cette thèse (§3.2).

3.1. Eléments de cadrage de la recherche : une entrée par les raisonnements