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Des repères heuristiques sur les raisonnements de conception : éléments de la théorie CK

PARTIE 1 – PROBLEMATIQUE DE RECHERCHE

2.1. Des repères heuristiques sur les raisonnements de conception : éléments de la théorie CK

Nous avons choisi de nous référer à la théorie CK, développée par Hatchuel et Weil (2002, 2003, 2009), pour plusieurs raisons : (i) à la différence d’autres propositions théoriques, la théorie CK s’ancre sur de nombreux travaux empiriques (Le Masson et al., 2006 ; Agogué et Kazaçi, 2013) ; (ii) cette théorie embrasse de nombreux points de convergence avec des propositions théoriques antérieures ou contemporaines prenant le même angle de vue (Agogué et Kazaçi, 2013), (iii) elle présente l’intérêt de proposer une représentation visuelle permettant de rendre compte de la dynamique du processus de conception, voire de la gérer, (iv) les auteurs proposent un langage dédié, et unifié autour de cette théorie, sur lequel nous prendrons appui, et enfin, (v) pour notre travail, cette théorie rend explicitement compte des jeux entre processus épistémiques et émergence progressive d’un nouvel objet.

Les fondements de la théorie CK s’ancrent à la fois sur les propositions théoriques développées depuis les années 1970, sur l’étude des activités de conception de figures emblématiques de concepteurs (artistes, architectes, ingénieurs), et sur des travaux empiriques, avant tout dans le domaine de l’industrie. Hatchuel et Weil (2002, 2003, 2009) proposent une théorie du raisonnement de conception et

24 introduisent un nouveau langage, visant notamment à clairement différencier les raisonnements de conception des raisonnements de décision. En effet, ils montrent qu’une activité de décision s’opère dans un ensemble fini de propositions, alors que la conception vise l’émergence d’un objet qui n’existait pas au préalable. Aussi, c’est pour rendre compte du fait que la conception s’opère dans un ensemble « indéfiniment expansible » que ces auteurs introduisent la notion d’expansion, qui, comme ils l’expliquent, est indissociable de la notion de« K-relativité », c’est-à-dire que l’expansion (ce qui sera nouveau) est subordonnée au regard et aux connaissances du concepteur (l’expansion n’est donc pas un statut universel ou objectif). Ces auteurs se réfèrent aux objets conçus, à concevoir ou en cours d’émergence en introduisant la notion ‘d’identité des objets’ qui, selon eux, évolue au cours du processus de conception : l’objet acquiert ce qu’ils appellent de nouvelles ‘propriétés’, qui se référent à des régimes formels (ex. les structures physiques de l’objet, le langage mobilisé pour le nommer) et des régimes de valeurs (ex. la plurifonctionnalité de l’objet, l’environnement dans lequel il prend vie), autant de dimensions qui permettent de tracer ou de penser sa conception (Hatchuel, 2005). Dit autrement, l’identité des objets se réfère à ce que sont ces objets, leur composition, leur forme, leurs fonctions, les actions qu’ils permettent de réaliser....

Pour rendre compte de la dynamique par laquelle émergent ces nouveaux objets, Hatchuel et Weil (op.cit.) introduisent les notions de partitions restrictives et de partitions expansives. Les premières sont présentes également dans les raisonnements de décision. Elles visent à restreindre l’espace des possibles, c’est-à-dire à faire des choix, sans pour autant modifier la définition ou les propriétés de base de l’objet en cours d’émergence (c’est-à-dire qu’on ajoute une propriété à l’objet qui est dans le champ de ce qu’on connait déjà). Les partitions expansives, en revanche, sont propres aux activités de conception, puisqu’elles modifient la définition de l’objet à concevoir (ex. un bateau qui vole). Aussi, comme ils le montrent, ce processus est indissociable d’un processus de production de connaissances, puisqu’appréhender les partitions expansives implique de faire intervenir les connaissances que nous détenons sur les objets et d’en produire de nouvelles. Ainsi, le mécanisme de partition expansive

constitue le moteur élémentaire de la conception. Ces auteurs identifient deux conditions à ces partitions expansives : (i) le fait que l’ensemble des propositions dont on dispose ne soit pas ‘complet’, cet ensemble est donc expansible, et ces expansions s’opèrent dans ce qu’ils appellent l’espace des concepts, et (ii) la partition s’opère à partir de connaissances extérieures à ce premier ensemble, ce qu’ils appellent l’espace des connaissances (espace qui se réfère avant tout aux connaissances explicites, mais embarque aussi, pour les auteurs, les connaissances tacites ou sensibles, l’action, ainsi que les connaissances relatives à l’évaluation des objets conçus…).

Une connaissance est, pour eux, une proposition ayant un statut logique (quelle que soit la logique), alors que les concepts sont des propositions sans statut logique (une proposition qui peut être vraie, fausse, incertaine, indécidable). Un concept évoque donc une proposition ‘inconnue’ relativement à la connaissance disponible. La notion de ‘concept’ renvoie ici à l’usage du terme fait par des architectes,

25 designers ou ingénieurs, qui parlent d’un concept pour désigner une proposition novatrice à partir de laquelle on initie un travail de conception. Aussi, formuler un concept implique d’être face à une incapacité de choisir parmi les solutions connues, c’est-à-dire que ce qu’on connait de l’existant ne nous satisfait pas, et induit une volonté de créer du nouveau.

Figure 5. Modélisation d’un raisonnement de conception - théorie CK (d’après Hatchuel et Weil, 2003)

L’introduction des deux espaces (concepts et connaissances – voir Figure 5) permet de spécifier des

opérateurs génériques de raisonnement qui mettent en mouvement le processus de conception, débouchant sur la définition progressive de ce que sera un nouvel objet.

Deux premiers opérateurs génériques se réfèrent à l’initiation du processus et à ce que le concepteur pense être la fin du raisonnement de conception. Le premier est un opérateur de disjonction : qui implique la formulation d’un problème, mais un problème qui s’apparente à un concept, c’est-à-dire qui soit ‘inconnu’ et ‘désirable’. Le second est un opérateur dit de conjonction qui, au sens de la théorie CK, est le moment où nous savons ce qu’est l’objet conçu, qui devient une proposition ‘logique’ et qui peut être nommé.

Les autres opérateurs visent à rendre compte de la dynamique du processus, autrement dit des différentes opérations, les actions qui rendent possible l’émergence progressive de l’identité du nouvel objet. Certaines sont des ‘partitions’, c’est-à-dire qu’elles permettent de progressivement stimuler les expansions des concepts, en leur ajoutant des attributs. D’autres opérations sont nommées « K-validation » et « expansion de K ». La K validation suppose la définition d’une épreuve (ex. une expérimentation), par laquelle une proposition (un concept) peut progressivement ‘prendre sens’ et être affinée ; et, en relation, l’expansion des K se rapporte à l’acquisition de connaissances nouvelles, voire à leur (ré-)organisation dans l’optique de stimuler l’exploration des concepts, d’affiner des propositions, d’identifier des alternatives… Signalons enfin l’opération de départition, qui consiste à revisiter le concept initial en remontant en arrière : c’est une expansion inversée.

26 Au long de cette recherche, nous nous appuierons sur les repères et le langage que nous fournit la théorie CK pour repérer, rendre explicite voire stimuler des activités de conception en agronomie, et leurs relations à des études de pratiques innovantes d’agriculteurs (ex. stimulent-t-elles les expansions ? La formulation d’un inconnu désirable ?...).

2.2. Des repères heuristiques sur les relations entre conception, action et